chapitre 30
Galférion courait dans l’escalier en spirale, tout en jetant des regards frénétiques par-dessus son épaule. La balle de photon rejeta ses cheveux châtains en arrière, puis éclata contre le béton au-dessus de sa tête. Malgré l’inclinaison de son bouclier qui lui avait permis de dévier la balle, le jeune homme fut contraint de poser un genou à terre pour résister à la puissance de la mini tempête solaire résultant de l’impact.
Ébloui, il reprit sa montée et tomba à plusieurs reprises. Malgré la douleur, il continua son ascension pour mettre le plus de distance possible entre son adversaire et lui. Il ne tenait pas à recevoir une attaque à photon de plein fouet : son champs de force ne parviendrait pas à la parer. Avec un trou dans le torse, il aurait beaucoup de mal à détruire l’aiguille de brouillage qu’il devinait par delà la pyramide en verre.
Une ligne jaune orangée pulvérisa une barrière auquel il se cramponnait quelques secondes auparavant. Un instant, il fut suspendu entre terre et ciel, puis retrouva son équilibre. Le troisième étage ne se trouvait plus très loin. Il aurait une plus grande marge de manœuvre pour esquiver les tirs incessants de son ennemi là haut : l’Art du Rayon de Lune lui permettrait de se sortir de ce mauvais pas.
Le Sephôn était un art meurtrier lorsqu’on l’utilisait contre une personne sans arts martiaux. Malgré ses élans de bravoure, le jeune homme savait que s’il accomplissait un tel acte, cela déchirerait son esprit et le peu de raison qui lui restait depuis la dernière attaque mentale de l’être du labyrinthe.
Un feu d’artifices mortelles le contraignit à se cacher derrière un immense pilier qui soutenait tout un enchevêtrement de ferrailles jusqu’aux vitres. Le géant de béton silencieux le protégea du déluge de feu. Des ricochets d’énergie trouèrent son manteau. L’étudiant s’apprêtait à revenir sur ses pas malgré l’aspect suicidaire de son plan; mais le sifflement intense d’un objet tourbillonnant le stoppa dans sa manœuvre.
— Je t’avais prévenu, Galférion. Je te l’avais dit, de ne pas t’approcher d’Anna et de te mêler de tes affaires médiocres.
Malgré la situation, ses joues s’enflammèrent, à la fois d’embarras, de colère et de peur. Cette apothéose de sentiments arriva à son stade critique lorsque Shayne reprit la parole :
— Espèce de sous être, ne me fais pas perdre davantage de temps ! Viens mordre la poussière.
— Qui traites-tu de sous être ?
L’étudiant sortit de sa cachette à pas lents, résolu. Il avait eu le choix, lui, l’indécis, mais toujours il avait préféré la fuite à l’affrontement.
— Tu n’es pas digne de flirter avec un être supérieur, et encore moins lorsque cette personne est fiancée avec Lord Orton !
— Et alors ? J’aime Anna, espèce de sale machin venu de l’espace ! Et elle a encore assez de sentiments pour rester avec moi.
— Ce n’est rien de plus qu’une amourette de vacance, observa Shayne avec cruauté, elle a déjà accepté de se marier avec l’Empereur. Les Ernestiens ne reviennent jamais sur leurs paroles. Ne te mets pas sur un pied d’égalité avec nous.
— Tu me prends vraiment pour un débile, ou quoi ? Toi qui te targues de noblesse, de supériorité, pourquoi tiens-tu la lance alors que je suis désarmé ? Qui es-tu pour me donner des leçons alors que tu as mené des expériences immorales sur mes semblables ?
— À nos yeux, vous n’êtes rien de plus que des larves un peu plus intelligentes que la moyenne.
— Va te faire mettre, Shayne ! J’espère que tu comprends la connotation de cette phrase, parce que ne compte pas sur moi pour te la mimer.
Un tremblement de haine secoua son interlocuteur et un masque hideux remplaça son expression impassible.
— Vos relations sont répugnantes, contraire aux préceptes de la Vieille Voie Sacrée.
— Ton lord partage-t-il cet avis ? Parce que si ce n’est qu’un mariage de convenance, pourquoi s’inquiète-t-il de la « pureté » de sa mie ? Est-ce qu’il en a ? ajouta Galférion avec insolence.
— Comment oses-tu entacher l’honneur et la grandeur de l’Empereur ! Comment peux-tu comparer ses volontés divines 0avec tes bas instincts !
— Mes bas instincts ? Tu es à deux doigts de me trucider, et tu me parles de bas instincts ?
