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Onirisme et Destruction 4

Emie secoua nonchalamment ses boucles brunes, et d'un œil vert évoquant les plus profondes forêts, soutint quelques regards masculins insidieux. Elle guettait toujours avec une immense satisfaction l'effet tant attendu qu'elle produisait sur les hommes. La jeune femme les imaginait en cage, en train de se jeter contre les barreaux tels des fauves affamés, leurs désirs inassouvis d'elle prenant le pas sur leur raison. Tous ces barbares devaient être éduqués convenablement, au fouet s’il le fallait.

Falane surgit d'une double porte. Vector, son serviteur illustre toujours vêtu de noir, écartait les autres étudiants avec des mouvements aussi vifs qu’un cobra. Le tandem se fraya ainsi un passage à travers la cohue avec une vélocité remarquable.

La mine affable, Falane exhibait ses membres musclés et la dévisageait de la même façon qu'on admirerait un trophée de chasse. Emie ne supportait guère la vision de cette face de crapauds, et de la concupiscence de son expression qui évoquait une fièvre maligne. Sa peau blanche frissonnait de répulsion. D'un mouvement de cou délicat, elle laissa ses cheveux cascader sur ses épaules dénudées. Une mèche palpitante glissa entre ses seins. Même pour les crapauds, elle soignait son apparence.

― Bonjour, Emie ! lança-t-il avec un mouvement de langue.

― Salut, Falane, que me vaut cette course à travers le hall ?

Les garçons s'attroupaient autour du tandem aussi bien assorti que deux ennemis. Emie se façonna un sourire resplendissant. Le maintien et l’attitude valaient mieux qu’un incroyable discours.

― J’organise une fête ce weekend dans mon manoir et nous t'attendons. Tu n'as pas le droit de refuser, ajouta-t-il, plus bas.

― Je viendrai. Autre chose ?

― Non, Emie, tous mes désirs, tu les connais déjà.

― Mon cher Falane, tu es trop gourmand, rétorqua-t-elle, tu m'excuseras, je dois m'en aller.

Et elle s'éloigna d’une démarche faussement enjouée. L'étudiant tout en muscle désirait de toutes ses forces ce corps à la houle sensuelle. Plus que tout, il adorait sa personnalité exécrable, la manière dont elle se mouvait sans heurt, avec une grâce incomparable, n'hésitant pas à se faufiler entre ces parvenus humains comme une sirène au milieu d'un groupe de thons.

Toute cette résistance la rendait encore plus attirante. Si elle avait été une statue ou un portrait, l'acheter ne lui aurait pas déplu, qu’importe le prix. Toute la galaxie lui aurait envié d'exhiber un tel article dans son salon. Déjà, elle disparaissait dans le bâtiment C, sa mèche brune happée par la pénombre.

― Quelle plante délicieuse !

― Ne vous laissez pas fasciner par cette ensorceleuse, déclara Vector avec un geste de mépris, elle ne vaut pas son pesant d'or.

― Oui, mais en plus d'être consommable, elle peut nous être utile, mon cher. Oh, mais n'est-ce pas là Shayne ? Que manigance-t-il ?

Le garçon à la chaînette parlait doucement à un grand étudiant aux cheveux aplatis et au regard halluciné. Il semblait particulièrement irrité, ce qui intrigua Falane.

― Oh, intéressant, devrions-nous surprendre leur conversation ? Ne serait-ce pas excitant ?

― Votre image, Falane, votre image. En tant que prince, vous ne devez pas paraître trop intelligent, ni trop exécrable, ni trop curieux, même dans un monde barbare. Votre tempérance agira sur votre aura.

― J'avais oublié, constata l'autre en poussant un long soupir contrarié.

Il se maquilla une expression plus noble, et entreprit de se diriger vers des admiratrices dissimulées dans un recoin de la cour universitaire. Une belle petite blonde rougit de contentement à son approche. Ne souhaitant pas trop la brusquer, il entretint une conversation sans intérêt avec Vector et tous les deux s'esclaffèrent avec beaucoup de zèle. Et Falane s'arrêta par un hasard extraordinaire face à son interlocutrice la plus séduisante, et leurs regards se croisèrent; il mima le coup de foudre à la perfection en restant un instant figé.

Ah la conquête, l'amusement ultime ! Dans sa coin de son esprit, il pensait à l'irritation de Shayne, qu'il considérait comme un égal. En plus d'être curieux, il n'aimait guère ne pas savoir quelque chose. 

À quelques pas de là, Shayne enroulait et déroulait sa chaîne autour de ses doigts avec nervosité et dévisageait Dênmorane Malter avec le coupant de ses yeux bleus. Ce dernier avait fait quelque chose de détestable, d'ignoble même. Comment avait-il osé lui mentir ?

― Tu le traites d'obsédé, hein ? Alors, explique-moi, pourquoi est-il invité à la petite fête donnée par Falane ? Qui est-il ?

― Ce gars-là déteste les fêtes. Nous étions amis. Et je n'ai jamais ouï dire qu'il entretenait un lieu amical avec notre champion médaillé. À mon avis, il a gagné sa confiance en lui léchant les bottes, comme la plupart de nos condisciples. Pitoyable.

― Je sais reconnaître un opportun lorsque j'en vois un, rétorqua l'autre sur un ton menaçant.

En réponse, le rire aigrelet de Dênmorane fit sursauter tout un groupe d'étudiants qui se dirigeaient vers la machine à boisson. Shayne haussa un sourcil charmeur à l'adresse d'une de ses connaissances. Puis il se tourna de manière à avoir une vue d'ensemble de la cour. Il repéra Falane qui ne cachait pas son intérêt. Son partenariat avec le hackeur livide devait rester secret. Ce dernier lui causait toujours des problèmes de visibilité. Pour l’instant, il avait besoin de ses services.

