La Folie de Galférion - 22
L’assassin inconnu se préparait à faire feu une troisième fois quand le boomerang de photon l’avait percuté. Alors qu’il se redressait, ses vêtements indestructibles fumaient.
Cette résistance inattendue de la part des tourtereaux l’avait agacé. S’il avait pu employer les grands moyens, ses victimes seraient mortes bien plus tôt. Mais il aurait dû d’annihiler toute la ville. Même lui serait poursuivi s’il créait un tel holocauste.
Le tueur devait son titre à ses habits uniformes qui ne laissaient pas même un millimètre de sa peau à l’air libre. Dissimulé comme il l’était, personne ne devinerait son espèce d’appartenance ou sa véritable identité. Lorsqu’un assassin s’attaquait à des personnalités influentes, il risquait sa peau rien qu’en signant le contrat. Mieux valait par conséquent que son identité demeurât secrète.
Le destructeur terrorisait ses victimes rien qu’en apparaissant. Autant dire qu’il était vexé de ne pas avoir vu un seul instant, sa compagne de toujours, la peur étinceler dans les magnifiques prunelles de la Fille d’Ernest.
Plus que tout, il espérait que le fieffé imbécile qui avait jeté des sphères solaires au milieu des bois se rendait compte de son erreur. Par sa faute, la police locale risquait de se joindre aux victimes.
L’Assassin inconnu baissa son arme « voltaïque » et chercha entre les deux armures qui le recouvraient, la sphère-com qui lui permettait de contacter ses robots. Il en avait posté un à chaque entrée du parc et deux autres patrouillaient à l’intérieur. Personne ne lui échapperait, pas même un rat. Et les impudents de passage risquaient fort de ressortir sous forme de poussière.
Voilà une méthode qui lui plaisait, la Vaporisation. Aucune trace. Aucune odeur. Aucune preuve. Bref, seulement des avantages en perspective. Néanmoins, un léger problème persistait : pour être payé, il fallait ramener une dépouille, ou une tête. Un objet ne prouvait pas que l’on avait accompli la mission, tout du moins, si l‘on en croyait les nouvelles règles de sa profession. C’était une perte de temps bien regrettable que d’utiliser d’autres moyens plus spectaculaires.
Quand il réussit à établir le contact avec ses robots - ses saloperies de sphères solaires créaient des distorsions -, deux d’entre eux étaient en morceaux et deux autres combattaient des ennemis.
L’Assassin inconnu se dirigea vers le plus proche à bonne allure, avec toute la furtivité dont il était capable. Il accomplissait toujours ses missions, même les plus dangereuses, et ne laissait rien au hasard. Malheureusement, ce dernier s’était déjà mêlé de la partie bien avant son arrivée, comme il ne tarderait pas à le découvrir…
* * *
Maléa sautait par dessus la barrière avec prudence, jetant des regards alertes en tout sens, prête à tout après l'explosion solaire.
Terrifiée, elle emprunta le chemin sans cesser d’observer les alentours. Elle croisa rapidement la route d’un grand arbre étendu tel un cadavre décapité. La vue de cet arbre centenaire carbonisé lui fendit le cœur.
La jeune femme quitta la voie principale. Le panache de fumée instable qui colorait le ciel plus au nord ne l’inspirait pas. Mieux valait le contourner. Avec un peu de chance, elle parviendrait à retrouver l’une de ses connaissances.
Même si elle rencontrait un reptile en armure, elle possédait toujours son pendentif au fond de la poche de son jogging. Elle réussissait à garder son calme.
Une présence oppressante parcourait le parc. Dans sa jeunesse, Maléa avait été en contact direct avec la mort; ses tentatives de suicide avaient laissé des séquelles dans son esprit et sur son corps. Elle s’imaginait toujours qu’elle avait réussi à sortir vainqueur de cette bataille pour la vie. Aujourd’hui, plus que d’habitude, elle pressentait que son passé la rattraperait tôt ou tard.
Elle ne se sentait pas déplacée dans ce paysage terne enfumé. Elle ne serait pas étonnée de sentir quelques gouttes d’eau glaciales zébrer ses habits et son corps.
