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Chapitre 1

« Le mirage de l’existence devient visible dans l’oubli.»

 

Le long des berges de La Blanche, le décor était d’une indéniable beauté. En périphérie de Central City, loin des hurlements des foules et des tours épineuses de LightMetal, le fleuve jouissait d’une ambiance harmonieuse. À l’Est, les Monts Black défiguraient les cieux de sa pierre charbonneuse. Des sapins bleus aux racines dures comme de l’acier s’enfonçaient sous cette croûte volcanique à la recherche des terres arables. Dans un lointain passé, des geysers de laves et d’autres menues catastrophes naturelles avaient ravagé la région. Ce n’était que bien plus tard qu’étaient nés les premiers mammifères et bipèdes, mais le massif, malgré une longue érosion, culminait encore à des hauteurs impressionnantes.

Plus au sud, la pureté du marbre tranchait avec cette forêt de montagnes mortes ; la larme du Mont Glam reposait là depuis des millénaires. Des milliers de cerisiers et d’arbres fruitiers croissaient dans sa terre riche et friable, ce qui en faisait un lieu très réputé, un monument naturel national, dont Létal était si fier, qu’aucune compagnie minière n’avait été autorisée à y planter de foreuses.

Pontdarcolen était à la croisée des chemins ; c’était la raison pour laquelle Alinor l’avait choisi. La raison pour laquelle il était encore en vie. Sous son bras, son sac était lourd de provisions ; le jeune homme était de bonne humeur. Il avait déniché assez de bouteilles à moitié vides et de restes de sandwichs comestibles pour tenir jusqu’à demain soir. Ce restaurant, nommé le Colisée, accueillait tellement de clientèle, que ses poubelles étaient toujours bien garnies. Parfois, un gardien les protégeait d’éventuels mendiants, mais Alinor, avec la fougue de la jeunesse, utilisait nombre de stratagèmes efficaces pour l’éloigner de son poste toutes les demi-heures environ. Jet de canettes, détournement de clochards furieux, lancement de chats de gouttière, tout y passait. Et à chaque fois, il chapardait un petit quelque chose. Même en vérifiant, personne n’aurait relevé ces vols. La vélocité d’Alinor lui permettait de réaliser ces exploits, sauf lorsqu’il était épuisé, ce qui arrivait de plus en plus fréquemment.

Son estomac affamé réclamait sa pitance. Or il avait encore une course à faire dans le quartier. En grimpant de vieilles marches usées et ébréchées par des racines, il regagna les quais bondés de passants patibulaires. Le District Neutre de GlânCity, le seul ouvert à tous, accueillait toutes les semaines un marché florissant. De délicieuses odeurs s’échappaient des stands et des boutiques ouvertes au pied des immeubles vétustes. Alinor se faufila au milieu de toutes ces personnes bien habillées lorsque quelqu’un l’interpella. Il se figea.

— Alinor !

De la surprise perçait dans cette voix qu’il reconnaissait à peine. Son ami Salidar lui faisait signe à côté d’une vendeuse de glace ridée, qui le couvait d’un œil noir. Il prenait visiblement son temps pour lui verser la somme demandée pour son cornet à la fraise. De la salive reflua sur les lèvres d’Alinor, qui essuya rapidement ce débordement et réajusta sa cravate.

« Depuis combien de temps n’ai-je pas mangé de glaces ? » songea-t-il en s’efforçant de sourire.

Salidar le rejoignit, en rangeant ses pièces dans son porte-monnaie. Elles étaient dorées et trouées en leur centre ; la monnaie de Létal était fondue dans trois types de métaux, le jade, le bronze et l’or. Au bruit que faisait sa bourse, il disposait d’une petite fortune. Alinor l’enviait déjà.

De nature très différente de la sienne, bien bâti et beau, Salidar avait des traits fins de mannequin, d’immenses yeux noirs et doux. Il portait en permanence une montre en bronze au poignet gauche, s’habillait comme tout le monde et savait très bien s’entourer. C’était le genre de personnes qui s’adaptait à ses interlocuteurs, foulait le paysage sans se faire remarquer et avait un don pour s’attirer la sympathie d’autrui.