― Pour le reste, j'attends la prochaine livraison de tu-sais-quoi avec une certaine impatience. Tâche d'être au rendez-vous, comme la dernière fois. Et ne me fais plus perdre mon temps.

― Bien entendu, bien entendu.

Le garçon s'éloigna d'une démarche égale et digne sous le regard soudain horriblement amusé de Dênmorane. Ce dernier redressa ses lourdes lunettes.

« Que vas-tu faire, Galférion ? » songea-t-il en se remémorant leur rencontre et son petit cadeau.

 

Galférion ne s'attendait guère à manquer son bus, et pourtant, le véhicule fila telle une bourrasque sous son nez. Le fait d’avoir oublié ses chaussures et d’être retourné les chercher n’était sans doute pas étranger à l’affaire. Contraint de patienter, il arriva en retard à son premier cours de la journée, et fut éconduit par le professeur avec un brin d'humour :

― La prochaine fois, veillez au grain.

En effet, le cours avait pour thème un passage littéraire traitant de l'agriculture primitive de Mor. Cette phrase demeura fichée dans son cerveau un long moment, alors que dépité, il parcourait les couloirs de l'université en quête d'un endroit paisible.

Il dénicha une belle place au milieu d'un escalier métallique battu par les vents, où il put soupirer tout à son aise. Il se plaignait toujours, dans le secret de son esprit, de sa vie anodine, de la banalité de son quotidien. Pourtant, il devait bien s'avouer une chose, il était une catastrophe ambulante, un animal de foire particulièrement malchanceux. Il voulait enseigner. Depuis quelque temps, il hésitait à s'engager dans un cirque.

Qu'allait-il encore lui arriver aujourd'hui ? Sans doute rien, enfin pas dans l'immédiat. Il n'y avait personne aux alentours. Même les pigeons s'étaient enfuis à son approche, abandonnant leurs fientes au bas des marches telle une offrande.

― Je n'en peux plus ! Il faut que je me délasse de toute cette crasse ! s’exclama quelqu’un.

Galférion se leva sur le qui-vive. La voix provenait d'une rangée de buissons feuillus. Ces derniers s'agitèrent de manière désordonnée et des feuilles voltigèrent en tout sens. L'ombre d'un derrière aguichant bascula entre deux buissons. À ce moment-là, un groupe d'étudiants traversa le chemin du parc juste au-dessus de la position. Aucun d'entre eux ne parut la voir, alors même qu'elle s'agitait bizarrement sous leur nez.

La sirène forestière se redressa d'un bond gracieux et s'étira langoureusement. C'était vert pâle, fin telle la branche d'un arbrisseau, indéniablement féminin, et terriblement nu.

Galférion se pencha de côté pour confronter sa vision au phénomène. De longues oreilles pointues se déplièrent brusquement de chaque côté d'une chevelure d'un bleu évoquant une source d'eau limpide. Le jeune homme cligna un instant des yeux. Les mystérieuses oreilles se muèrent de haut en bas, toujours visibles. D'autres groupes passèrent sans la voir. La mystérieuse humanoïde jaillit des buissons d’un bond surprenant, dévoilant du même coup toute sa féminité et ses yeux d'or pur. C'était comme contempler une déesse, lumineuse et ma foi, très bien proportionnée.

Alors elle le vit, et un instant, ils se suivirent du regard comme deux mimes funambules face à face sur la même corde.

― Tu me vois ! Comment-est-ce possible ? Immonde petit vicieux !

Galférion bondit en arrière, trébucha et roula sur la passerelle. D'un coup, elle n'avait plus l'air d'une déesse, mais d'une démone.

― Comment peux-tu me voir ? Reviens ici, tout de suite ! s’écria-t-elle avec fureur.

Le jeune homme tenait ardemment à la vie, sans compter qu’une créature pareille ne pouvait pas exister, sauf dans les livres. Il s'empara de la poignée de porte et s'engouffra dans le couloir au pas de course, affolé. Au bout d'un certain temps, il jeta un coup d'œil en arrière et s'avisa qu'il avait parcouru une vaste distance. Soulagé, il reprit son souffle, les mains plaquées sur ses genoux.

― Oh, Gaf ! Tu es encore en retard, ou quoi ?

Falane lui adressa un sourire tout à fait exquis. Il avait surgi d’un couloir adjacent avec Vector, d'un pas de propriétaire. Parfois, Galférion avait vraiment l'impression que l'université était truffée de passages secrets que le champion adulé connaissait par cœur.

― Eh mon gars, on dirait que tu as été témoin d'un meurtre !

― Mais non, mais non, vous vous trompez. J’étais juste en retard !

Il fut contraint de rire avec eux, et de se faire broyer l'épaule par Falane.

― Tu n'oublieras pas de venir samedi ! Tu auras le droit de dire tous les mensonges que tu veux. Vraiment géniale, cette idée. Bon, il faut qu'on t'abandonne; l'histoire nous appelle.

― À bientôt.

Encore secoué par sa vision, le jeune homme se rendit à son prochain cours. Son cerveau inventait sans cesse de nouveaux fantasmes, mais il ne se rappelait pas avoir eu celui d’une dryade, gambadant nue derrière l'université. Or il l'avait bel et bien vue, et sa beauté angélique l'avait laissé pantelant. Il n'arrivait même plus à décrocher son image de sa rétine.

Avec discrétion, il se glissa derrière une des longues planches de bois qui servaient de bureaux dans l'amphithéâtre, et s'assit en tremblant. Le regard que l'humanoïde avait eu en l'apercevant lui donnait encore des sueurs froides. Il devait se calmer, et vite. Il ne craignait plus rien, maintenant; il était au milieu d'une salle débordant d'étudiants qui discutaient bruyamment, en attendant l'arrivée du professeur. Personne ne pourrait le retrouver au milieu de cette cohue, ni même l'agresser d'une quelconque manière. Un léger frisson remonta le long de sa colonne vertébrale, alors qu'il effleurait une feuille vierge du bout de son stylo plume.