Elle devait empêcher ces événements, quels qu’ils soient, coûte que coûte, même si les circonstances ne se prêtaient pas à ce genre de folie. Elle avait vu la Bête Blanche, assisté à son carnage dans l’usine et lors de la soirée organisée par Falane. Le combat entre Anna et Inis avait été d’une violence inouïe. Durant ce laps de temps, Maléa avait été paralysée, tout comme cela avait déjà été le cas par le passé.
Le lac surgit. Maléa trébucha au milieu d’un banc de galets. Elle vit défiler le ciel, puis se retrouva sur le dos, allongée, un escarpin au vent, l’autre virevoltant plus loin au niveau d’une pointe rocheuse.
Avec du recul, la jeune femme relativiserait : sa chute n’avait pas été vaine. Tout en maudissant sa rêverie stérile, elle clopina jusqu’à son escarpin. De la sueur coulait sur son front et noyait sa nuque. Elle ne supportait pas la douleur. Sa cheville enflait déjà à vue d’œil et son bras saignait sous sa manche. L’angle acéré d’une pierre avait accompli son office.
Arrivée dans l’ombre du rocher, elle récupéra son escarpin et le chaussa le plus délicatement possible. Malgré ses précautions elle grimaça, puis écarquilla les yeux à la vue d’un corps étendu à quelques pas de là.
Elle se précipita, poussa un juron à l’adresse de sa cheville souffrante et termina sa course déséquilibrée sur le corps étendu.
Le choc expulsa l’eau de la bouche du noyé. Ce dernier inspira bruyamment, avant de cracher assez de liquide pour créer une belle petite flaque verte répugnante.
Maléa avait déjà reconnu Galférion. Il portait le même manteau couronné d’algues que lors de leur rencontre dans l’usine désaffectée. Il avait dû balayer le fond du lac, si elle en jugeait par la vue de son pantalon vaseux.
En observant de plus près les deux corps métalliques plus loin, elle s’affala sur le flanc et ne bougea plus. Un robot !…
Elle réfléchit quelques secondes, indifférente à ce qui l’entourait : pourquoi diable était-il en deux morceaux distincts ? Et pourquoi Galférion avait-il fait un séjour forcé dans la flotte ?
— J’ai froid, marmonna ce dernier juste assez fort pour qu’elle l’entende.
Son caractère déterminé prit le pas sur ses suspicions. Maléa s’agenouilla près du garçon frissonnant.
— Et heureusement que tu as froid ! s’exclama-t-elle avec colère. Sinon, ça signifierait que tu es mort !
— Suis-je vivant ?
Son air étonné la laissa perplexe. Il respirait, lui faisait face et parlait : la question ne se posait même pas, surtout qu’elle venait déjà de lui donner la réponse.
— Suis-je vraiment forcée de me répéter ? rétorqua-t-elle avec humeur.
— Non, c’est inutile, maugréa Galférion en s’asseyant, je suis frigorifié. Merci. Tu m’as sauvé la vie, même si j'ai un peu mal au torse.
— De rien. C’est toi qui as réduit cette bestiole à un tas de décombres ?
Il hocha la tête.
— Et après, tu t’es noyé ? Ce n’est pas très héroïque.
— Ce n’était pas de ma faute. J’ai perdu connaissance à cause de l’utilisation d’un de mes pouvoirs. Il te suffit de jeter un coup d’œil au pont, ajouta-t-il en le lui indiquant, pour juger de leur redoutable efficacité. Je me suis servi de ses propres armes contre lui.
— Donc tu n’as pas pu décapiter un arbre et une créature vers l’entrée du parc. Alors qui ? se demanda-t-elle, soudain effrayée.
Bien entendu, Maléa savait pour les pouvoirs mystérieux du jeune homme et pour la sphère. En revanche, ce dernier ne savait rien des siens. Et elle n’était pas encore prête à dire à haute voix : « Je suis mutante capable de prendre la texture des choses ou des êtres que je touche. Avec tous les désagréments que cela peut entraîner. »
— C’était sûrement Gustave ! Le garde du corps d’Anna, précisa-t-il à l’adresse de Maléa.
