Chapitre 4
« Alinor Vilam, c’était mon nom et à ce jour, il est resté inchangé, l’antithèse même de celui de la personne qui a remis en cause jusqu’à mon existence. Je l’ai porté comme un fardeau, d’autant qu’il n’était pas très courant. J’ai songé longtemps que ma situation catastrophique était due à un problème culturel, d’incompréhension, pas à cause d’un code d’honneur ou d’une organisation basé sur la force.
Je m’égare.
J’avais seize ans. Je tenais debout par la force de mes espoirs et de ma naïveté. Je croyais comme tous ceux de ma génération qu’on me donnait là une chance d’être celui que je souhaitais devenir – par le bourrage de crâne, la tyrannie du savoir. Aucun adulte, aucun professeur ne m’avait préparé à vivre, à affronter sereinement les échecs et les réussites, et tout simplement le milieu en dehors. L’école est tellement éloignée de la réalité du monde, brut, terrible, mortelle. On avait juste nourri mes rêves pour mieux les truander, les réduire en lambeaux et les brûler avec mon consentement.
Je n’ai pas consenti.
J’ai toujours eu des idées, des concepts qui me venaient à l’esprit, à la vue de certains mécanismes naturels, à l’expérimentation de certaines sensations agréables ou désagréables. Chaque fois, j’ai dû prendre ce fameux crayon et écrire, dessiner, les plans de ces machines, parfois très artisanales, d’autres fois complètement folles, qui fulguraient dans mon esprit. C’était là mon but, les créer un jour et j’en avais les capacités ; sauf que la société n’en avait pas besoin, elle avait déjà ses génies – des hommes âgés qui pillaient les idées des nouvelles générations dans le but de garder leur fauteuil génial.
Cependant, lorsque j’avais seize ans, même si j’y pensais, j’étais aussi assez sage pour m’en tenir à cette chimère. Je voulais inventer, créer, je n’avais pas besoin d’autres choses. Et ce cahier de croquis a sauvé mon existence. »
Extrait des Mémoires de Finfernal
Quelques années plus tôt…
Seize ans, l’âge de la gloire, durant lequel tous les espoirs du monde coulaient dans les veines et les neurones. Les adolescents étaient ridicules, avec leurs petits boutons, leurs crises hormonales et leurs volontés de rébellions facticement orientées par la société. Tous entassés dans des écoles, ils aspiraient à un avenir radieux. Et le miroitement du diplôme à l’horizon, ils bataillaient pour être les meilleurs ou les pires, au choix. Les professeurs les préparaient à ce futur, en évitant de leur dire la vérité. La société paraissait limpide, pleine de promesses. La réalité était bien différente.
Au lycée Virem, la cloche tintait à un rythme lent et hypnotique. Les jeunes rangeaient leurs affaires, puis quittaient leurs cellules avec la rapidité des faucons en chasse.
Ils avaient hâte de se disputer les places à la cantine, en formant une longue file. Déjà à cette époque, Alinor se conduisait comme eux, à l’affut du moindre espace où glisser sa carcasse élancée de jouvenceau. Avec Salidar, ils exécutaient de sacrés détours, pinçaient moult popotins et avec une délicatesse hypocrite, doublaient. Une fois à la barrière, ils dévoilaient leurs fameuses cartes aux surveillants et étaient éjectés dans la dernière ligne droite.
Les bourdonnements des paroles et les bruits des plateaux couvraient leur discussion. Ils ne s’entendaient pas, mais se donnaient la réplique. C’était sans importance – le niveau de la conversation ressemblait à celle de mites fouaillant le bois et le tissu. La relater aurait été une perte de temps et celle qui suivrait, serait bien plus intéressante.
Les lieux empestaient le bœuf grillé, le haricot gras, le dessert lacté et le cuisinier farineux. Le bougre, avec son chapeau blanc, ressemblait à un chef quatre étoiles, sauf que son art équivalait à celui d’un modeste ouvrier vérifiant l’équilibre calorifique des boîtes de conserve. Les barres d’acier vibraient face à l’affluence des plateaux qui se bourraient les uns les autres dans le but d’atteindre la divine sortie, entre le porc et la banane.