« Se pourrait-il que la dryade soit parmi les élèves, déguisée ou invisible ? »

Galférion reboucha son stylo, et respira lentement. Il avait juste été sujet d’une hallucination. Devait-il aller voir un psy ?

Quand quelqu'un prit place à ses côtés, ses jambes eurent un spasme nerveux, et ses genoux heurtèrent douloureusement le dessous de la plaque de bois. La douleur lui coupa le souffle, la pensée et le laissa abandonné au fond de sa chaise, hagard.

Il se frotta les yeux, et plaqua ses paumes sur le bois. Sentir de la matière l'apaisa. Son estomac gargouilla, signe évident qu'il avait usé beaucoup d'énergie à courir en tout sens et à s'apeurer tout seul.

― Arrête de gigoter, le cours va commencer.

Galférion se tourna en direction de la voix, et fut aussitôt fasciné par la prestance, la décontraction de la jeune femme au regard perçant. Sa peur et son stress se dissipèrent, telles des ombres fauchées par un rayon de lumière. Il n'avait jamais rien senti de pareil, cette chaleur douce et suave qui l'enveloppait de l'intérieur. Le cours débuta sur un sermon du professeur de technologies, et un léger dérapage qui fut accueilli par des rires.

― Je suis aussi un être humain, vous savez; pas une machine chargée de vous réciter un cours ! observa le coupable, embarrassé.

Les étudiants prirent des notes, parfois en chuchotant. Galférion avait l'impression de baigner dans une aura joyeuse. Depuis toujours, il se mouvait dans les ombres de son cœur et de sa vie; et outre le fait d’être indécis, était plutôt craintif. Mais à ce moment-là, il aurait pu aussi bien être quelqu'un d'autre, son futur soi.

Un seul regard avait réussi à faire chavirer son cœur, et à accroître ses sens de manière phénoménale. Le cours fila à une allure impossible. Puis l'enchantement s'effaça en grande partie quand Galférion prit conscience de l'identité de sa camarade. Il n'y avait plus aucun doute, ce regard brun, ces cheveux blonds; Anna. Son expression n'avait rien de compatissant. Des étincelles crépitaient dans ses prunelles, et dans un flash d'épouvante, il sut qu’un maudit hasard s’acharnait à causer sa perte.

― Tu m'as reconnue ? Tu en as mis du temps, pour un espion.

― Un espion ? répéta-t-il, sidéré.

― Ne joue pas avec moi, je pourrais très mal le prendre. Tu as perdu ceci, hier.

Anna lui tendit discrètement sa propre clef USB. Il ne s’était même pas rendu compte de sa disparition !

― Comment ?

― Tu es lent d'esprit ou quoi ? Tu ne te souviens pas d’une légère envolée et d’une vision périphérique de mes sous-vêtements, chuchota-t-elle entre ses dents.

Il chercha quelque instant dans ses souvenirs, et eut la vision fugitive d'un tissu violet sensuel. Il eut la décence de rougir.

― Alors, c'était toi !

― Tu joues vraiment très bien la comédie…

― Là, je ne te suis déjà plus. D'abord, tu me traites d'espion, ensuite tu me parles de ta lingerie.

― Où est la photo ? demanda-t-elle sur un ton soudain très sec. Et ne t'avise pas de répéter que tu ne sais rien, le jeu a assez duré. Tu commences sérieusement à me contrarier !  

― Eh bien, ton slip, et tes histoires d'espionnage m’exaspèrent sérieusement, moi aussi. Sans parler de photo. Si j'avais eu un appareil photographique à ce moment-là, tu l'aurais vu. Bon, je ne te cache pas que c’était beau, mais de là à plonger sous ta jupe pour immortaliser l’instant, je...

Galférion s'arrêta brusquement, mal à l'aise. Toute la rangée de derrière s'était quelque peu penchée en avant pour écouter, à moins que ce ne fût là un effet d'optique dû à l'éclairage faiblard de la pièce. Rouge d'embarras, il écouta le professeur leur présenter un chef-d'œuvre traitant d‘une fessée et prit quelques notes.

― C'est humiliant, chuchota Anna entre ses dents.

― Non, tu crois, marmonna-t-il, sarcastique.

― Si tu répands cette rumeur, je t'étripe. Si tu récupères de nouveau des données sur mon compte, je te réduis en petits fours. Et, ajouta-t-elle beaucoup plus bas, cette humiliation, là, je vais te la faire payer.

― À ce point ? La lingerie a donc tant d'importances dans ta vie ? Tu ferais mieux de t'inquiéter pour ce mail reçu par IRA, ajouta-t-il avec vaillance, cette personne-là n'en a rien à faire de ta dentelle violette. Il veut simplement te réduire en petits fours, pour reprendre ton expression...

La main de la jeune femme se referma soudain sur la sienne avec une force surhumaine. La suite de sa phrase s'étrangla dans sa gorge. Elle lui broyait les doigts petit à petit.

― Tu vas gentiment m'expliquer, après le cours, où tu as eu connaissance de ce mail, les raisons pour lesquelles tu t'intéresses tant à moi, qui tu es réellement et qui t'envoie.

― Personne ne m’a envoyé, et je ne suis que moi. Qui plus est, je cours vite.

Cette fille était folle ! Elle resserra sa prise avec un regard assassin et un sourire contraint pour dissiper toute gêne éventuelle de la part des étudiants les plus proches.

― Qui t'a dit que je te laisserai franchir les portes de cette salle indemne ?

Ils se défièrent du regard encore quelques secondes. Galférion s'efforça de cacher la douleur que lui inspirait l'écrasement prononcé de sa main. D’où tirait-elle sa force ? D’un entraînement quotidien dans une discipline martiale ?