— Ce type est aussi un extraterrestre ?
— Ouais, et il est super fort. C’est lui qui a détruit le mur de l’immense salle de Falane . Il rivalise en puissance avec la Bête Blanche.
La jeune femme posa une main sur son épaule, soudain très sérieuse.
— Est-ce un monstre, lui aussi ?
— Aucune idée. En tout cas, il a l’air civilisé. D’après Anna, il faisait partie des forces de police galactiques avant d’être affecté à sa protection.
— Classe, un flic de l’espace… Il ressemble à quoi ?
Son intérêt soudain n’échappa pas à Galférion.
— Je lui donnerai la trentaine, mais il pourrait aussi bien avoir deux siècles. Il a les cheveux argentés, d’immenses yeux évoquant des caveaux sans fond et assez de muscles pour rivaliser avec un rhinocéros. Après, je ne sais pas à quoi il pourrait bien ressembler sous sa vraie forme.
— Dommage. Je ne voudrais pas me retrouver avec une bête toute poilue ou un poisson. Tu imagines ?
Ils rirent tous les deux.
— Mince, Anna !
Galférion avait complètement oublié sa petite amie. Il fut debout dans la seconde. Puis se frotta vigoureusement avant même de faire un pas.
— Bon sang ! Je vais finir congelé !
— Et moi, je peux à peine marcher, avoua Maléa, ma cheville m’a plantée. J’ai aussi affronté un reptile. Je lui ai fait exploser une voiture à la gueule. Sauf que lui saignait contrairement à celui que tu as abattu.
L’air admiratif du garçon la fit rougir.
— Je suis venu ici avec Dênmorane Malter. Tu le connais ? demanda-t-elle, embarrassée.
Galférion renifla avec un certain dédain.
— Et comment ! On a été ami.
Apparemment, c’était un point très sensible.
— Qu’est-ce qu’il t’a racontée ?
— Il m’a simplement dit que vous étiez en danger. Rien de plus. Puis, il a sauté de la voiture.
Elle lui dévoila le reste de l’affaire en quelques phrases.
— Attends, ça signifie que Dênmorane Malter participe au jeu ! s’exclama Galférion en secouant son manteau trempé.
— Je n’en sais rien, mais il a mentionné Inis et il était là lors de la soirée au château de Falane . C’est tout à fait possible.
— Mais je ne l’ai pas vu.
— Moi non plus. Il prétend s’être évanoui.
— Dênmorane Malter, s’évanouir ? répéta Galférion en essorant son écharpe.
— Pourquoi pas ? La Bête Blanche possède un côté très horrifique qui ferait tomber raide un charognard.
— Probablement, dit-il pas convaincu.
Dênmorane adorait regarder des films d’épouvantes; c’était un être sans scrupules porté sur l’argent, pas une jouvencelle en détresse. Galférion jeta son manteau sur ses épaules avec un air pensif. Il avait plus chaud sans et se sentait bien plus léger. Qu’il ait pu rejoindre la rive, sans nager, avec un tel poids lui paraissait assez exceptionnel. Ou peut-être devait-il remercier le courant interne de l’étang ?
— Nous verrons tout ça plus tard. Anna est en danger.
— Notre preux chevalier mouillé va la sauver, si j’ai bien compris.
— Tout à fait. C’est le geste qui compte, pas la finalité. Elle possède bien plus de pouvoirs que je n’en aurais jamais. J’ai un mauvais pressentiment…
Un choc sourd retentit dans leur dos, suivi d’une avalanche de petites pierres noires. Un homme en chemise blanche, en short, au sourire narquois, jura dans une langue inconnue. Il les observait depuis un point surélevé lorsqu'un brusque mouvement de terrain l’avait propulsé au bas de la pente.
— Vous ! jura Galférion.
Même s’il ne l’avait pas désiré, sa voix s’était chargée de fureur.
— Que devrais-je dire ? rétorqua Henri en ramassant son appareil photo, offensé.
— Que faites-vous là ?