Quelques rires grassouillets retentissaient de temps à autre, à mesure que les jeunes gens échangeaient des mots doux. Ces estomacs sur pattes gargouillaient en quittant la file, avec la hâte d’animaux de forêt fuyant l’hiver, ils cherchaient une table-tanière où poser leurs provisions et festoyer.
Salidar et Alinor s’installèrent dans un coin, sous une fenêtre sale, à l’abri des regards, un pot d’eau rempli à raz-bord. Malheureusement, dedans, un tas d’immondices les obligea à faire un détour vers l’épurateur, un tas de ferraille qui crachait de l’eau à une vitesse exaspérante.
C’était l’occasion rêvée pour entamer une discussion musclée avec des filles plus acariâtres que des ours en maraude. Salidar n’y allait pas de main morte, comparé à Alinor, qui déjà était en orbite – autrement dit, en train d’imaginer sa prochaine invention.
À seize ans, il débordait de rêves, tout comme la plupart des garçons candides de son âge. Sauf que dans son cas, il s’apercevrait rapidement que son nuage était troué, et que loin en dessous, le pique de la démone éclatante n’attendait qu’un faux pas de sa part, histoire de l’empaler avec virtuosité. Les adolescents étaient cruels les uns avec les autres, mais souvent ils ne faisaient qu’imiter leurs parents ou d’autres adultes.
Entre deux bouchés et échanges de grimaces, Salidar et Alinor discutaient sur leur futur. Le premier souhaitait devenir cosmonaute, et explorer Zephyr et Flore.
— Imagine toutes les richesses que doivent contenir leurs sols. D’après les dernières observations astronomiques, les lunes abriteraient une atmosphère propice à la vie, expliquait-il avec des yeux brillants.
— Très pauvre en oxygène, tu n’y survivrais pas plus de trois heures. Faire un aller simple pour mourir au bout de trois heures, et en déboursant vingt millions de Lines, ce n’est pas un bon investissement, rétorqua Alinor – qui aimait bien être rabat-joie. Sauf si tu fais confiance à mes talents d’inventeur !
Voyager ensemble sur les lunes était un de leurs rêves communs. Ils étaient tous les deux abonnés à des sites scientifiques, très bien notés sur le net. Sur Cîn, le monde cybernétique était en cours de construction et très contrôlé, au point que sur simple mandat, un inspecteur pouvait placer une interdiction à vie sur la tête d’un particulier soupçonné dans n’importe quelles affaires.
De toute façon, c’était aussi hors de prix ; sauf dans le cadre des collectivités industrielles ou d’entreprises ou pour les activités liées à l’enseignement. Le lycée avait trois salles informatiques à la pointe de la technologie, où des professeurs encadraient l’usage que faisaient les élèves des machines.
Salidar ayant des parents assez aisés, il avait accès au cyberespace depuis sa chambre deux fois plus étendue que le salon de son meilleur ami. Alinor en était parfois bien jaloux, lui qui adorait être au courant de toutes les dernières avancées scientifiques, génétiques et technologiques. Sans oublier le fait qu’il dormait dans une cave, en haut d’une tour ancienne, avec une lucarne qui donnait sur les gratte-ciels adjacents, le ciel et les crottes de pigeons.
Heureusement, les lunes se chassaient au milieu de la nuit, visibles depuis sa lucarne. Il ne se lassait pas de contempler ces vagabondes mystérieuses.
— Sans richesse, tu n’auras jamais accès aux pièces nécessaires à la réalisation de tes prétendues inventions. Ton idée de vaisseau spatial sphérique est de toute façon complètement ridicule. Comme s’il suffisait d’un noyau thermique et de faire tourbillonner une sphère dans l’espace pour créer un lieu habitable et un champ de force ! Sans oublier toute l’énergie qu’il faudrait au départ pour placer en orbite un engin aussi gigantesque, remarqua Salidar en fouaillant dans ses haricots, un nid d’asticots verts.