― Tu es plutôt courageux. Quelqu'un de censé aurait lâché prise depuis un bon moment. Apparemment, tu caches bien ton jeu. Un instant, je t'avais pris pour un vulgaire espion sans scrupule. Tu as cru me berner encore combien de temps ? Je sais reconnaître un garde du corps chevaleresque et inoffensif quand j'en vois un.

Anna desserra sa prise, alors qu'il l'observait sans comprendre. Un garde du corps chevaleresque ? À quelle époque est-ce qu'elle vivait ? Bon certes, la comparaison était flatteuse quand on songeait à la bravoure, à la force et à l'honnêteté de ces chevaliers qui peuplaient les belles histoires depuis la nuit des temps. Néanmoins, Galférion ne s’identifiait pas au personnage; il n'entretenait que très peu d'illusions sur son héroïsme et son courage. Sa camarade ne lui laissa pas le temps de protester ; elle avait totalement changé de personnalité.

― Inutile de mentir. On t'a très certainement envoyé pour veiller sur moi; j'aurais dû le comprendre bien plus tôt. Je suis désolée, ajouta-t-elle, à contrecœur.

― Ce n'est rien.

Galférion ne pouvait pas se résoudre à la contredire, puisqu'il avait bel et bien pris la décision de la protéger avant même leur rencontre. Mais au fond, bien qu'il le voulût de tout son être, il s'en sentait incapable. Il doutait de lui être d'une quelconque utilité. C'était une sacrée désillusion, comme il s'y attendait; enfin, il était heureux pour l’instant.

 

* * *

 

Le jeune homme marchait d'un pas désespéré, légèrement oscillant, dans une allée déserte qui s’élançait entre deux immeubles terriblement ternes. Anna lui avait dit, « à demain », avec un sourire aussi beau que franc. Ainsi, paradoxalement, il se sentait tout joyeux. Ils allaient se revoir; cependant l'avenir devenait tout à coup plus sombre, plus incertain. D'où avait surgi cette histoire de garde du corps ?

L'aboiement furieux d'un chien le surprit tant et si bien qu'il se plaqua contre la surface rugueuse et grise d’un mur. L'animal hurlait depuis la terrasse d'un étage supérieur. Une jeune femme féline sortit de l'appartement, et s'arrêta deux pas derrière le chien, les jambes écartées, les poings sur les hanches. L'animal, sans même l'avoir aperçu, se tut brusquement avant de déguerpir, la queue entre les pattes.

Galférion l'observa plus avant. Elle portait une chemise colorée entrebâillée au niveau de la poitrine et un étrange chapeau marron incliné sur ses yeux fauves. Une mèche d’or effilée les mettait en valeur. Un Saphir de belle taille s'était niché entre ses seins, et scintillait. Le jeune homme allait partir en catimini; sa journée avait été bien assez chargée. Malheureusement, la femme l'avait repéré depuis un bon moment.

― J'espère que mon chien en vous a pas trop effrayé, jeune homme ! s'exclama-t-elle soudain.

Les poils de la nuque de Galférion se hérissèrent dangereusement.

― Il m'a simplement surpris !

― Surpris, vraiment ?

La jeune femme s'était penchée sur sa balustrade, les bras croisés, une cigarette mystérieuse — en effet elle était bleue ! - coincée sur le côté de ses lèvres.

― Vous savez, il n'y a pas honte à avoir peur des gros molosses dans son genre. Mon ex hurlait chaque matin quand il bondissait dans notre lit en jappant. Je crois que ce chien est la raison pour laquelle il nous a quittés.

Le jeune homme intelligent aurait juré que le verbe « quitter » n'était pas employé dans son sens premier.

― À moins que ce ne soit à cause de l'argent planqué sous mon matelas, qui sait ?

Elle tira une bouffée de sa cigarette. Pétrifié, Galférion l'observait d'un air perplexe. Venait-elle de lui avouer le meurtre de son amant ? Non, c’était juste son imagination qui battait de l’aile. Il recula de quelques pas discrets.

― En tout cas, il se débrouillait bien au lit.

― Pourquoi me racontez-vous votre vie ?

― En guise d'avertissement; tu as bien dû te rendre compte depuis le temps que je n'habitais pas ici, non, beau gosse ?

― Non, je n'avais rien remarqué.

Galférion reporta son attention sur la femme, qui avait bondi sur le balcon supérieur avec une agilité extraordinaire. Il vit avec stupéfaction un sac débordant de monnaie voltiger dans les airs et atterrir dans un nuage de poussière de béton à ses pieds. À ce moment-là, trois hommes larges d'épaules pénétrèrent dans l'allée. L'un d'eux avait son portable ovale vissé à l'oreille et menaçait la personne à l'autre bout du fil.

― J'espère pour toi que cette cargaison de drogue sera là où elle doit être, au moment opportun ! Dans le cas contraire, j'ai bien peur que tu perdes l'usage de quelques membres. 

En même temps, il jouait à faire tourner une bague en or autour de son index et mâchonnait un gros cigare. Son costard cravate lui allait à merveille, ainsi que ses chaussures de luxe, noires. Dans un éclair, l'esprit de Galférion enregistra toutes les données, et il arriva à une conclusion totalement invraisemblable. La jeune femme, là haut, était en train de dérober l'argent amassé par le type bien habillé, sûrement un trafiquant influent du coin.

Comme toutes les villes, Sans-Nom détenait un lot de criminels haut en couleur et en vilénies.

Les trois hommes étaient encore loin, il pouvait rentrer chez lui sain et sauf. Puis il aperçut les billets de banque de cent Moris répandus à ses pieds en une liasse informe et ceux qui dépassaient de son sac. D’un rapide coup d’œil, il jugea qu’il y avait là pas loin de dix milles Moris, une fortune. Comment était-ce possible ? Une forme floue disparut soudain sur sa droite. La femme se trouvait sur le balcon au-dessus de celui avec le chien, elle avait de nouveau accompli son exploit qui se jouait de la gravité.

