chapitre 29
Anna dérouta son adversaire en abaissant sa Ravaldia. Incertain, l’autre resta immobile. La main blanche de la Fille d’Ernest percuta sa joue avec une force propre aux Ernestiens, qui à défaut de lui briser la mâchoire, l’envoya dans les bras de morphée.
Puis elle s’adossa à un pilier pour reprendre son souffle. La nuit aspirait ses forces psychiques et cela se traduisait physiquement par des tremblements, des essoufflements et des sueurs froides. À la vitesse où elle s’épuisait, elle ne serait bientôt plus en mesure de se battre; courir deviendrait une torture et elle s’évanouirait sûrement.
Prudente, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Une ombre immense précipita une silhouette fluette et gesticulant tête la première dans une poubelle.
Le bracelet métallique qu’elle portait, se réchauffa doucement. Une agréable tiédeur grimpa le long de son avant bras. Gustave ne se trouvait qu’à quelques pas d’elle. Il protégerait ses arrières le temps qu’elle reprenne des forces.
Sur Ernest, elle ne connaissait ni le jour, ni la nuit; ainsi elle se sentait oppressée dans le noir, malgré la présence de la lune. Cette planète diminuait la puissance de sa Flamme. Connaissant sa maladie, c’était pour le mieux.
Pour un Artificier, séjourner dans un autre système était dangereux : la Puissance Intérieure ne se pliait jamais aux règles de la conscience. Maîtriser sa Flamme en jouxtant les bords du précipice où séjournait la folie, relevait de l’exploit, surtout pendant deux ans.
Anna se cachait la vérité. Elle manquait de temps, étant à deux doigts de basculer dans l’abyme, ce qui se révélerait désagréable pour ce monde. Une Flamme libérée à haute puissance ravagerait cette ville, la réduirait en cendres.
Elle mourrait sûrement, mais elle entraînerait des milliers d’êtres humains dans la fournaise avec elle, sans parler des répercussions qu’une telle explosion provoquerait. Rien ne repousserait, tout l’oxygène entre le sol et la haute couche atmosphérique serait absorbé par la déflagration; un immense trou se formerait, ce qui déséquilibrerait une bonne fois pour toute le fragile écosystème terrestre.
Anna respira longuement, tout en se remémorant le souhait qu’elle avait partagé avec Gustave. Il saurait quoi faire dans ce cas là. Elle ne craignait rien pour le moment. La peur ne ferait que la fragiliser.
Elle rouvrit les yeux, puis activa sa Ravaldia dont le pommeau évoquait la danse d’une feuille bousculée par des vents contraires. Elle ne reculerait pas. Sa fierté le lui interdisait, de même que sa loyauté envers un certain jeune homme qu’elle appréciait. Elle faisait le vœu que cette nuit fût leur dernière bataille, même si elle n’y croyait pas trop, même si elle songeait qu’ils ne s’en sortiraient peut-être pas vivants.
Un éclat doré attira son attention. Il évoluait à la lisière de son champ de vision. Elle leva sa Ravaldia illuminée d’un feu crépusculaire à hauteur de ses yeux violets, puis s’élança à pas lents, puis rapides. Elle plana juste au-dessus des dalles, avec une grâce extraordinaire, fendant les airs en direction de sa cible.
Elle prit son adversaire au dépourvu - enfin, fût-ce ce qu’elle crut durant quelques secondes. Car alors qu’elle allait lui porter un coup imparable, il se baissa promptement. Anna eut le temps de voir un short, une paire de sandales et une chemise ouverte sur un torse poilu, avant de s’écraser. La force de l’impact lui arracha sa Ravaldia des mains; son feu s’éteignit.
Elle la chercha à tâtons en trépignant de rage. Quelqu’un la souleva.
— Me permettez-vous une petite photo ?
Un flash l’éblouit, puis l’individu la reposa. Anna cligna des yeux, perturbée. Sa rage momentanément dissipée, réapparut bien vite, face à la créature pour l’instant sous forme humaine.
— Vous !
— Voilà qui est typiquement Ernestien, et Terrien, d’ailleurs; j’ai un nom, vous savez… Mais qu’importe, j’ai enfin votre photo.
— Que comptez-vous en faire ?
Une main féminine où brillait une bague d’émeraude, se posa sur l’une de ses épaules.
— Et bien, cela ne tient qu’à vous, jeune Ernestienne.
La voix légèrement rauque de la jeune femme et son look arachnéen la laissèrent bouche bée.
— Vous êtes la Fille En Noir ? La Formidable actrice ?
— Ah, formidable, je ne sais pas; contentez vous de m’appeler Améla. Nous sommes sur une planète isolée, après tout. Personne ne me connaît ici !
— Mademoiselle Anna !
Gustave surgit à toute vitesse, et s’arrêta net, à deux pas du trio.
— Que se passe-t-il ? Qui êtes-vous ?
— Ah vous voilà enfin, Monsieur Belierne, ancien membre des forces de sécurité galactiques ! s’exclama Améla, apparemment ravie.
Un nouveau flash crépita, dévoilant un instant les lunettes noirs de l’intéressé.
— Comme c’est laid ! remarqua Henri, atterré. On ne voit même pas tes yeux, juste un bout de menton pointu, et tes immenses oreilles.
— Garde tes pensées pour toi, Sezuâm ! rétorqua Gustave. J’aurais dû me douter que c’était toi !
— Ici, je m’appelle Henri. Ne fiche pas tout en l’air comme d’habitude.