— Je n’étais pas sûr que ce soit toi, Alinor ! La faute à ces vieux vêtements que tu portes, au lycée, tu étais toujours bien vêtu ! s’exclama-t-il, joyeusement.

— La belle époque, Salidar ! Je suis content de te revoir, dit-il sans hypocrisie.

— Moi aussi. Que deviens-tu ?

— Oh, je me promène, déclara-t-il, peu porté sur les aveux.

— Je voulais dire, où en es-tu de tes études ?

— En science, spécialité physique quantique, je suis en deuxième année et contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y a plein de filles dans cette filière ! En plus, j’ai de bons résultats, mentit-il effrontément.

Son sourire triste passa inaperçu. Et à voir la tête de Salidar, il le croyait sur parole. Alinor en ressentit un pincement au cœur ; tout en s’inquiétant de la naïveté de l’autre.

— C’est amusant, tu n’as toujours pas abandonné tes bonnes vieilles chimères ! Je suis à la fac de Gliffe, dans une filière hôtelière ; c’est tranquille et les professeurs sont très compétents. Et toi t’es dans quelle fac ?

— Pontdarcolen, marmonna par réflexe Alinor, déconfit.

— Tu as toujours ce même humour mordant ! C’est le nom de ce pont !

Alinor ne démentit pas. Il changea son sac de bras en s’apercevant d’une certaine répugnance chez Salidar.

— Tu ne sens pas, ça pue.

— Nous sommes proches de la Blanche, tu sais comme le poisson pue.

— Oh, j’aurais plutôt dit que c’était l’odeur de vieux sandwichs avariés. Que fais-tu dans le coin ?

— Je rentre chez moi.

Il n’avait pas répondu sans ironie. Encore une fois, Salidar ne détecta pas la gravité sous-jacente à ses paroles.

— Habites-tu toujours dans le secteur sud, vers la vieille ville ?

— J’ai un appartement en ville.

Un élan de surprise et d’admiration fit resplendir son interlocuteur. Il gobait décidément tout. Alinor ne le jugeait pas, il était comme ça aussi, avant.

— Étudier et travailler en même temps, tu dois être bien organisé. T’en as de la chance ! Moi, je suis toujours coincé chez mes parents ; ce sont de véritables démons. Ils pompent toutes les économies que je rassemble en accomplissant des petits boulots ingrats.

— Tant qu’ils ne te jettent pas dehors, en te traitant de raté et en te disant qu’il faut apprendre la vie, tant mieux. Je connais des personnes qui sont dans ce cas, ajouta précipitamment Alinor.

Ignorant son changement de ton, Salidar aborda le sujet qui donnait encore des cauchemars à Alinor.

— Tu te souviens de celle qu’on appelait la démone éclatante ? Je sais qu’elle t’en a fait baver au lycée, je suis désolé… On n’a pas été très sympas, tous… mais elle était terrifiante !

Cette justification faiblarde prit Alinor aux tripes. Ils avaient tous fui, à ce moment-là, le laissant seul et désemparé.

— Ce n’est pas grave, je m’en suis parfaitement remis.

Il avait tellement l’air sincère qu’Alinor avait des scrupules à l’enterrer six pieds sous terre sous le poids de la culpabilité.

— Tu es vraiment fort, Alinor, à ta place, je me serais suicidé ou retrouvé à la rue ! Eh bien, ça te fera peut-être plaisir d’apprendre qu’elle a été battue par Susana, une cadette, lors du championnat des Arts Martiaux Libre de Letal.

— Vraiment, je n’étais pas au courant. Tu comprends, j’ai fait en sorte d’oublier jusqu’à son nom…

Au moins, ça, c’était vrai. Salidar s’approcha, non loin d’un marchand d’armes blanches, et chuchota sur un ton de conspirateur :

— Il y a des rumeurs qui circulent. Certains disent qu’elle rode la nuit, et attaque les gens pour se venger de sa défaite humiliante… Cette garce a enfin eu ce qu’elle méritait ! Euh, tu vas bien, Alinôr ?