Soupçonneux, le jeune homme se plaça devant son amie pour la protéger. Cette dernière serra les dents, mais ne lui fit aucune remarque. Elle était bien trop intriguée par le photographe quasiment nu pour lui reprocher sa délicatesse princière. Galférion tenait à peine debout malgré tous ses éclats de vaillance. Maléa n’ignorait pas ces petits détails.
— Ce parc est ouvert au public, que je sache.
— Vous êtes un paparazzi de l’espace ou quoi ?
— Alors vous deux êtes des stars inconnues. Un journaliste très célèbre a écrit un article récemment sur une poignée de personnes célèbres. Je suis donc venu ici pour les rencontrer.
— Un journaliste ? Quel journaliste ? demanda avidement Maléa.
Elle était passionnée par la presse. Qui sait, elle entrerait dans une grande école pour devenir journaliste à part entière, même si elle préférerait de loin être ambassadrice.
— Je doute que vous le connaissiez.
— Ce doit être Zero, déclara Galférion avec amertume.
— Cet épouvantail arrogant et borné n’est même pas arrivé à mon genou à l’apogée de sa carrière.
Son ton méprisant arracha un grognement au jeune homme. Maléa sentait bien que ces deux-là ne pourraient jamais coexister dans un rayon de dix mètres.
— Il faudrait savoir si vous êtes photographe ou journaliste, répliqua le jeune homme avec humeur.
Il se sentait bouillir face à cet ostrogot poilu à la tête d’australopithèque. Et c’était quoi toutes ces bagues dorées et cet air grandiloquent ?
— Que faites-vous là ?
— Un barbare bouseux n’a pas le droit de me poser des questions.
— Vous avez dix secondes pour répondre, avant que je ne vous fasse ravaler votre short et vos tatanes. Un tueur et des robots reptiliens nous poursuivent et s’attaquent à nos amis en ce moment même ! Nous n’avons pas de temps à perdre !
— Galférion, calme-toi, s’il te plait, tenta Maléa, conciliante.
— Ce type est un vrai enquiquineur !
Galférion s’affala sur les galets, haletant. S’exciter autant ne faisait que l’épuiser davantage. Il frissonnait encore. Pourquoi était-il si harassé ? Il maudissait sa faiblesse.
— Tu as failli te noyer, imbécile. Je me disais bien que tu n’étais pas aussi frais que tu en avais l’air. Tes nerfs ont lâché.
— Bien sûr que non.
Rouge d’embarras, Galférion resta assis. Maléa se tourna en direction du photographe.
— Pourriez-vous avoir la gentillesse de nous apprendre la véritable raison de votre venue en ce lieu ? commença-t-elle avec douceur.
Bien qu’elle ne fût pas dans son plus beau jour, elle s’autorisa un sourire charmant et fut arrosée par un flash étourdissant.
— Une autochtone sur une planète barbare, voilà une superbe légende à glisser sous cette photo, assura-t-il tout haut.
Maléa se retint d’administrer une paire de gifles à l’extraterrestre. Elle garda son expression affable, tout en répétant sa question avec courtoisie.
— Puisque vous tenez tant à le savoir, mademoiselle, je vais vous répondre. Depuis quelque temps, je recherche la Fille d’Ernest. Il ne me manque plus qu’elle à ma collection. Ensuite, je pourrais quitter les lieux. Ma terre natale me manque atrocement. Et puis, tout devient de plus en plus dangereux par ici. Si je n’avais pas réagi vite, j’aurais été pris dans l’explosion solaire et je serais mort carbonisé à l’heure actuelle.
— Vous ne participez donc pas au Jeu ?
— Bien sûr que non ! J’étais là bien avant son commencement. J’habite dans une petite ville non loin de cette cité. Ce matin, je prenais des clichés d’Améla, la Fille en Noir. Elle était venue passer ses vacances ici. Elle est si belle et si merveilleuse! J’en pleure chaque fois que je la vois…
Galférion et Maléa n’écoutaient plus ses sornettes depuis quelques secondes. En face d’eux, sur l’autre rive, une aura enflammée ravageait la flore locale. Un bouleau centenaire s‘effondra dans une pluie de feux.