― Au voleur ! hurla-t-elle brusquement.

Le molosse aboya lui aussi, ce qui attira bien évidemment l’attention des trois hommes. Le plus important d'entre eux venait de refermer son portable, et dévisageait déjà l'inconnue avec un certain dédain.

― Que se passe-t-il ?

Il s'arrêta à son niveau. Galférion aurait pu s’enfuir dans une rue adjacente. Malheureusement, il était paralysé par un début de frayeur contemplatif.

― Qui vous a volé ?

― Ce n'est pas moi, mais vous qui avez été volé ! Regardez, il est là, il s'enfuit !

Une bourrasque projeta de la poussière entre Galférion et les trois hommes surpris. Ces derniers avaient l’air d’une bande de loups surpris par l’apparition d’un lapin au milieu de leur tanière.

― Attrapez-moi cet...

Le juron bien connu résonna sinistrement dans l'allée. La jeune femme ne criait déjà plus; elle bâillait.

― Attendez ! Cette femme ment. C'est elle qui vous a dérobé votre argent !

― Alors, explique-nous d'où viennent ces billets !

Galférion baissa les yeux sur les billets éparpillés à ses pieds. Étant donné que son sac était entrouvert, ils donnaient l'illusion d'en avoir chu. Les deux hommes robustes et violents s’apprêtaient à jouer de leurs poings recouverts de ferraille. L'étudiant fila aussitôt; les larmes aux yeux. Il allait se faire tuer !

L’adrénaline parut embraser son corps d'un feu dévorant. Il ne réfléchissait déjà plus, sa peur se rétractait face à sa détermination à semer ses poursuivants. Il bifurqua brutalement sur la droite. Des hurlements résonnèrent sur ses talons. Le jeune homme décida de se débarrasser de son sac en bandoulière : puisqu’ils en avaient après le contenu qu'il était censé receler, il le laisserait peut-être tranquille. Il rejoignit le parc situé entre les immeubles.

Galférion bondit par-dessus la barrière, et atterrit souplement dans le sable d'un jeu pour enfant. Derrière lui, ses poursuivants, moins sveltes la contournèrent silencieusement. C'était sa chance ! Galférion jeta son sac entre les bras du plus grand, puis repassa la barrière dans l'autre sens, tourna sur lui-même et s'engagea dans une nouvelle allée.

Une allée qui se révéla être une impasse. Il leur avait jeté le sac pour s‘engouffrer tout droit dans une impasse, où les portes des immeubles ne s‘ouvraient que sur un code d‘accès spécifique. Lorsqu’il voulut faire demi-tour, deux nouveaux venus l'avaient déjà encerclé.

L'un d'eux avait les cheveux tondus très courts sous sa casquette sombre et frappait négligemment son épaule avec une batte de baseball. Décidément, certains films étaient très instructifs, et assez réalistes sur certains détails. Galférion adorait le cinéma, les thrillers notamment, et aussi ce qu’il nommait lui-même les films de rue. Et en plus, s’installer dans une pièce obscure avec de parfaits inconnus lui donnait l’impression d’être invisible et invulnérable. C’était à ses yeux l’endroit rêvé pour embrasser une fille. Malheureusement, là, il n’était pas devant un écran en belle compagnie pendant que des gangsters vomissaient du sang entre deux hoquets et une poignée de jurons sur un écran.

Ses deux premiers poursuivants les rejoignirent avec le sac. Le jeune homme recula jusqu’à sentir ses talons heurter la base du mur de béton, incertain sur la meilleure manière de se tirer de ce guêpier. L'homme à la batte prit alors la parole.

― Tu t'es bien joué de nous, hein, enfoiré. Où est ton copain ? Celui qui a récupéré l'argent lorsque tu courais ?

Maintenant, ils le prenaient pour le membre d'une bande organisée. Galférion leva les yeux au ciel, au cas où une aide miraculeuse se manifesterait. Peut-être un ange ?

― Je ne l'ai donné à personne, rétorqua-t-il finalement, je n'avais rien à voir dans l‘histoire.

― Menteur. Tu as humilié le Surveillant, tu mérites une correction, annonça l'autre avec la batte, alors sois gentil et dis-nous où tu as planqué son argent. Si tu le fais, je te promets de ne pas te tuer.

Il était jeune, plutôt amical, d’allure arrogante, et avait la peau sombre. Ses yeux noirs lui donnaient cependant un air violent.

― Je n’ai rien à voir, je vous le jure ! Il n’y a jamais eu de billets de banque; interrogez plutôt la femme…

L’un des hommes jeta le contenu sur le sol, ses feuilles de cours, son agenda, sa trousse et tout le reste, même sa clef USB.

― Ce ne sont que les affaires d‘un pathétique étudiant, constata l’un d’eux.

― Je vois. Nous allons devoir passer aux choses sérieuses...

― Attendez ! Vous avez tous été bernés par la femme qui se trouvait à l'étage supérieur de l'appartement de votre patron. Elle m'a fait accuser pour détourner votre attention, et ainsi, elle a pu quitter le bâtiment. Je n'ai rien à voir là-dedans !

― Et le fond de mon verre est brisé, bien sûr ! Tu vas parler, et vite, lança l’un des gorilles.

― Attends, ne l’attaque pas; je pense qu’il dit vrai, marmonna le jeune à la batte sans beaucoup de conviction.

― Ta gueule, Balel. Sa tête ne me revient pas; je vais le corriger !