Une brusque lividité avait glissé sur son visage comme un linceul.

— Oui, oui, je suis juste un peu fatigué.

Salidar lui donna une bourrade amicale.

— Voilà, tout ça, c’est du passé, la démone est tombée de son piédestal. Nous pouvons vivre en paix !

Son humour ne fit pas sourire Alinor.

— Bon, je vais par là, fit Salidar en lui indiquant l’avenue marchande Glasane, quelqu’un m’attend ! À bientôt !

— De même.

Le jeune inventeur décida judicieusement de regagner son abri. Il ne tenait pas à croiser par inadvertance la démone.

« Elle ne peut pas être dans le coin, c’est impossible. » pensa-t-il, en défiant ses intuitions.

* * *

Le poing ganté de piques métalliques fusait vers son visage de fée. Elle ressentit une joie indicible, en le déviant. Depuis combien de temps attendait-elle ce moment cru où pleine de feu et de passion, elle dévoilerait enfin sa véritable force ?

D’une torsion de bassin, Mélina envoya son pied dans la mâchoire carrée de son adversaire. Elle sentit sa joue pâteuse s’écraser, ses dents d’amande craquer et ses os s’émietter sous sa peau crémeuse. Se battre, c’était comme préparer un gâteau, il fallait le faire avec amour et dévotion. Elle pétrit le torse d’un formidable coup de paume et fouetta le corps d’une série d’uppercuts. L’homme, d’une carrure de grizzlis, vacilla sous les trois impacts successifs, puis comme heurté par une masse d’air, traversa la porte de la maison close. Une explosion d’échardes et de gonds plus tard, et l’on entendait plus un bruit dans la rue, sinon les grognements des blessés.

Mélina Purlam chassa quelques saletés de son justaucorps flexible et démodé, d’un rose tirant sur le crépuscule. Elle vérifia aussi la bonne tenue de sa veste en laine qu’elle maintenait ouverte en permanence. Elle s’époussetait ainsi tous les jours, veillant sur sa silhouette musclée et d’une féminité indéniable. Elle avait enfilé une jupe serrée par-dessus ses jambes qui auraient fait pâlir d’envie n’importe quelle danseuse en ballerines ; ce vêtement alliait élégance et élasticité.

Face à l’expression muette d’admiration d’une jeune femme, elle rechaussa prestement ses escarpins qu’elle avait déchaussés avant son assaut éclair. Rien ne valait le contact direct avec la terre lors d’une bataille. Ses cheveux d’un blond mièvre, mi-longs, étaient enroulés dans une série de rubans. Une mèche s’était défaite par inadvertance, elle la glissa à nouveau au milieu des autres, d’un geste précis. Ses prunelles bleu-azur resplendissaient d’un éclat angélique, et tout comme des carillons qui résonnaient aux portes du paradis, sa voix mélodieuse faisait frémir le vent et les personnes à qui elle s’adressait. D’une taille vaguement en dessous de la moyenne de celle des hommes, elle n’en dégageait pas moins un charisme qui la nimbait en permanence, au point qu’elle paraissait plus imposante que les hommes sonnés qui se remettaient de leur bastonnade.

L’un d’eux remuait plus que ses camarades ; il avait lâchement tenté de la ceinturer par-derrière et eu le bras fracassé. Elle ignorait son nom, mais peut-être détiendrait-il l’information qu’elle désirait.

— Tu croyais que j’étais une fille facile et sans défense! s’exclama-t-elle à son adresse, en le bloquant au sol. Tu as commis une erreur. Je hais les mâles lubriques et débiles dans votre genre, incapables de mener une vie honnête et de juguler leurs pulsions.

Elle lui écrasait la figure, si bien qu’il était bien en peine de répliquer. Et étant donné qu’il tenait à sa survie, il valait mieux. Quelque chose craqua sous les semelles de Mélina.