— Le photon est une source d’énergie inépuisable ; à la fois omniprésente et omnipotente dans un cadre d’espace-temps donné, l’utiliser à tel moment, si on peut retourner dans le passé d’une fraction de seconde, la récréera dans son intégralité, comme si l’énergie n’avait pas été dépensée. J’ai nommé le phénomène la boucle temporelle quantique, puisque le photon est sa propre antiparticule.
— Stop ! s’exclama Salidar, en le freinant dans son exposé. Je ne veux pas avoir de migraine aujourd’hui. Je compte déclarer ma flamme à Églantine.
— Une révolution scientifique est en marche et toi, tu m’interrompes par peur d’avoir une migraine lors de ta déclaration hormonale à une femelle ! répliqua Alinor en entrechoquant ses couverts.
Même dit sur le ton de la plaisanterie, Alinor avait commis sa première boulette de la journée. Salidar devint grisâtre, rouge, puis son expression devint dure.
— De toute façon, toi, à part tes inventions, rien ne t’intéresse, pas même tes amis.
Alinor sentit sa langue se vriller contre son palet et avala enfin son morceau de bœuf qu’il mâchait depuis de longues minutes. Il avait vraiment faim.
Et accessoirement, il ne put pas se défendre face aux accusations peut-être fondées de son ami. Ce dernier quitta la table sans rien ajouter de plus, avec l’allure d’un lapin blessé dans ses sentiments. Alinor ne comprit pas sa réaction et se mit en faute.
N’était-il pas un peu trop excentrique et obsédé par ses inventions ? Il voulait peut-être trop partager ses passions avec autrui. Et il se fit un devoir de présenter des excuses et d’encourager son ami lors de la conquête de sa dulcinée.
Le Lycée Virem avait poussé en terrain neutre. En ce sens, il était un des moins chers de GlânCity, le plus populaire et sa population était hétéroclite, à l’effigie de la ville. Toutes les classes sociales étant représentées. De nombreuses frictions naissaient entre différents groupes, plus ou moins opposés dans leurs discours politiques et leurs pratiques culturelles.
Le directeur, Gornel, veillait sur l’équilibre des forces en présence, aidé en cela par des surveillants costauds et très intimidants. Bien évidemment, ils protégeaient les bienheureux donateurs de toute influence néfaste et leur garantissaient une vie scolaire savoureuse. Tous n’étaient pas logés à la même enseigne : les autres, ceux qui n’appartenaient pas à un groupe ou vivaient crédulement, ne bénéficiaient pas des faveurs du personnel. Les dortoirs privés accueillaient seulement les plus aisés, qui y dévoraient des plats que la plupart des lycéens ne goûteraient jamais de leur existence à moins d’être invités à leurs tables. La plupart ignoraient cet état de fait, le bâtiment étant séparé de l’édifice principal, qui était nommé l’œuf de poule de GlânCity par les plus moqueurs.
Une architecte de grand renom, Azur, avait voulu représenter un pistil de Lys, jusqu’à ce qu’on judicieux associé lui fasse la remarque qu’en l’état, c’était impossible. À la dernière minute, Azur rendit le tout plus sphérique, en y glissant ici ou là quelques balcons et des ponts suspendus vitrés.
Le dédale qui en avait résulté avait perdu nombre d’étudiants au fil des années, le seul point de repère étant la cour centrale, capable d’accueillir mille personnes sans qu’on y fût serré. Le seul souci étant le fait que le lycée avait été construit autour d’une colline à la verdure prodigieuse et où une espèce entière de faisan avait élu domicile.