— Tu as osé… Vous avez…
Galférion l’avait provoqué délibérément, mais il ne s’attendait pas à une réaction de la sorte. Shayne tomba à genoux, puis pleura.
— J’ai échoué, pardonnez moi, Lord Orton. J’ai échoué ! Je n’ai pas réussi à préserver votre fiancée du sacrilège !
— Il est fou, souffla Galférion, atterré.
— Toi ! C’est de ta faute. Oh, je me flagellerai, mais avant tout, je vais m’occuper de ton cas…
Shayne leva sa Celfid et taillada l’air. Frappé de plein fou par un courant d’énergie, Galférion vit la toiture et les vitres défiler sous ses yeux. Puis il rebondit sur les dalles tel un pantin désarticulé.
Un déluge de sable percuta Galférion telle une lame de fond au milieu du paysage désertique et fluctuant. Eleïn appuya son chapeau sur sa tête pour éviter que les bourrasques ne le lui arrachent. Des cheveux sombres s’en échappèrent face au déferlement inouï.
— C’est presque l’heure. Ta faiblesse m’écœure, je vais te montrer ce qu’est la vraie force. Ce sera mon cadeau d’adieu.
Galférion se sentit repousser en arrière, loin, très loin…
Puis il se retrouva suspendu au-dessus de son propre corps. Le regard que lui rendit ce dernier n’était plus le sien, mais celui d’une créature inhumaine.
— Observe et apprends, dit-elle par sa bouche.
Eleïn se redressa avant l’arrivée de Shayne, ignorant le sang qui coulait autour de l’entaille sur son torse.
— Qu’avons-nous là ? Un parasite ! s’exclama Eleïn avec arrogance.
— Je ne sais pas qui tu es, mais je vais te tuer toi aussi, rétorqua Shayne en mettant sa lance à électrons à l’horizontal.
— Ce corps m’appartiendra bientôt, je ne peux pas te laisser le détruire. Et puis, je suis déjà mort, avorton. Laisse-moi t’apprendre ce qu’il en coûte de s’attaquer à une divinité.
« Tu n’es pas un dieu ! » fit la voix de Galférion, en écho.
Le Labyrinthe s’étendait de nouveau sous ses pieds. En même temps, il voyait la scène qui se déroulait dans le centre commercial à travers une ouverture aux bords brisées dans le ciel.
— Tu es encore là, toi ? lança l’Autre avec ennui, depuis l’autre côté.
— Je suis chez moi, ici. Je ne te laisserai pas t’emparer de mon corps.
— Et que vas-tu faire, faible créature ?
— Te renvoyer d’où tu viens.
Un éclat d’une rare violence illumina les prunelles d’Eleïn.
— Très bien…
Galférion fondit sur son adversaire avec fureur. Lorsque leurs deux volontés se percutèrent; deux montagnes se précipitèrent l’une sur l’autre dans le lointain et des remous parcoururent le Labyrinthe.
Le futur apocalyptique se fissura, dévoilant des tranchées d’obscurité et de lumière, parfois entremêlés et des lambeaux de destinés brisées.
Galférion/Eleïn dégainèrent ensemble leurs rapières face à Shayne. Un feu noir embrasa les lames sur toute leur longueur, créant des reflets fantastiques sur les dalles grises.
Le Chevalier d’Argent les attaqua rapidement. Un chuintement retentit lorsque les deux rapières dévièrent la Celfid. Un remous parcourut l’air entre les deux adversaires. Occupé par Eleïn, Galférion s’aperçut trop tard de ce que prévoyait son double inhumain.
« Non arrête ! » hurla le jeune homme.
— Meurs !
Une arc bleu électrique jaillit entre les deux pointes de ses armes. Il rugit et frappa, projetant Shayne à travers le troisième étage. Ce dernier fut violemment stoppé par la rembarde et son bouclier se brisa. Un instant, il resta en équilibre précaire, puis il chuta dans le halo lunaire. Galférion avait assisté à la scène, impuissant.
Dans le Labyrinthe, il défia son véritable ennemi avec une expression oscillant entre la colère et la tristesse. Des larmes ruisselèrent dans sa barbe, celle que lui avait fait pousser le mésange lors d’une de ses visites.
— Tu n’as aucun respect pour la vie et tu crois pouvoir renaître !
— Et toi, tu crois pouvoir survivre en te laissant assassiner ? rétorqua l’être avec un sourire torve. Tu ne pourras jamais m’affronter avec des principes moraux et subjectifs aussi stupides.