— Mince, maugréa-t-elle sur un ton mignon, je crois qu’il ne pourra plus parler celui-là.

Entre temps, les autres s’étaient enfuis. Il ne restait plus que le gros bras assommé et étendu dans l’encadrement de la porte et la jeune femme, sous le lampadaire qui n’avait pas bougé depuis tout à l’heure. Elle portait des vêtements très sombres et moulants, en se penchant, on admirait sans mal la ficelle de son string et d’autres parties de son anatomie. Cette jeune femme brune était d’une pâleur fantomatique et frêle comme ces jeunes arbustes violentés par les éléments, quoiqu’en étant d’une taille loin d’être modeste. Elle dépassait Mélina d’une tête, sans quoi cette dernière ne l’aurait même pas remarqué dans le paysage. La jeune artiste martiale glissa dans sa direction d’une démarche féline.

— Bonjour, dit-elle avec un mince sourire, puis-je savoir où est ton proxénète ?

— Je ne sais pas… Je m’appelle Lily, souffla-t-elle d’un air hébété.

Au même moment, un homme quitta le bâtiment sordide, sur les murs duquel pendaient des posters défraîchis et suggestifs. À GlânCity, tromper le client sur la marchandise était une faute punie sévèrement. Le nouveau venu s’employait à respecter les lois en vigueur sur la publicité. Il avait un air patibulaire, une expression d’hypocrite, portait un assortiment de vêtements chics d’une taille supérieure à la sienne.

Un cigare dépassait de la poche de son costard à rayures. Tout chez lui évoquait le porc mielleux à l’humour gras, qui se prenait pour un type compatissant, tout en étant une ordure. Le proxénète secouait son homme de main du bout de ses chaussures en cuir – du buffle, quelque chose que ne s’achetait pas n’importe qui. Les buffles, comme bons nombres d’espèces à forte valeur marchande, étaient en voie de disparition sur Cîn.

— Qu’est-il arrivé ici ? Lily ? l’interrogea-t-il d’une voix profonde de mâle dominant.

Il n’avait pas encore prêté attention à Mélina, qui s’étirait, comme elle le faisait toujours avant de boxer quelqu’un. Ce détail, ce diable de Glasgo l’ignorait.

— Alors ?

Ses yeux brillaient comme ceux des hiboux ; il saisit le menton de Lily et la força à le regarder en face. Le raclement de gorge de Mélina lui fit perdre de son influence ; Lily se dégagea, en trébuchant sur ses talons hauts.

— Elle ne sait rien. Ces hommes se sont mal conduits et je les ai punis, indiqua Mélina avec un sourire dangereux – qui rehaussait sa beauté. Je veux rencontrer le Boss ; j’ai déjà massacré beaucoup de ses subordonnés. Je le ferais jusqu’à ce qu’il se présente devant moi. Fais passer le message.

Glasgo la détailla d’une façon impudique, évaluant la marchandise de façon froide et méthodique. Il rétorqua, sarcastique :

— Le Boss ne se déplace pas pour de petites femelles en chaleur.

L’irrespect était un très vilain défaut, un défaut que ne supportait pas Mélina. Son sourire d’ange s’élargit ; elle n’était pas prise au sérieux, peut-être était-ce dû à son métabolisme séduisant.

— Tu peux répéter, je n’ai pas bien saisi tes propos.

— Le grand Sinsam ne se déplacera pas pour une jeune chienne, aussi forte et belle soit-elle ! En plus, ce n’est pas mon Boss, c’est celui de la cité tout entière. Tu ne sais pas à quoi…

L’autre éclata de rire et eut droit à sa juste rétribution. Les quelques pigeons malchanceux qui assistèrent à la scène roucoulèrent d’horreur sur le toit à l’architecture dépassée ; en même temps, les maisons du coin, un peu éloignées du centre-ville, s’élevaient sur quatre à cinq étages, mais leur extérieur était plus crasseux que le fin fond des égouts. Quelques nids et une gouttière dégringolèrent suite à l’impact de la tête de Glasgo contre le mur.

