Chapitre 3
« Vivre, c’est mourir à petit feu. Et c’est en affrontant cette réalité, que j’ai pu m’opposer aux desseins des Sorcelens. »
Le Cid.
La Blanche ripait contre les berges nues à une allure vive. Des vagues clapotaient contre les pierres érodées de la rive ouest, là où de l’autre côté du Pontdarcolen, les promeneurs se rassemblaient les jours fériés ou à d’autres moments clefs, les week-ends.
Alinor n’en avait plus connu depuis que ses errances avaient débuté. Tous les jours, il avait dû lutter contre dame faim, père soif et les éléments. Il avait passé trois années à gratter des fonds de poubelles, à fuir des chiens et des policiers en noir ou en bleu, selon leurs grades, qui reflétaient outre leurs talents de pisteur, celui de la résolution des enquêtes. La solitude, la puanteur, l’horreur et le froid avaient été ses amis les plus fidèles, ceux qui étaient les plus susceptibles d’assister à son enterrement.
À chaque embranchement de son existence, Alinor avait distingué un piège. Cette jeune femme élégante en était un, même si ses vêtements du jour étaient plus sobres. Point de justaucorps suggestif, elle avait juste une jupe sage et même pas fendue et des chaussures de ville. Son haut était un corset d’un rose et d’un noir de fleur, assez épais pour parer un coup de couteau. Mélina appréciait le cuir, son contact et sa résistance. Si la pudeur n’avait pas exigé qu’elle portât un soutien-gorge, elle n’aurait rien mis dessous. Un foulard bleu pâle cachait en partie ses charnus attributs.
Plus Alinor l’observait d’un œil faussement désintéressé, plus il désirer mordre dans son sandwich chaud. Enfin, tiède, Mélina n’était pas du genre à tenir ses promesses au mot près. Cependant, le jeune homme prenait un certain plaisir à dévorer quelques calories, au point d’en grogner d’extase.
Depuis combien de temps n’avait-il pas eu un repas bien à lui et pas en parti dévoré par des inconnus ? Une décennie, au moins ! Le tableau aurait pu être idyllique, sans la présence de Mélina qui silhouettait la lumière d’Eos et sans cette saleté de cuir agressif qui se frottait contre sa peau tout le temps. Tout entier concentré sur son dîner, il ne la regardait même pas en face, ce qui agaçait profondément la jeune femme.
— Lève les yeux, fixe-moi. Dans le milieu des gros durs, baisser la tête est perçu comme un acte de soumission, expliqua-t-elle d’un air bougon.
— Tu m’avais promis un repas chaud… C’est tout tiède, ce truc, déclara le jeune homme en s’essuyant la bouche avec un mouchoir propre.
— Je peux le jeter si tu veux, histoire de nourrir les poissons, proposa-t-elle sur un ton dédaigneux.
Alinor protégea son sandwich entre ses mains squelettiques.
— Non, c’est bon, je m’en contenterai – et puis, les poissons n’aimeraient pas, ce serait du gaspillage. La Blanche est pleine de Serpes, des bouffeurs d’algues d’eau douce.
— Ce qui nous amène à la deuxième règle : ne jamais se plaindre.
La pointe de son pied heurta délibérément un caillou. Le bougre vola et coula sans un bruit. Même les pierres se taisaient en présence d’une Purlam. Un regard perspicace de Mélina le convint de prendre exemple.
— Comprends-tu ce qui risque de t’arriver si tu joues les chochottes ?
— Un… …geon…fond…euve, désarticula Alinor.
— Lorsque j’étais plus jeune, mes parents me laissaient des heures entières sous une cascade d’eau gelée. J’admirais les rochers sous la surface ; ils brillaient. Je croyais que c’était de l’or. Parfois, un esturgeon venait se frotter à mes jambes, c’était visqueux, huileux, en gros répugnant. Comme toi qui badines la bouche pleine ! Peut-être devrais-je te nettoyer la gueule dans l’eau, qu’en penses-tu ? s’enquit-elle en trépignant.
Alinor goba sa dernière bouchée.
— C’est bon, ne me frappe pas, s’il te plaît. Et sache que pour ma part, je n’ai jamais quitté GlânCity de ma vie. Mes parents n’avaient même pas assez de Lines pour payer le train cylindrique.
