Onirisme et Destuction 6
Sans ralentir, tous les deux s’étaient promenés à travers l'université, s'attirant les regards furieux de quelques étudiants rudement secoués au détour des couloirs étroits. L'énergie d'Anna semblait inépuisable, ce qui n'était pas le cas, hélas, de celle de son compagnon.
Quand l’horaire les força à se séparer pour assister à leurs cours, le jeune homme tenait à peine debout, transpirait par tous les pores de sa peau. Il n'eut pas le temps de combler sa soif avant son arrivée dans la pièce illuminée de la salle de cour. Une belle heure et demie plus tard, il s’était effeuillé entre divers groupes qui échangeaient des embrassades au milieu de l’allée. Il mourrait d’envie de se désaltérer, comme si sa vision de la matinée avait affaibli son corps qui criait aussi famine.
Au rez-de-chaussée, après avoir essuyé une chute mémorable au pied d'un grand type hilare, il avait atteint une multitude de calices immaculés et désuets, face à une glace où l’on aurait pu se mirer sous tous les angles sans bouger ne serait qu’un doigt de pied. Un dérapage incontrôlé sur le carrelage récuré lui permit même de voir l’arrière de son crâne avec un seul œil, la joue écrasée, et le bras tendu en direction d’un robinet argenté et scintillant.
Après s’être séché les mains sous une tornade de chaleur capable d’évaporer une mare, le jeune homme quitta l'endroit avec une expression de contentement béat.
Une étudiante attira son attention. Elle quittait le bâtiment d'une démarche robotique. Il la reconnut grâce à ses boucles brunes, à son sourire loufoque et à ses yeux marron flous. Elle s'appelait Maléa et avait été invitée à la fête de Falane deux jours plus tôt. Elle portait son mignon petit sac en bandoulière sous le bras, et semblait tout à fait à l’aise, si ce n'était sa mine enneigée, et ses mouvements compulsifs. Elle enroulait frénétiquement une mèche de cheveux autour de son index.
Intrigué, Galférion la suivit, en la hélant. Elle l'ignora. Pourquoi ne répondait-elle pas ? Ne l’avait-elle pas entendu ?
La brusque apparition d'une fantastique créature lui boucha la vue. Une poitrine opulente se balança outrageusement sous son nez, révélée par une échancrure dévastatrice. Un sourire légèrement incurvé, fort sublime, fondit sur des lèvres pleines. Un regard vert évoquant une feuille de cerisier transperça l'étudiant telles les défenses d'un sanglier.
D'une esquive forte habile, Galférion effleura le profil chaleureux de la jeune femme et s'élança sur les traces de Maléa à vive allure. Un orage crépita dans les prunelles de la belle créature éventée. Avec un mouvement de hanche gracieux, Emie s'engouffra derrière l‘impertinent, telle une furie poussée par un désir incompréhensible.
Le jeune homme continuait sa route, concentré pour ne pas perdre de vue Maléa, indifférent à l’apocalypse rehaussé par des talons qui le suivait, bien que quelques démangeaisons désagréables parcourussent son échine.
Ne pas remarquer les belles filles était devenu une seconde nature chez Galférion : d'une part, il ne voyait pas pour quelle raison une jolie fille s'intéresserait à lui et d'autre part, si par hasard un sourire charmant ou un regard attendri venait à croiser le sien, il était souvent adressé à un personnage imposant situé dans son propre dos. Pour parer à ces terribles désillusions romanesques, le jeune homme avait créé une technique nommée « Parade Venteuse », qui se décomposait en trois phases ; l'approche, le frôlement et la fuite. Il l’avait exécuté inconsciemment à l’instant.
La superbe Emie avait perdu son calme apparent, et à mesure qu'elle avançait, les racines de ses cheveux se coloraient de bleu, sa peau virait à l'olive et ses yeux flamboyaient comme la couronne du Soleil. La transformation s'acheva dans un couloir désert de l'autre côté du bâtiment ; de longues oreilles s'échappèrent de chatoyantes mèches azur. Elle s'arrêta, quelques pas derrière Galférion, lui-même figé.
Maléa avait disparu par une porte. Son ouverture oscillait sous le nez du jeune homme paralysé. Ses muscles ne répondaient plus à sa conscience. Une force violente le fit fléchir ; ses genoux heurtèrent le sol bien bas.
La créature qui ressemblait à une dryade mesurait deux mètres de haut et son corps longiligne soulignait ses formes avantageuses, tout en évoquant une liane souple se balançant dans le vent. Un tissu fin de couleur azur, à peine pudique, laissait voir ses jambes interminables. Elle déchaussa son escarpin et présenta son pied sans ongle à la douceur infinie sous le nez de Galférion.
― Embrasse-le.
Le jeune homme loucha de manière comique. Ses pensées embrumées lui ordonnèrent de se relever et de s'enfuir, mais son corps semblait entravé par une couche de ciment à prise rapide.
― Embrasse-le, répéta-t-elle plus fort.
Incapable de réagir, Galférion posa sa bouche sur la peau tendre et lui trouva un goût légèrement sucré.
Que faisait-il ? Une boucle d’interrogations désagréables tourbillonnait dans son esprit. Une délicieuse chaleur parcourait son corps et le rendait malléable, comme de la glaise.
Quelques secondes plus tard, Emie lui ordonna de lui remettre son escarpin et de se relever. Il la rechaussa avec lenteur, puis se retrouva au niveau de son visage. Pourtant, ce devait être impossible étant donné qu'elle était plus grande que lui. Il s'aperçut que ses pieds ne touchaient plus le sol.