Il s’écroula sur un gémissement de surprise et de douleur. Des crottes de pigeons le suivirent dans sa chute. Mélina détendit ses articulations, en admirant la gravure ; le faciès de Glasgo était plus séduisant ainsi, artistiquement figé dans la pierre. L’homme moyen poussait des geignements de vieille chèvre en se tenant le crâne.

— Les lois sont en ma faveur... Agression, violence, je vais porter plainte...

— Des lois qui protègent les individus de ton espèce ne méritent pas d’être suivies.

Mélina l’envoya valser dans sa demeure aux senteurs musquées. C’en fut trop pour Lily ; elle prit la fuite, en criant. Mélina ne parvint pas à l’intercepter, gênée en cela par le corps étendu d’un des soudards.

— Attends-moi !

Sa voix rebondit en échos claironnants, mais n’eut aucun effet bénéfique sur la jeune prostituée.

« Tant pis, songea-t-elle, mais je ne pensais pas que le milieu des escrocs serait aussi macho. J’aurais dû me douter qu’ils me traiteraient comme du bétail potentiel. Je ne parviendrai pas à atteindre mon but comme ça. Tiens, ne serait-ce pas… »

À un embranchement plus bas, quelqu’un avait quitté une ruelle transversale, un sac en plastique à la main, une cravate moisie dans la figure. Des bourrasques fendaient Glâncity avec la même frénésie meurtrière que des couteaux dans un cadavre.

Le jeune homme hagard en faisait encore les frais. Tout échevelé par sa course-poursuite avec un chien galeux, il soupira, puis aperçut du coin Mélina. Il en lâcha son sac en plastique, celui qui contenait ce qui restait de ses maigres denrées dévorées en partie par ledit animal.

La fraîcheur de l’instant, ce gel qui précède l’aube la nuit, fit claquer des dents à Alinor. Pourtant, le soleil de Cîn, Eos, flamboyait vers l’Ouest. Des gouttes d’eau s’évaporaient dans le silence accablant. Fendue, la gouttière déversait des larmes suspectes sur les visages maltraités.

La rue des Larmes Maudites était typique dans GlânCity, rectiligne, bosselée suivant les aléas du terrain et non point composée de pavés, comme certaines villes du sud, mais d’un matériau unique à la fois flexible, transparent et solide, le Flexholos. En dessous poussaient herbes et fleurs, et en se penchant, il était facile d’en deviner les labyrinthes inextricables de racines et de verdures. Dans le centre-ville, où les halos d’Eos étaient faibles, cette prolifération verte était remplacée par une croûte grise de terres mortes.

Mélina était plus élégante et raffinée que ces asticots d’herbes drues. Alinor était paralysé. Un traumatisme enfoui avait resurgi à la surface de son jardin intérieur, au milieu des vieilles fleurs sèches et des vestiges de son passé adoré. Elle marchait dans sa direction, les mains dans le dos, avec cette allure allègre qu’adoptent seuls les enfants faussement innocents en présence de leurs jouets favoris.

— Je le savais, tu es Alinor Vilam ! s’extasia-t-elle.

Les ignorants de ce monde auraient vu là un candide accueil débordant de chaleur humaine. D’autres, comme Alinor qui connaissait bien la jeune femme, savaient que ce sourire était un présage infernal.

Le jeune homme évalua la distance qui les séparait, tout en ramassant son sac. Comme avec n’importe quel prédateur, il ne fallait pas faire de gestes brusques. Très observateur, il décela le bref relâchement de ses adducteurs, cette façon qu’elle avait de se détendre avant n’importe quel combat. Ce fut le signal. Alinor fila.

Un peu plus loin, un hurluberlu qui hurlait après une femme penchée sur son balcon fut le premier à subir des dommages collatéraux. Alinor l’évita d’un pas de côté, Mélina lui colla son genou sous les côtes. Le pauvre homme s’affaissa contre sa voiture, d’un rouge criard, cette dernière était très fine, de forme arrondie et sortait d’une riche usine de Fallen. Il eut au moins le mérite de ralentir la jeune artiste martiale.