Ils tournèrent l’un autour de l’autre en esquissant des pas chassés, puis Eleïn recula doucement au milieu de la tempête de poussière que leur présence avait contribué à créer.
— Montre-toi digne de ta vie et je te laisserai la vivre. Sinon, je la prendrai…
Il disparut.
Galférion s’écroula. Une douleur insupportable déchira son torse. À moitié étendu, il rengaina l’une de ses rapières et plaqua sa main libérée sur son estafilade brûlante.
Furieux, il se releva, chancela jusqu’au pilier sur lequel il s’appuya, sa seconde épée pointée vers le sol. Le cœur et l’as de pique entremêlés sur la garde brillèrent faiblement.
Malgré son état, un mouvement attira son attention. Un grognement retentit; ses cheveux poisseux retombèrent sur son front. Galférion discerna une silhouette vaguement humaine.
Elle paraissait étrangement trapue, bancale et surtout, inamicale. Un frisson glacial enveloppa le jeune homme dans son étreinte. Il connaissait le son plaintif qui s’échappait de la bouche du demi homme. Il lui rappelait le faciès distordu d’une expérience ratée de Shayne. La face droite était belle et pure, la gauche, terrifiante et disgracieuse, et le tout ressemblait davantage à un bout de chaos ambulant qu’à un être humain.
Celui-ci avait une énorme cicatrice au milieu du visage; elle redescendait sur son nez depuis sa tempe gauche et marquait sa joue d’un sillon profond d’où jaillissaient des ruisselets de liquide jaunâtre. Sa bouche n’était plus qu’un petit trou béant duquel s’échappaient des crachats écarlates et des bruits incompréhensibles. Des larmes coulaient de ses yeux sans éclat.
Galférion se mit en garde. La souffrance s’acharna sur son corps, mais il tint bon. Il ne saignait plus. Il détailla son reflet dans la lame un bref instant. Il eut la vision d’un garçon échevelé. Il grimaça lorsque le demi homme poussa un son évoquant la plainte de milliers de damnés.
Le jeune homme prit sa décision. Il devait bien admettre que l’être du Labyrinthe n’avait pas totalement tort à son sujet. Il se laissait vivre, plutôt qu’il ne vivait.
— Dis vieux, lança-t-il en s’adressant à la créature, je ne sais pas s’il te reste quelques lambeaux de conscience, mais je voix tes larmes, ton affliction et ta folie. Et je n’aime pas cela…
Le demi homme éructa; une raie écarlate tâcha les rayons blafards de la Lune. Il tendit ses griffes dans sa direction comme s’il souhaitait l’enlacer.
— Tu ne peux même pas me répondre. Alors écoute… Pourquoi ne parles-tu pas ? Pourquoi endures-tu tout cela ?
Galférion marqua une pause en se remémorant la suite de la strophe. L’avait-il écrite ? Le bref souvenir d’un couteau tourbillonnant dans le crépuscule travrsa son esprit confus. Le jeune homme repoussa l’attaque maladroite et mortelle de la bête d’un revers de lame et la transperça promptement.
— Ne me tente pas; tu exaltes ma folie et mon désespoir, ajouta-t-il en retirant son arme.
Il recula en titubant, tandis que le demi homme poussait un hurlement de rage en se vidant de ses entrailles - ou plutôt de ce qu’il en restait. Ses fluides noirs se répandirent autour de son corps agité de soubresauts.
— Je ne comprends pas, d’où viennent ces mots ?
Une dizaine de demi homme l’encerclait en grognant; des ruisseaux écarlates jaillissaient parfois de leurs bouches, de leurs narines et de leurs oreilles.
— En fait, Shayne, souffla-t-il, tu méritais sans doute une mort plus atroce que tomber du troisième étage d’un centre commercial. Que tu t’en sortes vivant ou pas - après tout, t’es pas humain -, j’espère que tu te souviendras de mes paroles.
Les monstres le repoussèrent jusqu’à la barrière, alors qu’il agitait vainement sa rapière pour les maintenir à distance. Tout en bataillant, il récita la suite du poème :
— Face à l’inconnu, je m’élance
Sur tes traces; dégaine et tournoie.
Même si je n’ai aucune chance.
Ne t’oublie pas; ne te brise pas.
Il sentit la barrière dans son dos. Et au moment où les bêtes l’assaillirent de manière coordonnée, il bascula du troisième étage. La X Delta jaillit hors de sa poche et décrivit un arc de cercle parfait avant d’être avalé par l’obscurité, et plus loin, par une main blanche.