* * *
L’Assassin inconnu pourchassait sa proie depuis un long moment. Il avait retrouvé son robot brisé et fumant, abandonné sur une plage de galets. L’auteur de la destruction avait pris la fuite bien avant son arrivée.
Furieux, il leva un objet rond et appuya sur un bouton vert clignotant. Un rayon d’énergie concentré illumina les alentours et s’incurva au contact des arbres. L’Assassin inconnu avait prédéfini la figure sur un tableau de commande où clignotait une série de cases bleues. Un cercle de feu trancha tout un bosquet d'arbres.
L’aspect pratique de cette arme résidait dans son fonctionnement à distance. Une fois le terrain repéré, configuré et entré dans la base de données de l’« Arpongeur », tout l’espace pouvait être ciblé sans difficulté en un point bien précis.
Le Tueur ne souhaitait pas les carboniser, quoique l’idée fut tentante; ce qu’il désirait, c’était rameuter le gibier, retarder la police, finir son travail et disparaître. Le hasard avait cependant voulu que son espace de chasse se situe dans un parc avec un lac. Voilà pourquoi il avait choisi une arme électrique en premier lieu.
Entre autres, connaissant les mœurs Ernestiennes, il pressentait un accouplement à fleur d’eau. Seule Anna s’était engagée dans le liquide glacial. Le barbare imbécile était allé chercher des boissons. Cette séparation momentanée avait empêché le tueur d’accomplir sa mission. D’où sortait ce crétin ? À sa place, il n’aurait pas hésité à butiner une pareille fleur. L’Assassin inconnu se serait même permis de leur laisser cet instant de bonheur avant de les tuer.
Toutes ces coïncidences l’énervaient. L’Assassin inconnu ne prenait pas plaisir à tuer, c’était juste son métier. Ses proies ne lui avaient fait aucun tort et il ne leur tenait aucune rancœur. Dans certaines circonstances, quand son égo était touché, il entrait dans une fureur telle qu’il annihilait ses victimes au lieu de simplement les assassiner.
Il était par essence impitoyable, mais pouvait devenir diabolique. Un meurtre rapide et indolore était une bénédiction pour l’assassin et pour sa victime. Le premier accomplissait son travail rapidement, la seconde mourrait sans douleur et ne prenait pas le risque de voir ses proches mêlés à sa destruction. L’Assassin inconnu ne tuait que la personne citée dans le contrat, sauf dans le cas présent où tout un régiment se tenait prêt à débouler sur son lieu de travail.
Le guerrier s’engagea dans une large pente en direction de la berge, tout en pianotant sur la console de son « Arpongueur ». Divers pans de forêt s’embrasèrent à divers endroits. Les entrées étaient désormais obstruées par un mur de flammes et de fumée. Autant dire qu’une personne non protégée serait irrémédiablement avalée par le brasier crépitant. La fumée lui fournirait qui plus est une couverture idéale.
L’Assassin inconnu n’avait pas besoin de ses yeux pour retrouver ses proies. Arrivé près de l’eau entre deux bancs de sable blanc, il se tint coi et huma l’air à pleins poumons. Il perçut d’abord une exhalaison de carbone, la flagrance terrible de quelques déjections animales, puis saisit brusquement un parfum plaisant, rehaussé par la transpiration d’un corps féminin.
L’assassin revint au présent, un doigt - ou quelque chose d’approchant - entouré de gris pointé sur le rivage à environ cent vingt degrés de sa position actuelle. Les rayons plurent du ciel pour leur couper toute retraite après avoir jailli à toute vitesse de « l’Arpongueur ». Très bien, il les tenait. Cette arme avait été créée par les Tentaculaires, prédateurs parmi les prédateurs; ses proies ne pourraient qu‘attendre gentiment son arrivée…
* * *
Galférion contemplait le mur de feu au-dessus de sa tête avec stupéfaction.
Le jeune homme ne paniquait pas. Aujourd’hui, il ne jouerait malheureusement pas au sauveur héroïque, plutôt à l’innocente victime coincée entre un amas d’eau et de flammes, autrement dit, un mort en sursis.