Alinor s’engouffra à gauche, entre une épicerie nommée le Porcinet, et un simple édifice à balustrades. Il connaissait très bien cette partie de la ville, l’avenue Flag en particulier au sud et peu fréquentée. Malheureusement, il ne parvenait pas à semer Mélina, qui avec une détermination diabolique, le suivait avec aisance.

Un cycliste déboula d’une ruelle adjacente, freina ; Alinor dévia de sa route et se servit du mur comme tremplin pour reprendre sa trajectoire. Dans son dos, la jeune femme fit une roue au-dessus du vélo et de son propriétaire qui fut souffleté par de chatouilleux cheveux. Elle retomba avec une finesse féline et s’engouffra sur ses talons, prenant plaisir à la chasse.

Piochant dans ses maigres réserves, le jeune homme accéléra ; le fleuve chatoyait au bout de l’avenue, une invitation exquise à passer dans la lumière. Il n’entendait plus les pas de sa poursuivante. Alinor franchit le passage accidenté qui s’engageait sous la route et remonta de l’autre côté, en se servant de la barrière de l’obscurité, il bifurqua à gauche, slaloma au milieu des Malveilles, aux feuilles rose pâle.

Plus loin, les ailes déchirées des arcs du Pontdarcolen étaient en vue. Il décida de traverser le pont. En contrebas de sa position, une silhouette fauchait le vent d’une foulée gracieuse. Ils se manquèrent de quelques secondes.

De l’autre côté de la Blanche, s’étendait la banlieue calme, un lieu résidentiel, privé, où patrouillaient oiseaux et chats. De nombreux parcs ombragés fournissaient abris et réconforts à ces habitants plutôt fortunés. La seule ombre perceptible était celle, grandissante, des Monts Black qui dominaient l’Ouest. Mobilisant quelques pincées d’énergie, Alinor s’engagea dans le chemin de cailloux et s’arrêta sous les branches d’un pommier. Il suffoquait, avachi contre le tronc.

Du coin de l’œil, il aperçut un banc d’une blancheur revigorante, une piscine ébouillantée par les cieux et plus haut, la propriété riche et attirante, aux volets entrouverts. Il en ressentit un indescriptible sentiment de mélancolie et de jalousie. Il fit quelques pas. Une poubelle couleur rouille gisait renversée près d’un lampadaire cramoisi. Il se cramponna à ce dernier, pris de vertige. Il l’avait semé ! Une seconde respiration haletante se joignit à la sienne.

— Depuis quand es-tu devenu aussi rapide, Alinor ? Je suis essoufflée…

À sa décharge, elle avait combattu une quinzaine de truands dans la journée à travers une dizaine de planques dissimulées dans le District Neutre. Le jeune homme s’empara du couvercle de la poubelle et s’en servit comme bouclier. Il ne la laisserait pas approcher, plus jamais, cette garce !

— Arrière, Démone ! fut sa réplique pathétique.

— D’abord, tu me fais courir, puis tu m’insultes et me menaces avec un bout de métal… Tu ne tiens pas à la vie, toi !

Elle ramena son coude en arrière et plaça un coup de poing qui traversa le couvercle. Alinor recula prudemment devant les jointures en apparence fluette de la jeune femme. Il leva le couvercle. Les traits furieux de Mélina apparurent de l’autre côté du trou.

— Tu t’es renforcé à ce que je vois, fit-elle, nonchalante.

— Pas ta faute, j’ai fini dans la rue !

La colère boostée par l’adrénaline, Alinor lui jeta le couvercle. Elle le fracassa d’un mouvement de bassin et de paume. Des morceaux de métal tombèrent à ses pieds ; elle les chassa d’un balayage ample et agacé, sans le quitter des yeux.