Le dénommé Balel vissa sa casquette noire sur sa tête avec résolution, et ses yeux parurent être happés par l'ombre de sa visière. L'un des gorilles se rua sur Galférion à une allure impossible. Le coup ferraillé entailla son épaule gauche et le second sa joue. Le genou vola vers son ventre. Le jeune homme le détourna de la paume de la main, mais pas assez vite pour son propre bien.

Le pauvre garçon s’affala au pied du mur, sonné, meurtri. Du sang coulait jusque sur les pavés sales. Un instant d’horreur le traversa, suivi bien vite par une froide résolution. Il ne sentait plus le bras qu'il avait utilisé pour contrer le coup de pied de son agresseur. Deux chaussures bon marché se figèrent sous son nez.

― Et bien, tu y es allé fort... Oh, il se relève !

Galférion chancela un instant, puis reprit son équilibre, déterminé à la confrontation.

― Alors, tu t'es décidé à parler.

― Combien de fois, va-t-il falloir que je le répète ! Je n'ai rien à voir là-dedans, bande de cloportes ! fulmina-t-il.

― T'as pas compris, on dirait. Si tu te tais, on va te buter; et on retrouvera tes proches pour faire de même avec eux. Donne-moi ta batte, Balel.

Le jeune la lui remit avec un certain de dégoût : il répugnait à confier ses affaires à autrui. Galférion n'aimait pas ce sentiment qu'il sentait poindre dans son cœur. Il avait un tempérament tel qu'une chose aussi triviale que la fureur ne l'atteignait pas, habituellement. Aussi se savait-il capable de la contrôler. Et peut-être que si l’inconnu n'avait pas menacé sa famille, s'il s'était contenté de le battre, en aurait-il été autrement.

Son assurance s’épanouit dans son cœur et son corps suivit le mouvement. Ce jour-là, il portait un manteau noir assez simple et sans prétention. Il l'enleva avec un grand sourire, qu'il espérait bestial, et le jeta sur l'une de ses épaules. Son bras gauche fonctionnait de nouveau, bien qu'un immense bleu violacé l’ornât du coude au poignet. La douleur était déjà une petite chose lointaine et sans réelle importance; Galférion avait l’étrange impression d’assister à la scène depuis un siège dans une salle de cinéma.

― Arrête de te la jouer. Tu n’es qu’une larve nuisible et impuissante, bonne à être écrasée, lança brutalement celui qui détenait la batte.

― Laissez-moi vous apprendre à respecter la parole d’autrui, et à ne pas faire de menaces aussi impunément !

L'homme se prépara à le battre avec un rictus de joie pure. Galférion jeta son manteau sur le gorille le plus proche avant qu’il ne l’empoigne, prit appui sur le mur et se projeta sous la batte au bout d'acier. Des éclats de béton volèrent en tout sens. Au sol, le jeune homme rua, frappa la batte et catapulta son adversaire qui s'écrasa dans un bruit d'os brisés. La batte retomba entre ses mains. Son contact rugueux le surprit; sa vision s’embrumait; il se sentait étrangement léger. La confusion régna un instant sur le groupe.

Le gorille se débarrassa du manteau qui avait obscurci sa vision et reçut un terrible coup de batte en pleine face. Galférion le contourna en direction de ses trois autres assaillants. À terre, l'homme essuyait ses lèvres en sang au lieu de prêter attention à ce qui se déroulait autour de lui. En fait, il feintait.

Son poing le cueillit au milieu de l’abdomen lorsqu'il s'approcha trop prêt. Il se plia en deux, et emporté par son élan, plongea son arme dans l’entrejambes d'un autre. Ce dernier se plia en deux à son tour en grognant, tandis que Balel l’immobilisait facilement.

― Voilà, tiens le bien, ordonna l'homme blessé qui n'avait pas encore eu son compte.

Avec une expression dépitée, il tira un couteau de sa poche et le déplia. Il se précipita en avant, sans penser une seule seconde qu'il risquait un coup. Galférion lâcha la batte qu'il tenait encore, et la frappa de son pied libre; l’objet vola en ligne droite. L'individu poussa un hurlement terrifiant en la recevant en pleine mâchoire. Son couteau rebondit au pied de Galférion sans même l'avoir effleuré.

― Mais d'où il sort, lui ? éructa difficilement le premier cloporte.

― D'un magnifique conte de fées, pauvre tâche. Et la sangsue accrochée à mon dos, ça ne t'a donc par servi de leçon ?

― Quoi ? maugréa Balel, peu porté sur les sentiments.

― Mes pieds, tu as oublié de les immobiliser.

Mais l'un d'eux remontait déjà et lui arrachait un cri effroyable en heurtant ses testicules. Galférion ne profita pas longtemps de sa liberté. Le premier homme oublié lui administra une droite d'une telle puissance qu’il voltigea sous l’impact. Ses mains bougèrent toutes seules, un bref instant, de la même façon. Le temps parut se figer.

Il rebondit plusieurs fois sur goudron, s'arracha la peau des coudes et fut violemment stoppé par la barrière. Il se demanda un instant s'il n'était pas mort. Du sang perlait de ses lèvres et ses membres lui envoyaient des décharges de douleur. Son dernier agresseur gisait face contre terre, les yeux vitreux.

« Je ne l'ai même pas touché. » songea Galférion avant de se laisser retomber, meurtri.

― T’es un monstre, marmonna Balel d‘une voix blanche, affaissé. Si tu ne t’étais pas rebellé, ils t’auraient donné encore quelques coups avant de te laisser partir. Mais maintenant…

Une jeune femme mâchonnant une cigarette bleue s'avança dans leur direction avec hauteur. Elle empoigna Galférion, et le remit debout, sous les yeux perplexes des autres. Puis elle lui chuchota d'une voix menaçante :

― Si tu dis un mot, tu es mort.

Il hocha la tête, choqué, d’autant plus que les oreilles de sa sauveuse avaient la forme indéniable de celles d’un chat. Elle lui tendit un étrange tube. 