― Tu te débrouilles bien.
En même temps, elle caressait son visage de ses doigts tièdes et sans ongle. Ses paupières se faisaient lourdes.
― Tu te demandes sans doute pour quelle raison je t'ai humilié de la sorte. Je dois éduquer convenablement les barbares de cette planète, dont toi.
― Vous êtes folle…
― Comment peux-tu parler ? s'étonna la dryade, choquée.
― Vous jouissez d'avoir quelqu’un sous votre contrôle, termina Galférion.
Il avait la langue pâteuse, mais l'esprit toujours aussi alerte. Comment réussissait-il à émettre des sons ? Lui-même l’ignorait.
― Tu résistes. Tu es le premier. Et tu as raison, cela me plait. Mais en quoi cela te regarde-t-il ? Je ne peux pas te châtier par les armes ; c'est une des traditions de mon peuple que de respecter la barbarie. Je pourrais très bien te pousser au suicide. Malheureusement, on m’a ordonné de ne pas le faire ; pourtant, je te considère comme un insecte nuisible. Je voulais que tu le saches. Ne viens pas à la fête, si tu tiens à la vie.
― Lâchez-moi ! rétorqua-t-il avec fureur.
Galférion sentit ses pieds toucher les carreaux usagés. Le poids s'était dissipé, il était libre, quoiqu'hébété. La dryade écarquillait les yeux devant le phénomène. Jamais encore un humain n'avait pu se libérer de son emprise.
― Qui es-tu ? demanda-t-elle à mi-voix, soudain effrayée.
Le jeune homme heurta le mur et s'effondra lourdement. Il avait perdu connaissance. La créature observa un long moment l'humain évanoui, puis décida de quitter les lieux. Quand elle marcha de nouveau au milieu de l'université, son apparence avait changé. Redevenue Emie, elle laissait entrevoir une expression charmante. Intérieurement, elle frissonnait.
Galférion se réveilla quelques minutes plus tard. Sa tête bourdonnait, et sa peau le picotait. Il se redressa en s'aidant de ses mains moites, puis croisa le regard d'argent d'un homme étrange recouvert d'un imperméable beige. Il portait des bottes noires, un pantalon lisse et sombre, et souriait.
Enfin, ce fut ce que le jeune homme pensa quand un rayon furtif éclaira l'angle de sa mâchoire d'un halo livide, puisque son visage était dans l’ombre. Un objet métallique jaillit à hauteur de ses doigts avec un chuintement de mauvais augure. Pétrifié de peur, Galférion se releva prudemment. L'inconnu venait de sortir de sa poche un simple stylo, et de l’autre, un petit carnet recouvert d'un tissu écarlate chatoyant.
― Vous faites partie du jeu, n'est-ce pas ?
― Quel jeu ?
Il avait cru une brève seconde que cet individu allait le tuer.
― Je vous ai suivi jusqu’ici depuis l'arrêt de bus. Je suis étonné que vous m'ayez aperçu si facilement ; qui êtes vous donc, un androïde de nouvelle génération ? J'ai investi une fortune dans cet appareil pour me rendre invisible !
― Votre invisibilité ? Un androïde ? Qu'est-ce que vous racontez ?
― Vous ne savez vraiment pas ! Attendez.
L'inconnu venait de sentir le filon d’or – son côté journalistique s’était réveillé.
― Faisons un marché. Si vous m'offrez l'exclusivité, je vous révélerai tout ce que je sais.
― Vous êtes journaliste !
Un gloussement s'échappa de la gorge de l'individu.
― En quelque sorte. Je m'appelle Delaton, mais ceux qui me connaissent et me craignent me nomment Zero. Oui, dis comme ça, ce nom n'a rien d'extraordinaire ; dans la plupart des langues connues, il signifie le Révélateur ou l'Exécuteur, à ta guise. Je me bats contre les préjugés, et les fausses vérités servies par les gouvernements de la galaxie. Je fais éclater les complots, les scandales, démantèlent les groupes de truands hauts placés, en prenant des risques incalculables. En somme, je suis un héros... Alors acceptes-tu de me livrer ton histoire ?
Galférion pensait avoir affaire à un opportun qui aimait raconter des fadaises à la première personne naïve venue.
― Non, lui rétorqua-t-il.
Le jeune homme lui tourna le dos et se dirigea vers la sortie, pressé de s’éloigner d’ici au plus vite et d’oublier sa seconde rencontre humiliante avec la créature. Il toucha un instant ses lèvres avec un certain frisson et un invraisemblable dégoût, avant de pousser la porte.
― On les appelle les Cantatrices d'Evalon.
Galférion se figea, légèrement de profil.
― De quoi parlez-vous ?
― De la créature verte aux longues oreilles et aux capacités psychiques spectaculaires. Les pouvoirs des Cantatrices sont de loin les plus puissants de la planète Evalon ; on dit qu'ils peuvent rivaliser avec les technologies actuelles les plus avancées en matière de psychisme. Celle-ci a à peine utilisé un dixième de sa puissance lors de son interaction avec toi, et tu as réussi à lui résister. Je m'incline. Tu ne dois pas être n'importe qui. Si par hasard, tu revenais sur ta décision, fais-le-moi savoir. Je serais tous les matins face à ton arrêt de bus. Adieu.
Zéro se volatilisa sans laisser de trace dans le couloir plongé dans la pénombre. Des pas retentirent au loin. Encore secoué par cette révélation et ses mésaventures, Galférion resta coi.