Sous la pression d’un certain nombre de protecteurs de la nature, ce parc avait été intégré au plan final. Azur avait eu l’idée géniale de le diviser en plusieurs petites cours contigües, dont certaines étaient occupées par les faisans et d’autres par les élèves. Des cloisons de Flexholos séparaient tous ces lieux de repos et de méditation, de manière à réduire les dépenses énergétiques.
La lumière se réfléchissait d’un bout à l’autre de l’infrastructure sous forme de trainées et d’éclats envoûtants. De façon à réduire le temps de parcours des élèves, des ponts suspendus reliaient le lycée lui-même à la colline, sans qu’il fût obligatoire de la grimper tous les jours. Le dortoir occupait tout le nord de ce parc, et était interdit d’accès à la plupart des individus par de lourdes barrières.
L’entrée, en forme d’arche, était au sud, tout en bas du Lycée, mais la plus empruntée était à l’Est, là où deux statues représentaient des sœurs jumelles avec des fleurs dans les cheveux.
Non loin de cette sortie, des mégots s’amoncelaient en compagnie de quelques bouts de pipes cassées, non loin d’une poubelle de fer qui débordait d’un certain nombre d’immondices. Deux balcons surplombaient cette décharge où un faisan gisait bec en l’air suite à son ingestion de baies empoisonnées. Le pistil paradisiaque rêvé par Azur avait évolué à l’inverse de ses désirs, en accueillant des générations et des générations d’adolescents et d’adultes irrespectueux de la nature.
Églantine et son groupe de copine respiraient de bonheur au premier étage, derrière une vitre bleutée. En dessous, Salidar tirait des bouffées noires de sa cigarette bon marché, en prenant une position cool, qu’il jugeait plus mature que celle de ses camarades. Un poing contre les hanches, il était appuyé contre un mur tagué en rouge.
Le style employé était à l’effigie de l’esprit fécond des jeunes frustrés qui aimaient faire étalage de leur don artistique, en dessinant des simulacres de sexes. Heureusement, ils étaient moins nombreux au lycée, qu’avant.
Salidar jetait des regards fréquents et extatiques à sa dulcinée qui se repeignait les cheveux avec ses mains élégantes. Elle dégageait une telle grâce, notamment au niveau du balconnet, qu’il en était tombé fou amoureux dés leur première rencontre.
En parfait petit séducteur, il envisageait différentes manières d’entamer une conversation constructive qui le mette en valeur, sans le faire passer pour un imbécile. Il avait déjà soigné son apparence en se frottant les cheveux avec du gel et en enfilant des vêtements à la mode – le pantalon en bas des reins comme il saillait à un jeune homme digne de ce nom. Il s’était rasé de très près dans l’attente de ce moment mirifique où il convaincrait la déesse de s’acoquiner avec sa personne.
À cet âge, Églantine ressemblait à la fille d’une duchesse. Vêtue de noir et de dentelles, elle portait un corset finement travaillé, décoré par des tulipes blanches, des escarpins tout aussi sombres, une ou deux chaines aux poignets et aux chevilles, un foulard dans les cheveux et qui tombait sur sa nuque, puis entre se seins. Sa jupe non doublée voletait autour de ses jambes à la moindre de ses enjambées, à croire qu’elle lévitait sur le balcon. Ses cheveux châtains captivaient la lumière et les regards, de même que son physique aussi déployé que celui d’une femme.
Salidar était si fasciné, qu’il n’avait pas encore aperçu Alinor, qui de l’autre côté de la cour herbeuse et sale, se tenait dans l’ombre, en hésitant sur la conduite à adopter dans cette situation. Il ne savait pas si c’était le bon moment pour présenter ses excuses et si Salidar les accepterait, ni de quelle façon exprimer son propre mécontentement devant cette situation incompréhensible. Surtout que Salidar semblait prêt à déclarer sa flamme d’un moment à l’autre. De quelle façon comptait-il s’y prendre ?
Alinor était très curieux.