— Belle conception du décorum, observa Henri en prenant une photo.
— Très bien, tout le monde assis, ordonna Galférion en ignorant l’intervention.
En même temps, il se laissa tomber à l’abri du rocher, et put ainsi respirer pleinement ou à peu près correctement. La fumée s’accumulait en effet au-dessus de leur tête. Maléa s’exécuta avec une grimace de douleur et calla sa cheville blessée sur son autre jambe avec précaution. Ses cheveux bouclés volèrent au vent et ses yeux se colorèrent d’éclats.
— Nous sommes piégés. Mais pourquoi suis-je venue ici ? Pourquoi ? se plaignit-elle à haute voix.
— Bonne idée, déclara Henri avec un temps de retard.
Il s’assit à son tour, plus proche de l’eau, et prit une nouvelle photo, mais cette fois-ci, de l’incendie sur l’autre rive.
— Il me faut tous les points de vue possibles, dit-il avec indifférence.
Galférion avait l’impression d’assister à une scène irréelle. Le manque de perspicacité et d’intérêt du photographe n’y était certes pas pour rien. Se rendait-il compte de la situation ou bien feignait-il le contraire ?
Le jeune homme ne parvenait plus à s’inquiéter pour Anna. Son garde du corps devait déjà être en train de combattre à ses côtés, sa superbe Ravaldia à portée pour démembrer quelques robots et pourfendre leur maître.
— Je suis inutile, observa-t-il à haute voix.
— J’ai tellement de regrets, enchaîna Maléa, maussade.
— Vue ombragée de flammes; encore une superbe légende photographique, je suis un génie ! s’exclama Henri avec enthousiasme.
La suite se déroula d’une manière magistrale. Un galet vola. Henri l’évita en se penchant sur le côté, aussi extensible qu’un élastique. La pierre ricocha dans l’eau jusqu’au pied d’une silhouette qui se fondait jusqu’à ce moment précis dans la brume noire.
Galférion bouscula violemment Maléa, puis plongea derrière le corps de métal du crocodile. Le rocher implosa sur ses talons. La puissance du choc fit trembler le sol, à tel point que le jeune homme tressauta. Quand il se redressa, toutes ses blessures se réveillèrent et du sang ruissela sur sa peau. Il retomba, haletant.
Maléa avait été ensevelie sous un tas de gravats. Il voyait les doigts de sa main visible se refermer frénétiquement sur les cailloux. Galférion ne pouvait même pas bouger ses articulations, alors l’aider à se sortir de là lui était impossible. Il respirait lourdement, la tête plaquée sur quelques pierres, la vue brouillée. Son dernier mouvement héroïque avait achevé son corps endolori.
L’Assassin inconnu accosta d’un pas tranquille, maintenant suffisamment proche pour juger de l’état de sa cible. Sa fureur s’était dissipée à sa vue. Une telle larve serait facile à abattre.
L’étrange être en short le dévisageait d’un œil intéressé. Un instant, un picotement désagréable courut le long de son échine. Il avait l’impression de l‘avoir déjà rencontré quelque part. Était-ce lui qui avait lancé les balles solaires ?
Il en doutait. Il s’occuperait de son cas une autre fois. La fille qu’il avait sentie gisait un peu plus loin. Elle respirait toujours. Il avait par conséquent respecté son sens de l’éthique. Mais sa seconde victime n’était nulle part en vue. Il allait devoir se servir du garçon comme appât, puis le liquider par la suite.
Le tueur n’était pas cupide de nature, encore moins lâche, mais la prise d’otage ne faisait pas partie de ses attributions. Il baissa son arme électrique, puis prit sa décision. Il donna un petit coup de pied au garçon pour attirer son attention. Ce dernier se crispa.
— Tu as vraiment de la chance, annonça-t-il en adoptant la langue de Galférion grâce à un « descripteur » installé dans son oreille, je ne vais pas te tuer aujourd’hui. Peut-être demain. Tu comprends, si je dois te prendre en otage, il me faut au moins un supplément en espèce sonnante et trébuchante. Profite de ce temps pour t’occuper convenablement de ta copine. Une fille comme elle, on ne la laisse pas gambader toute seule et à moitié nue dans un plan d’eau, même glacial. Ça ne se fait pas. En plus, que voulais-tu faire avec cette pierre plate ? Assommer le touriste ?