― Tiens, attrape ça, et soigne-toi. Maintenant, récupère tes affaires, et rentre chez toi. Si les policiers te trouvent là, tu vas être embarqué avec ces abrutis.

Galférion s'en fut en titubant. La jeune femme l’observa avec une expression amusée.

― Ce garçon-là est bien plus courageux que mon ex. Il méritait bien une petite intervention de ma part, et puis, ce signe qu'il a fait, il était vraiment intéressant, se dit-elle à elle-même.

Elle appuya doucement sur le bord de son chapeau, puis reporta son attention sur les blessés.

― Je suis vraiment désolé, mes chéris. Je n'avais pas réussi à tout emballer avant votre arrivée. Il fallait que je gagne du temps. Vous auriez dû l'écouter, ce garçon; la sagesse parlait par sa bouche. Votre Surveillant a brûlé, j’en ai bien peur et j’ai en plus trouvé ce que je cherchais. Oh, mais n'est-ce pas une sirène ?

― Dés qu’on sort de prison, tu es morte, rétorqua l’un des types à terre.

― Non, quand vous quitterez vos cellules, mes mignons, vous serez tout simplement seul et sans ressource. Et même si vous reveniez à dix ou à cent, le résultat serait le même : vous vous embraserez dans un bel ensemble.

Elle toucha son saphir avec douceur, puis lança des projectiles en forme de bille bleue. Un instant, ils parurent flotter. Puis la barrière du parc, située portant quelques mètres en arrière, explosa sur toute sa longueur; des morceaux de bois calcinés montèrent haut dans les airs traçant des lignes de flammèches.

― Alors, voulez-vous une autre démonstration ?

― Non, par pitié, nous ne dirons rien ! Nous resterons gentiment en prison !

― Et vous ne raconterez rien, ni sur la mort de votre surveillant ni sur mon vol, j'ai besoin de prendre sa place quelque temps, ordonna-t-elle en tirant une bouffée de sa cigarette bleue.

― Nous ne pouvons pas...

― Puisque la mafia fera tout pour vous réduire à l'état de squelette. Je le sais. Mais avec eux, vous aurez quelques pourcents de chance de survivre : avec moi, vous êtes sûr de passer à la casserole. Si vous ne comprenez pas, je peux toujours faire exploser le parc dans sa totalité... Oh, quel dommage; la police est là.

La jeune femme s'éloigna d’un pas langoureux, et d'un bond qui la propulsa à une hauteur vertigineuse. Elle retomba sur le toit d'un immeuble avec une souplesse féline. Là, elle étira sa silhouette longiligne, puis récupéra le sac qu’elle avait abandonné. Ses yeux fauves étincelèrent face au Crépuscule. Elle tira une bouffée de sa cigarette, rêveuse.

― Si je trouve ce que mijote ce parvenu de Shayne, et que je mets fin à ses projets, la réussite de ma mission sera certaine. Décidément, souffla-t-elle à haute voix, la chasse a été bonne aujourd'hui.

 

* * *

 

Galférion s’observait dans la glace de sa petite salle de bain avec perplexité. Malgré sa méfiance à la limite de la paranoïa, il avait utilisé l'étrange produit. Ses blessures avaient guéri en quelques secondes. Même la douleur avait disparu, à croire que le jeune homme ne se fût battu qu’en rêve.

L'angoisse l’étreignait encore. Qu’arriverait-il s’il recroisait leur route ? Tout ce qui se passait en ce moment était incompréhensible.

Il se rinça les mains, referma le tube vide de couleur rose et quitta la petite pièce aux carreaux blancs. Affamé, il dévora deux paquets de gâteaux, puis les yeux perdus dans les vagues déchiqueta une pomme. Manger chassait sa nervosité et en cela, il prenait exemple sur ses parents.

Galférion jeta un coup d'œil par la fenêtre de son studio. Manger ne suffisait pas aujourd’hui. Il avait besoin de faire un récapitulatif des événements, réunir les personnages clefs, pour harmoniser ce chaos. Il rejoignit son antre banal, débarrassa son bureau, s’assit, s’empara d’un stylo et d’une feuille blanche, puis commença à écrire sur les feuilles blanches de son journal intime :

 

Tout d'abord, il y a eu cet étrange mail de la part d'IRA. Sans doute a-t-il été envoyé par un individu sans scrupule dont le but avoué était de causer du tort à Anna. Mais avec du recul, j'en doute; j'ai plutôt l'impression d'avoir affaire à une Organisation Criminelle aux objectifs bien plus impénétrables - bien qu'il me faille reconnaître un cliché dans cette situation et que cette conclusion me paraisse complètement farfelue.

Peu après, j'ai rencontré Falane ; toujours aussi exaspérant et vaniteux; - mais bon, qu’attendre de plus d’un champion ? - qui savait que quelqu'un avait fait des recherches sur Anna. Je soupçonne fortement Dênmorane Malter de lui en avoir fait part en douce; sans doute en me citant. En tout cas, Falane s'est soudain intéressé à ma personne et m’a invité — convié serait peut-être un mot plus juste — à sa fête avec un thème approprié, le mensonge.

L'étudiante, la potiche - comment s'appelle-t-elle déjà ?… - s'est joint au groupe; je jurerais qu'elle a été hypnotisée par Shayne. Ce type-là ne m'inspire qu'une confiance limitée, mais peut-être est-ce dû à une certaine paranoïa de ma part : après tout, Shayne a toujours eu du succès auprès de la gent féminine. Il traînait quelques fois avec Falane ; ce qui est étonnant, car ces deux-là ne s’apprécient guère, à ma connaissance…

Voilà ce qui s'est déroulé hier, sans compter que j'ai été pris en flagrant délit d'espionnage de dessous, par Anna, justement. La probabilité que j'atterrisse dans sa salle de classe était d'un ordre frôlant le zéro absolu; néanmoins, c'est arrivé. Le hasard m’a conduit sur une route bien embourbée...