— C’est ce dont je parlais à l’instant ; ta tendance à la soumission et au pessimisme. Bon, on fera avec, mais si tu veux vivre, souviens-toi bien de ce que je t’ai appris sur l’apparence à adopter au milieu des fauves de la Plèbe.
Elle le considérait comme un lionceau à éduquer. Alinor se retint de lui demander si maman lionne voulait bien qu’il allât au petit coin. À la place, il hocha la tête tout en savourant les restes de son repas.
— Bien, aujourd’hui, je vais t’expliquer le plan, mais d’abord, il va falloir que je t’enseigne quelques coups, sinon notre combat n’aura pas l’air réel !
Alinor avala de travers.
— Un combat ? Nous deux ?
— À quoi t’attendais-tu ? Tu dois me tuer, il faut donc qu’on se batte !
— Enfin, de toute mon existence, je n’ai jamais donné un seul coup de poing. Et c’est moi qui risque de mourir dans cette histoire, pas toi !
— Ce ne sera pas pour de vraie, imbécile ! Ce sera juste une simulation. J’ai réfléchi à une chorégraphie hier.
— Mais ces hommes s’y laisseront-ils prendre ? J’en doute ! Et pourquoi doit-on agir si vite ?
— J’espère pour toi que c’est ta dernière objection interrogative, Alinôr, déclara-t-elle, menaçante. Ma tête a enfin été mise à prix, j’ai donc pris les devants en les mettant au défi de venir m’affronter sur Pontdarcolen. Ne sois pas aussi hébété ! Je l’ai choisi, car les lampadaires n’y brillent plus. Et si tu veux vraiment esquiver une attaque, avance, ne recule pas, imbécile ! Bon, dépêche-toi, on a du travail, tu as besoin d’exercice ! ajouta-t-elle en chassant quelques grains de poussière de sa veste de laine sombre.
* * *
Le chasseur de prime fit voltiger sa cigarette dans la gueule du singe. Ce dernier poussa des cris de gorets en se frappant le crâne. Il aimait tant faire souffrir les animaux. Ça le faisait rire.
Le zoo de GlânCity était réputé dans tout Létal pour la bonne tenue de ses locaux et la merveilleuse entente qui régnait entre ses employés. Tous œuvraient dans un but non lucratif, par compassion envers les animaux.
C’était tout du moins ce que vantaient les affiches et la publicité. Mais comme chaque homme a plusieurs facettes, chaque endroit qu’il construit en a autant. Beaucoup ignoraient que la nuit venue, au sein de souterrains, le directeur et ses sous-fifres organisaient des combats à mort entre animaux. Tout se déroulait dans une arène, où des prédateurs étaient lâchés sur des proies, parfois même des humains ayant déplu à la Plèbe. Et nombreux étaient ceux qui payaient dans le but d’assister à ces prodigieuses chasses.
De la viande, c’était de la viande, après tout, comme l’expliquait souvent monsieur Darani, lors de ces divertissements spectaculaires.
Cependant, le plus excitant, c’était bel et bien l’organisation d’une chasse à l’homme, surtout lorsque le trophée était une femme à la beauté juvénile. Et qu’elle valait un double sac de Lines.
Paine avait hâte d’étrangler le joli minois de sa cible. Il continua sa route, en compagnie de ses compagnons d’infortune, sa chair à canon personnelle. Il les envoyait en avant-garde lors de ses missions. Leur fidélité tenait sur le fil d’un deal très simple : Paine tuait ou sauvait leurs familles selon leurs comportements.
Et si ces bougres mouraient, il veillait sur leurs proches, en leur fournissant de généreuses portions d’or, de même que le faisait l’empereur de la Plèbe, Sinsam. C’était un marché très équitable ; après tout, sans lui, tous ne seraient que de pauvres indigents et leurs femmes et leurs enfants auraient été vendus dans tous les coins de la ville à des trafiquants.
À GlânCity, tous les êtres humains étaient utiles, d’une façon ou d’une autre, ou bien ils crevaient. Cela ne signifiait pas qu’ils étaient maltraités : les plus chanceux grimpaient les échelons de la société, en tombant sur des personnes correctes.
L’esclavage moderne était exceptionnel, complexe et rapportait gros, tout en étant toléré, car invisible. De temps en temps, une affaire terrible éclatait, souvent à dessein, puis le problème était oublié. Tant qu’aucune trace de violence n’était détectée par les autorités compétentes, tout à chacun était libre d’avoir son cheptel.