Il indiqua Henri d’un pouce.
— C’était évident qu’il allait l’éviter. Les Acariens ont des yeux derrière la tête.
L’Assassin inconnu se sentait d’humeur charitable et assez affable pour tenir un discours. Ses états d’âme fluctuaient sans cesse. Il suffisait souvent d’un petit détail pour éveiller un aspect de sa personnalité fortement lunatique. La scène lui en rappelait une autre, qu’il avait vécue par le passé, dans une autre vie, un autre espace et un autre temps : sa rencontre avec un tueur grandiloquent nommé Delener. Tout son destin découlait de cette relation courte et vivace.
Ce jeune barbare ne serait jamais assassin - L’Assassin inconnu l’avait su d’un seul coup d’œil - mais il deviendrait assurément quelque chose, s’il vivait assez longtemps.
— Tu as survécu à une rencontre avec l’Inconnu. Sois-en fier. Et la prochaine fois, meurs en paix et sans résistance.
L’assassin s’éloigna en direction des flots.
— Qui vous a embauché ? souffla Galférion.
— Quelqu’un qui souhaite vous voir séparer à jamais, Anna et toi. Je ne l’aurais même pas sonnée avec un éclair. Elle doit vraiment tenir à toi pour se mettre ainsi en première ligne. Un humain ne peut résister à une décharge de trois mégas volts.
— Alors pourquoi ? ajouta-t-il faiblement.
— Pourquoi est-ce que je ne te tue pas ? Parce que mon contrat stipule que tu dois mourir sous ses yeux. C’est malheureusement impossible dans la conjoncture actuelle.
Le tueur songea au sadisme de l’entreprise, puis disparut au milieu de la fumée et des braises, l’une de ses armes calées sur son épaule. L’ombre d’une faux s’éloigna du rivage.
Galférion ne se souvenait pas de ce qui s’était passé après son évanouissement. Des éclairs tranchaient son champ de vision telles des millions de petites aiguilles à tricoter. Une voix, qui l’appelait, des murmures lointains et pressants, une série de caresses évoquant la douceur d’une plume, un vol au milieu des volutes, et finalement, un monde de fumées et de feux.
La transition avait été brutale. Ses pieds traînaient par terre; un bras nu le soutenait et des cheveux écarlates cerclés d’ébène effleuraient son visage.
Anna lui rendit son regard, tout en continuant de courir sur la terre calcinée. Ses yeux brillaient d‘inquiétude. Puis, une moue timide s’empara de ses lèvres pleines. Sa voix couvrit les crépitements des flammes proches.
— Tu vas bien ?
— J’ai la bouche pâteuse et j’ai mal de partout, mais à part ça, tout va bien. Enfin, je crois.
Galférion lui adressa un sourire engageant, tout en pressant ses doigts sur ses hanches. Il tituba un instant quand ses pieds touchèrent le sol, retenu seulement par la force d’Anna. Puis il se rétablit, sans lâcher toutefois la jeune femme, qui lui servait d’assise. Il était très affaibli.
— Où est Maléa ?
— Gustave nous a doublés quelques secondes plus tôt avec elle et l’Acarien. Tu as essayé de lui jeter un galet, parait-il. Les Acariens ont six yeux, deux derrière, deux devant et un de chaque côté de leur tête chauve.
— Je comprends mieux maintenant comment il a pu l’éviter, marmonna Galférion.
Une pluie de braises jaillit sur leur route. Anna l’écarta d’un geste gracieux à l’aide de sa Ravaldia, qu’elle avait récupérée dans la forêt. Gustave l’avait localisé grâce à son émetteur intégré.
Bientôt, l’une des entrées du parc apparut.
Des étincelles envahirent le champ de vision de Galférion comme autant de petites lucioles dans la nuit. Il chancela.
— Excuse-moi, Anna.
Tout s’obscurcit à nouveau.