 

L'écrivain en herbe essuya la sueur sur son front, et jeta un regard contrit au-dehors. Une masse noire se profilait au-dessus des monts brumeux qu’on peinait à apercevoir au-delà des murs bétonnés du quartier. Une pluie glacée n’allait pas tarder à inonder le ciel de reflets mystérieux. Ainsi en allait-il du climat de Sans-Nom, perpétuellement calamiteux. Tout comme sa vie. Après tout, il était aussi seul qu’un poulain jeté dans une fosse, depuis son déménagement au sein de cette ville brumeuse et noire, où chaque instant ressemblait à une éternité de grisaille. Le jeune homme reprit son stylo ; son ancienne ville, située plus à l’est, non loin des monts, lui manquait, ainsi que le peu d’amis qu’il y avait.

 

Le lendemain, Anna m'a quasiment brisé les doigts de la main gauche. Elle m'a pris pour un espion. Là, je n'ai pas tout compris. Mais tout s'est arrangé puisqu'elle m'a pris pour un « garde du corps chevaleresque ». Qui que soit cette fille (merveilleuse, cela dit !), elle doit être folle à lier.

Quoiqu’en définitive, je sois le seul à pouvoir m’enorgueillir d’un certain déséquilibre mental. Peu avant, j'ai en effet croisé un être humanoïde ressemblant à l'idée que je me faisais d'une dryade. Elle était nue, bien verte, et bien féminine malgré ses différences. Et non, ce n’était pas une hallucination; une hallucination ne parle pas, techniquement; mais je n’en ai encore jamais eu, alors je n’ai pas beaucoup de points de comparaison ! Il faut donc m’excuser pour cette incohérence dramatique…

La rencontre avec cette femme déguisée en « cow-boy » a achevé ma journée déjà chargée. Je ne sais pas qui elle est non plus, mais elle a des oreilles de chat, de l’humour, noir, et elle vole (dans tous les sens du verbe). Cette « femme » possédait un remède miraculeux - vous savez, comme les trucs dans les films, qui vous régénèrent en trois secondes. Je ne lui en veux plus spécialement de m'avoir pris comme un appât : si elle avait voulu me tuer, je suis certain que je serais déjà mort. J’avais plus de chance face à des brutes lancées à ma poursuite.

Ah oui, j'oubliais ! J'ai fait un étrange signe dans les airs, qui il me semble, m'a sauvé la vie. Ça semble fou, et pourtant, j'ai bel et bien senti quelque chose parcourir mon corps à ce moment-là - ça ressemblait à du courant électrique. Je ne veux pas savoir d'où vient ce « pouvoir » incensé ni ce qu'il est; je préfère l'oublier. Tout comme cette étrange sphère abandonnée dans le tiroir de mon bureau...

 

Galférion redressa la tête, soudain alerte. Il relut la page qu'il venait d'écrire, concentré. Il lui semblait avoir oublié un élément capital permettant de relier certains éléments les uns aux autres…

Des coups furent frappés à la porte.

Galférion bondit en direction de son placard. Fébrile, il s'empara de sa rapière, une antiquité que lui avait remise son père, et qui avait été forgée par un authentique forgeron. Gravées sur sa garde, deux queues se terminant par un as de pique et un as de cœur s'enroulaient autour d'une lame. Des fleurs taillées dans le métal achevaient la décoration juste au-dessus de la marque, entourant la lame d‘une finesse incomparable. Le jeune homme possédait en outre un fleuret plus conventionnel. Il lui était déjà arrivé de s’entraîner à manier deux épées à la fois, pour s’amuser après ou pendant ses cours d'escrime. Il se souvenait encore du moment où il avait été à deux semelles de perdre un doigt de pied, suite à un mouvement maladroit; la pointe s’était plantée par chance sur le côté de ses chaussures. Il avait participé à de nombreux cours d’arts martiaux différents étant plus jeunes, mais l’escrime, il adorait. Enfin, c’était avant son déménagement. En tout cas, il n’avait pas perdu tous ses réflexes et c’était sans doute ce qui l’avait sauvé face aux hommes acharnés à sa perte.

Son cœur battait à tout rompre, mais il s'était résolu à affronter l'inévitable. Il se précipita vers la porte d'entrée. Avant d'ouvrir, il se tenait prêt, en garde, les jambes légèrement écartées, les deux mains plaquées sur la garde métallique et dorée. Il déverrouilla la porte et garda ses distances.

― Bonjour, fit une voix douce, je suis votre nouvelle voisine, je viens d'emménager et il me reste du gâteau, en voulez-vous ?

 Un peu plus tard, Galférion regarda tristement le gâteau anodin qui lui écrasait les pieds. Combien diable pesait-il ? Sa famille ne serait pas liée à ces histoires, il y veillerait. Soudain, son regard se fit lointain et sa bouche se barra d'un pli meurtrier... Et lorsqu’il se vit dans le miroir suspendu là, sur le mur près de la porte, un frisson d’horreur le parcourut : il n’avait encore jamais eu cette expression-là. Le jeune homme s'éloigna en se demandant d‘où avait surgi ce sentiment ténébreux, dont il sentait encore le goût désagréable.

Songelame - science-fantasy
G.N.Paradis - inconnu

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Résumé du Livre

Lorsque Galférion Bell reçoit un étrange mail qui ne lui est pas destiné et met la main sur une mystérieuse sphère, sa vie bascule. D'anodine, elle devient peu à peu extraordinaire, ce qui n'est pas sans danger.

D'étonnants êtres venus d'ailleurs semblent avoir fait de sa planète une terrain de jeu et d'expérimentations. Réussira-t-il à démêler le vrai, du faux, la vérité du mensonge, sans sombrer dans la folie ?

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