Plus jeune, il ne l’aurait jamais affronté ainsi ; en la chargeant, sans trop savoir ce qu’il faisait. L’une des jambes de Mélina se détendit brusquement. Ses mains absorbèrent l’impact à la place de son abdomen. Il heurta la clôture, en grognant.

— Ne m’accuse pas de ta propre faiblesse, espèce de lâche !

— Qu’est-ce que tu me veux, bon sang ? lui hurla-t-il à la face, en agitant les bras.

Elle le frappa alors, sauvagement. Alinor hoqueta de douleur et se tut, tout le côté gauche paralysé. Il récupéra l’usage de son bras et de son épaule quelques secondes plus tard. L’épuisement et la peur ayant eu raison de sa fureur, il transpirait à grosses gouttes, tout en étant immobile.

— C’est bon, on peut discuter maintenant que tu t’es calmé ?

— Discuté ? répéta-t-il, sidéré. Tu ne m’as guère considéré comme un être humain au lycée, et maintenant, tu voudrais communiquer avec moi ! Va te faire voir !

L’instant suivant, il basculait par-dessus le grillage, aidé en cela par Mélina et atterrissait non loin du banc. La jeune femme le rejoignit d’un bond élégant et prit place, alors qu’il se relevait en bougonnant.

— Assis-toi. C’est mieux pour parler.

— Il n’en est pas question.

— Assis, j’ai dit !

Une bourrade et un coup de pied au derrière plus tard, et il était assis, sa cravate effilochée entre les deux yeux.

— C’est quoi ce regard ? Tu veux ramper ?

Elle croisa les jambes, et le dévisagea d’un air suffisant.

— T’as grandi.

— T’es plus jeune que moi…

— Je ne t’ai pas autorisé à parler…

— Lors d’une discussion, au moins deux personnes parlent, rétorqua le jeune homme effaré.

— Tu feras l’affaire, même si t’es un peu émacié. Avec ces yeux-là, tout est possible, continua-t-elle en l’ignorant, perdue dans ses propres nuages. Bon écoute, tu veux retrouver une vie stable ?

— Comment serait-ce possible ? Je n’ai pas eu mon diplôme et mes parents n’ont pas eu l’argent nécessaire pour me repayer une autre année ou la fac. Et m’ont mis dehors.

— Moi non plus, je ne l’ai pas eu ; j’étais à une compétition d’Arts Martiaux dans l’Orient ; et mes parents ont refusé mon redoublement. De leur point de vue, ça aurait été un aveu de faiblesse, marmonna-t-elle, enfin, passons, je veux vivre comme une fille normale…

« Normal, c’est un comble ! Elle me dissimule quelque chose, cette démone, j’en suis sûr ! » songea rapidement Alinor.

Il la laissa néanmoins continuer, sur le qui-vive, comme un lapin.

— Pour réaliser cet objectif, nous intégrerons la plus grande école de GlânCity, autrement dit, la plus chère, celle réservée à l’élite, Véritis ! s’exclama-t-elle sans une once de doute.

La tête d’Alinor ressembla d’un coup à une noix blanche, de même que ses yeux démoniaques, qui se barrèrent d’un liseré sombre. Il aurait effrayé n’importe qui, alors qu’en l’état, il avait simplement quelques problèmes de compréhension.

— Nous ? Veritis ? Nous, toi et moi ? répéta-t-il d’une voix monocorde.

D’un index doux, Mélina lui tapota la joue, comme elle l’aurait fait pour tester la consistance de sa prochaine friandise. C’était à n’en point douter une méthode d’intimidation ou de séduction très sournoise. Et même si Alinor devina le feu derrière les prunelles évoquant celle d’un ange en plein ciel, il était tellement concentré sur ce contact étonnant qu’il perdit le sens des réalités.

— Oui, nous. J’ai besoin de ton aide. En échange, tu pourras intégrer cette école, toi aussi. Tu auras ainsi une nouvelle chance de réaliser tes rêves ; je te promets que nous réduirons nos rencontres au plus strict minimum.

Une mince rougeur colora le visage d’Alinor.