Le seul moyen de rejoindre le balcon était d’emprunter un escalier en spirale. Qu’attendait-il ? Le déluge ou qu’elle soit seule ? Alinor comprenait qu’il fût dans l’embarras de faire sa demande en public.
Des jeunes gens bruyants déboulèrent soudain sur la gauche d’Alinor. Ce dernier sursauta. Ils ne remarquèrent même pas sa présence. Ils étaient quatre, bien costauds, même la fille, qui avait rejeté son manteau fin sur ses épaules d’un geste sophistiqué. Une bague étincelait à son index. L’artisan avait gravé dessus un pétale immaculé qu’enveloppait un tourbillon d’un rouge ardent.
Son haut était aussi moulant que celui d’une danseuse en représentation et d’ailleurs, n’eusse été sa démarche nonchalante, elle en aurait été le clone parfait. D’un coin d’œil azuré et hautain, elle repéra Alinor, qui se croyait à l’abri des regards, entre le mur, un coin d’ombre et quelques buissons de baies.
À ce moment-là, un drame se jouait en coulisse. Églantine avait pour sa part remarqué depuis quelques jours le jouvenceau qui la matait sans vergogne en contrebas. Elle s’en amusait tant et si bien, que tout en riant, elle n’hésitait pas à se mettre en valeur de façon à conduire le sympathique Salidar à commettre une bévue redoutable. Du genre de celle qui vous fichait dans une tombe, comme jeter son mégot en arrière, en visant la poubelle, et en la visant si mal, qu’elle atterrissait sur la perruque d’un type de trois tailles de plus et pesant plus de soixante-dix kilos.
Une perruque qui prit ensuite feu, sous l’œil exorbité de son camarade, qui depuis toujours, redoutait le moment où le secret du chauve serait éventé, comme s’il en avait eu la prémonition. Lui était costaud, certes, mais moins malfaisant que son homologue, nommé Vigi, un nom qui faisait même trembler d’épouvante les faisans morts. Il marcha sur Salidar, en martelant le sol de ses chaussures cloutées, non sans s’être au préalable débarrassé de sa pilosité artificielle enflammée.
En arrière du groupe, Mélina haussa un sourcil élégant face à pareil spectacle. Alinor admirait une certaine partie de son anatomie, la tête penchée de côté, jusqu’au moment où un cri perçant résonna. Son ami de toujours se tenait le nez, les quatre fers en l’air dans l’herbe drue.
Apeuré, Alinor recula dans les ténèbres. Les statistiques étaient contre lui : les autres étaient plus nombreux, plus forts, visiblement plus entraînés et il doutait d’avoir le temps d’avertir un surveillant avant de recevoir une raclée. La blonde le verrait avant. Ce ne serait pas raisonnable.
Meurtri et affolé, Salidar leva une main sage, celui d’un arbitre d’Alæspher en difficulté face à des joueurs belliqueux. Ces derniers étant généralement vêtus d’armure antichoc, on pouvait comprendre son dilemme.
— Pardon, je visais la poubelle ! s’exclama-t-il, le nez en sang.
— T’es un sacré bigleux, et tu le seras d’autant plus, maintenant que tu m’as aperçu, lança Vigi avec un rictus grotesque.
Une fois chauve, il perdait en effet en charisme. Une main délicate vint effleurer le biceps de cette énergumène. Par malchance ou destinée, la bague de Mélina tourbillonna dans l’herbe, sans qu’elle s’en rendît compte.
— Inutile de réagir aussi durement, tant qu’il s’excuse et sait où est sa place… N’est-ce pas, le faiblard ? s’enquit-elle avec autorité.
— C’était un accident. Pardonnez-moi.
— En échange, tu lui rachèteras une perruque et oublieras cette affaire. Si une rumeur circule sur Vigi, je le laisserai écraser ta face de minable quelque part, ajouta-t-elle avec toujours ce sourire radieux.
— Moi je pense qu’il devrait payer davantage cette impertinence ; en espèce, par exemple… J’ai besoin de sous pour le self ou au moins tous ses desserts...