Paine avait le sien. Et il en était fier.
* * *
Un fleuve de transpiration avait ruisselé dans le dos d’Alinor. Une élongation lui causait des douleurs dans la jambe gauche, la droite avait des spasmes. Mélina lui avait tellement martyrisé les côtes qu’il avait une dent déchaussée, quoique le rapport n’eût pas encore été établi entre ces deux parties anatomiques.
Alinor pensait que le poing de Méléna avait créé une onde de choc à travers ses os fragiles, qui lui avait ensuite cassé une dent. En tout cas, ses douleurs buccales avaient disparu suite à ce traitement désagréable.
Mélina n’était toujours pas satisfaite ; elle serrait les dents, énumérait un flot d’adjectifs peu flatteurs. Alinor déviait son attaque à la dernière seconde depuis le début de l’entraînement.
La joue dans la poussière, il n’écoutait même plus ; il soupirait.
Le crépuscule nimbait la Blanche d’une aura de conte de fées, celle du paradis terrestre. Le fleuve, tout proche, exhalait une odeur de poisson pourri. Ainsi son rêve fut-il emporté aux confins des royaumes des clochards.
— Tout dans cette vie pue, même la nature, maugréa-t-il, en s’appuyant sur ses bras faméliques.
Il n’avait pas si mal. Mélina avait retenu ses démonstrations martiales. Il lui en était presque reconnaissant – la nuit engloutirait bientôt le monde. Il se leva, sans qu’elle le rappelât à l’ordre. Son silence était surprenant. Il ne dura pas.
— Tu es dur d’oreille. Reste centré, frappe droit devant et arrête d’être aussi… mou, ordonna-t-elle en rougissant, et comme toujours, tu te relèves…
« Voulait-elle dire doux ? Est-elle en train de rougir ? Non, impossible… on dirait une jeune femme normale, enfin autant que Mélina puisse l’être ! » songea Alinor, sceptique.
Il plia le bras, s’avança et le détendit ; un réflexe pacifique lui fit manquer sa cible d’au moins trente centimètres. Comme à chaque fois, il en était fâché. Il aurait tant voulu ratatiner ce coquet visage qui avait gâché son existence.
— Je t’ai expliqué cinquante fois la meilleure façon pour me porter un crochet. Je t’ai révélé une faiblesse et tu persistes à t’opposer à moi. Serais-tu effrayé à l’idée de me blesser ?
C’était plutôt l’inverse. Il en mourrait d’envie. Celui de Mélina vint s’écraser sur sa joue. Alinor tituba.
— Voilà, c’en était un. La meilleure façon de comprendre un mouvement, c’est de le recevoir. Je te le donnerai jusqu’à ce que tu réalises un crochet du droit impeccable, même si je dois te fracasser toute la nuit. Et je t’ai déjà dit de ne pas baisser les yeux !
Quelques minutes plus tard, Alinor goûtait à nouveau à la suave poussière.
— Tu es plutôt obstiné, n’est-ce pas ? Je ne t’ai pas frappé très fort, tu garderas juste quelques hématomes. Mais ce soir, tu n’auras ni repas ni douche ! Et si tu as soif, bois dans le fleuve !
Alinor plongea tête la première dans son piège. L’eau polluée risquait de le tuer. Il se releva une nouvelle fois.
— C’est bon… je vais… te le donner…
— J’aimerai bien voir…
Alinôr le lui assena, en traître. Par réflexe, elle le dévia sans mal, mais le jeune homme persista et lui en redonna un, encore un autre, puis s’arrêta face à la tyrannie de l’épuisement. Son corps ne suivait plus.
— Oh, le mouvement était impeccable ; la finition très mauvaise, mais ça ira… Tu ne me considères plus comme une jeune femme sans défense !
— Non, j’ai juste faim, soif et envie de quelques minutes de détente sous une douche. Je te déteste, Mélina.
Le jeune homme était en appui contre sa paume sa paume. Elle le maintenait debout avec un sourire inquiétant.
— J’ai ton centre. Sans moi, tu tombes, assura-t-elle suavement, et tu n’as pas le choix, Alinor. Mais j’apprécie ta franchise. N’oublie pas, j’arrêterai tous tes faibles coups avec facilité, alors, donne-toi à fond après demain, puisque tu me hais depuis tout ce temps, ça ne devrait pas être bien difficile, non ?
Une pointe de tristesse transperçait la chair du sarcasme.