— Tu ne m’avais jamais parlé de cette manière, auparavant, marmonna-t-il comme hypnotisé.

Il devait gagner du temps. Il se hérissa lorsqu’elle lui tapota le crâne.

— Tu es mon larbin, tu devrais en être fier.

— T’as pas changé. Qu’attends-tu de moi ? s’enquit-il en s’attendant au pire.

Mélina mit en avant ses atouts, peut-être même s’en s’apercevoir de sa mise aguichante. La démone tente toujours autrui. Dans les vieux contes, qu’Alinor avait lus en pensant que c’était des sornettes, c’était noté qu’il valait mieux se trancher les testicules plutôt que de dire oui à un démon.

— Oh, trois fois rien. Acceptes-tu de m’aider ?

Alinor sentit ses doigts se resserrer sur ces cheveux et son crâne. Le sourire de Mélina s’élargissait comme celui d’un piranha.

— Oui, marmonna-t-il contraint et forcé.

Mélina relâcha son emprise.

— Je suis contente ; après tout ce que je t’ai fait subir, j’ai pensé que tu refuserais. J’aurais alors été contrainte de te démembrer !

Elle éclata d’un rire fantastique qui donna des maux d’estomac au jeune homme.

— Bon, ce que je veux, Alinôr, c’est que tu deviennes le chasseur de prime le plus en vogue de la Plèbe. Je ferais le sale boulot et toi, tu récolteras l’argent.

— Quoi ? T’es folle !

— Tu as promis, répliqua-t-elle en prévenant toute tentative de fuite.

Elle l’avait ferré.

— J’ai un plan. Dans trois jours, à minuit, sur le Pontdarcolen, j’affronterai des chasseurs de prime, qui auront été envoyés sur ordre du District de la Plèbe. Ma tête a déjà été mise à prix et c’est toi qui me tueras. Et alors, nous récolterons 10 000 Lines ! Tu devras évidemment rencontrer l’empereur de la plèbe pour te mettre à son service.

Alinor bondit en arrière sur le banc.

— C’est trop dangereux ! Je refuse !

— Tu as donné ta parole ! lui rappela-t-elle, en lui broyant l’épaule, incitative. Je ne peux pas le faire moi-même, car ils n’acceptent pas de femmes dans leurs rangs. Je te laisse néanmoins le choix : soit, je te paye une douche à l’hôtel et à manger, soit, je te brise dès à présent tous les os du corps, un à un.

Elle ne le lâcherait pas, il le savait, comme elle n’avait cessé de le faire durant leurs années de lycée. Cette démone avait pourri sa vie, en le harcelant quotidiennement, sans répit. Un jour, il prendrait sa revanche. Et ce jour viendrait bien assez tôt. Il donna son assentiment.

— Parfait, susurra-t-elle, je t’expliquerai le plan plus en détail, plus tard : tout d’abord, nous allons te changer en vilain garçon…

Les Sorcelens Alinor et Mélina les chasseurs de primes - science-fantasy
G.N.Paradis - 9791091854498

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Résumé du Livre

Lorsqu'Alinor Vilam, va-nu-pieds de son fait, revoit Mélina Purlam, l'ancienne terreur de son lycée, il se croit dans un cauchemar. Mais contre toute attente, celle que tout le monde surnommait la Démone, lui propose un pacte : intégrer la Plèbe, l'organisation criminelle de Glân-City et escroquer ses gangsters - Facile ! Dans l'impossibilité de refuser, Alinor se retrouve donc embringuer dans une machination improbable. Mais lorsque la police, des amis, des chasseurs de prime et des psychopathes se mêlent de leurs affaires, tout se complique sérieusement. Le "Ki" de Mélina, l'essence du pouvoir des Maesters, les sauvera-t-il de tous les dangers ? Ou bien survivront-ils grâce aux inventions d'Alinor ? Entre humour truculent, amitié et actions rocambolesques, suivez les aventures de Vilam et Purlam au sein du monde de Cîn, sur lequel régnaient jadis les mystérieux Sorcelens...

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