Du tranchant de la main, Mélina lui redessina une partie du crâne. Vigi s’écroula. La jeune fille se détourna, et tout en jetant un regard à Alinor, déclara :
— Je ne tolère pas les voleurs, les extorqueurs, les faibles et les lâches parmi mes alliés. Je ne veux plus revoir ta face de rat dans mes rangs jusqu’à ce que tu te repentes de tes erreurs, ajouta-t-elle, venez, vous autres, allons manger.
Elle s’éloigna, en abandonnant Vigi et Salidar à leur sort. Le premier s’en fut à son tour, le dos rond. Une fois qu’elle et son groupe eurent quitté la place, Alinor se précipita vers son ami et l’aida à reprendre pied. Salidar le repoussa, en frissonnant.
— Ce n’est pas la première fois que ça t’arrive, tu devrais faire plus attention, marmonna-t-il, agacé en lui tendant un paquet de mouchoirs. Tiens, essuie-toi un peu…
Soulagé, Salidar le prit.
— Merci, mon pote.
— De rien.
Églantine leur adressa un coucou depuis son perchoir, avec un sourire penaud. Une de ses copines était partie alerter un surveillant.
— Lorsqu’Églantine est dans les parages, tu fais toujours le casse-cou. Va lui parler, tant qu’à faire.
— Je ne le ferais pas, surtout après ça : j’ai trop la honte ! Je n’ose même plus regarder de ce côté, maintenant. Et toi, pourquoi n’es-tu pas intervenu ? Avec tes yeux de démon, tu serais peut-être parvenu à les impressionner !
Alinor, malgré sa lâcheté évidente, ne se laissa pas marcher dessus. Il avait des justifications d’ordre pratique qui validaient son inaction.
— Mon intervention risquait de créer plus de problèmes, sans oublier qu’ils étaient quatre. Tu sais aussi que mon regard de démon rend les gens nerveux. Mais je serais venu si tu avais été en danger de mort. Ce n’était pas le cas ; et puis, je ne suis pas un homme d’action…
Un miroitement dans l’herbe attira son attention.
— Oh, qu’est-ce que c’est ?
Il leva la bague dans la lumière devant son perplexe ami, qui était aussi bien irrité par son comportement.
— Elle est magnifique, je me demande à qui elle appartient…
Salidar recula comme si le démon du nord l’avait piqué.
— Que se passe-t-il, Salidar ?
Son articulation laissa à désirer.
— Nesaissenecé ? Tu parles quelle langue, là ?
La terreur le fit lancer une suite de mots de manière saccadée.
— La bague ! Repose ! Herbe !
— Je vais la confier à un surveillant, sûrement pas la jeter !
— Tu ne comprends pas, c’est…
Vigi accourut, avec une chaise métallique dérobée dans une classe à l’étage. Alinor poussa Salidar hors de la trajectoire de l’arme improvisée, en bondissant en direction de la poubelle. Ils la heurtèrent et déséquilibrés, basculèrent par-dessus dans un méli-mélo de bras et de jambe. La bague se fendit légèrement dans le poing d’Alinor. Rapide comme un fauve, Vigi contourna l’obstacle immonde et menaça Salidar qui avait de nouveau le nez ensanglanté.
— C’est de ta faute, si j’ai été humilié ! Je vais te remodeler le visage au point que ta propre mère ne te reconnaîtra plus !
Salidar resta muet, étendu de tout son poids sur son ami suffoquant. Alinor tentait de se dégager, en vain. Il le fit voler de côté, finalement, et en grognant, adressa sa semonce à Vigi.
— Écoute, nous sommes des jeunes gens civilisés ; prends notre argent, si ça te chante, mais évite de commettre une bévue avec cette chaise, d’accord ?
L’effroi fit reculer son interlocuteur.
— T’es qui, toi ?
— Je m’appelle Alinor, et lui, c’est Salidar. Nous sommes amis ; alors si tu te sens seul et abandonné, viens avec nous !