— Ouais, être découvert, c’est toujours mauvais, surtout lorsqu’on est censé être un espion à la retraite, commenta Améla en soufflant sur une mèche de ses cheveux noirs.
— Expliquez-vous. Que faites-vous là ? Et pourquoi un Acarien traîne-t-il avec une star galactique sur une planète perdue ? poursuivit Anna.
— Elle est toujours aussi autoritaire ? demanda Henri.
— C’est une Ernestienne, tu sais, alors bon, répondit Gustave sur le ton de la conversation.
Anna toussota.
— Vous vous connaissez ?
— Nous avons mené à bien quelques missions ensemble pour le compte de la justice.
— Ouais, pas toujours, tu m’as trahi à plusieurs reprises, Sezuâm.
— Je t’ai dit qu’ici, je me nommais Henri. Rentre ça dans ta petite tête de Lunatique. Et je ne t’ai jamais trahi, j’ai juste menti par omission dans l’intérêt de ma planète.
— Dans ces cas-là, ne parle pas de justice, petite fouine.
— Petite fouine ? Attends, je consulte mon dictionnaire intégré. Je vois, ça me correspond assez bien. Mais je suis tout de même outré que tu puisses me comparer à un animal aussi disgracieux.
— Tu es toujours dans la mode et la photographie ?
— Pas seulement, je suis aussi Commandant de Bord, à présent. Je contrôle une escadrille de vaisseaux Acarien.
Anna s’impatientait déjà.
— Que voulez-vous ? Je n’ai pas de temps à perdre avec vos palabres.
— Nous sommes venus en renforts, Fille d’Ernest. Nous avons conclu récemment un traité ponctuel d’espionnage avec les Osuriens. L’hermétisme affiché par le Conseil Galactique nous a fortement inquiétés. La loi du Silence a été instaurée par L’Empire Signe du Vent et le Conglomérat de Guerneverich. Par conséquent, nous étions en droit d’en savoir plus.
— Vous êtes ici depuis combien de temps ?
— Avec franchise, nous nous sommes déjà invités sur Sans Nom. Nous étudions depuis quelques années les civilisations humaines, et nous fournissons des données au Conseil. On essaye d’être le plus objectif possible, bien entendu.
— Les Acariens, objectifs ? Il y a là de quoi rire, mais le scoop valait bien d’entendre quelques petits mensonges, fit une autre voix.
Ils se tournèrent tous en direction de la silhouette argenté, notamment du carnet et du stylo que l’individu tenait de manière experte.
— Vous voilà tombé bien bas, Zero.
— Je voulais vous citer dans mon prochain article, mais si vous le prenez ainsi, je peux très bien faire marche arrière, Sezuâm. Enchanté, Améla, ajouta-t-il à l’adresse de la star, que faîtes vous avec cet Acarien ?
Pendant que tout le monde discutait, Anna chercha sa Ravaldia et la repéra aux pieds d’une poubelle. Elle ne comprenait pas qu’ils puissent être aussi décontractés à moins de cinquante mètres d’une bataille chaotique.
La jeune Artificière tendit l’oreille et décela une infime variation de son dans le lointain. La bataille était-elle terminée ? Ou quelque chose de bien pire se préparait-il ? Après tout, jusqu’à présent, elle avait combattu des êtres humains; ni la Cantatrice, ni Inis, et encore moins la Bête Blanche, ne s’étaient manifestés. Qui plus est, la bataille s’était éloignée dans la direction prise par les Osuriens. On pouvait en conclure que cette escarmouche n’avait aucun lien avec le Jeu en tant que tel. Que se passait-il ? Elle s’approcha du groupe pris de frénésie et claqua des doigts à hauteur de leurs oreilles.
— Vous parlerez plus tard, j’ai besoin de vous.
Elle leur expliqua la situation, avec l’aide de Gustave en un temps record.
— Détruire l’aiguille de brouillage est notre priorité. Nous devons aussi arrêter IRA. Gustave, Henri, vous prenez les devants. Améla et moi-même resteront derrière vous. Quant à vous, Zero, vous fermerez la marche. Vous aurez ainsi le loisir de prendre des notes….
— Dois-je en conclure que vous m’exhortez à écrire un article sur vous ?
— Non, je vous permets de protéger nos arrières. Nous ne devrions pas rencontrer trop de résistance. Les Osuriens se sont sûrement occupés des humains à l’heure actuelle, ajouta-t-elle avec brusquerie.
Les compagnons s’ébranlèrent en direction du bassin. Un poignard auréolé d’une lame de photon étincela entre les doigts d’Henri. Zero referma son carnet avec un claquement sourd évoquant un changement d’apesanteur fulgurant. Anna se tourna un instant dans sa direction, intriguée.
— Je dois malheureusement vous quitter. J’ai un problème personnel à régler avec une vieille connaissance. Le métier me colle toujours à la peau.
Il disparut, comme happé par quelqu’un d’invisible. Sezuâm secoua la tête avec un air acarien, c’est-à-dire avec un sourire si bas qu’il faisait pendre ses lèvres plutôt que les étirer.
— Laissez-le, Fille D’Ernest. Ces diables de journalistes digressent à longueur de journée, pour un oui ou pour un non, lorgnant parfois leurs congénères avec dédain. Leur faune s’est étendu à toute la galaxie avec une telle rapidité qu’on s’étonne encore de ne pas avoir pris de mesures drastiques pour réduire leur nombre.
Ce fut à ce moment-là que le premier corps heurta le sol, arrachant quelques sursauts à l’ensemble de la petite troupe.