— Fermez votre putain de grande gueule, bande de minables !
Les jeunes gens roulèrent en arrière. La chaise se brisa tant la force de Vigi était grande. Il n’eut bientôt plus qu’un pied en main.
Mélina revint alors et d’un air étonné, s’approcha. En la voyant, Vigi planta sa barre de fer improvisée et commença à creuser.
— Comme je le disais, il faut ramasser les mégots ! Ensuite, nous les jetterons dans ce trou ! s’exclama-t-il avec une expression suggestive qui signifiait, un traitre mot de votre part et je vous trucide.
— Très bonne idée, il n’y aura plus de perruques brûlées si nous faisons un cendrier ! ironisa Alinor en donnant un coup de coude à Salidar.
— Et la pelouse sera propre ! observa ce dernier qui avait récupéré son mouchoir.
— On fait d’une pierre, trois coups et un tondu !
Le jeu de mots pourri d’Alinor n’amusa personne, surtout pas Vigi qui le trouva très provocant. Les deux compères réunirent les mégots, sans s’occuper de Mélina, qui les contemplait d’un air choqué, une main sur le ventre et l’autre sur le cœur. Ce dernier s’endiablait dans sa poitrine pour une raison très connue des individus subissant l’effet d’un coup de foudre.
— Mais le mieux, c’est quand même la poubelle, non ?
— Elle risquerait de prendre feu, c’est une mauvaise idée !
— Et oh, c’est quoi ce cirque ? susurra une voix plus charismatique que celle d’une reine.
Tous les trois se figèrent dans un bel ensemble. Vigi s’efforçait de retirer son pied de chaise du sol, Salidar s’apprêtait alors à jeter les mégots dans le trou et Alinor en ramassait d’autres.
— Toi, je t’ai déjà dit que je ne voulais plus voir ta sale face de rat !
Vigi perdit de sa superbe face à Mélina, malgré sa taille et sa force, il parut aussi triste qu’un chiot ayant reçu un coup de bâton.
— Vous n’auriez pas vu ma bague, par hasard ?
Salidar fit « non » du doigt à Alinor qui l’ignora.
— Ah, c’est donc la tienne, tiens, la voilà !
Il la lui présenta dans sa paume, tout heureux de se rendre utile. La bague étincelait d’une aura violette mystérieuse. Alinor s’interrogea sur le phénomène, un instant. Mélina, toujours aussi avenante, souriait. Son regard passait de la bague, au garçon, et ainsi de suite.
— Elle y tient plus qu’à ses prunelles, ton pote est mort, chuchota Vigi, dans son dos.
— Euh, pourquoi ne la prends-tu pas ? lui demanda Alinor, qui sentait poindre le danger.
Le sourire de Mélina s’élargit, alors qu’elle présentait sa main. Alinor saisit la bague entre son index et son pouce, puis la déposa là. La bague se brisa soudain en deux parties égales. Terrifiés, Vigi et Salidar s’enfuirent dans deux directions différentes, en renversant la poubelle au passage. Mélina reprit sa respiration.
— Je m’appelle Melina, enchantée !
Alinor n’eut pas le temps de faire une présentation correcte. Quelques secondes plus tard, il atterrissait dans la poubelle. Elle se renversa, et martyrisé, Alinor retomba lourdement sur le dos. Le pied de Mélina lui titilla les côtes, mais ce qui lui fit le plus mal, ce fut lorsqu’elle lui écrasa le haut du ventre d’un coup de talon furieux.
— Tu viens de signer une condamnation à vie, bâtard.
Sans l’intervention du surveillant, elle l’aurait bastonné jusqu’à ce qu’il demandât grâce, et au-delà. Ce jour-là, Alinor avait commis de nombreuses erreurs, l’une d’elles ayant été de vouloir s’excuser auprès d’un ami, qui dans les mois et années qui suivirent, serait un point sur l’horizon.