Intermède chapitre 25.2
La volonté ne protégeait ni de l’échec, ni ne garantissait la réussite. C’était un élan incertain, une bouée de sauvetage, qui permettait de se libérer des contraintes et des mers déchaînées du passé.
Balel Canvas avait décidé d’opérer un tournant dans sa vie. Il voulait être dessinateur, peintre, traquer des images et les faire siennes ; lui, le caïd sans foi ni loi, et aujourd’hui, il entrevoyait une lumière derrière ce songe.
Certaines esquisses de la cité avaient été tracées de sa main. Il en était assez fier durant son adolescence. Son père l’encouragea un jour à utiliser de toiles plutôt que les murs des voisins, qui, bien entendu, n’appréciaient pas trop ses chefs d’œuvres. De coup de pinceaux en coup de pinceau, il avait attiré quelques acheteurs ; puis un jour, une de ses toiles avait été volée.
Peu après la mort de son père, il avait abandonné sa passion. Les boites d’aquarelle dormaient dans le placard.
Exalté, Balel contourna la petite table ronde où s’accumulaient des assiettes sales et des couverts peu reluisants. Faire la vaisselle n’avait jamais été sa tasse de thé, surtout lorsque l’eau prenait une teinte rougeâtre en jaillissant du robinet rouillé.
Les mains fébriles, il ouvrit le placard, attrapa au vol un pinceau de taille moyenne, puis posa les yeux sur « Aube », son tableau représentant la mer et ses expressions. De nombreuses vagues de teintes diverses se chevauchaient vaillamment sous une lumière diffusée par un Soleil lointain. Quelques ailerons de dauphins jaillissaient au milieu de ces petites collines qui surplombaient les flots. De pâles nuages blancs se confondaient à l’eau sur la ligne d’horizon, ce qui créait une tornade de couleurs claires à la puissance merveilleuse et terrifiante.
Le jeune homme baissa légèrement les yeux. L’éclat d’un sourire surgit. Le visage de son père rayonnait d’un sentiment étrange que Balel avait réussi à capter. « Aube » n’était pas vraiment sa première réalisation, loin de là, mais c’était la plus belle, la plus aboutie, grâce à ce petit plus. C’était aussi à cause d’elle que son père était passé de vie à trépas.
Le jeune peintre l’écarta avec une douceur qu’il ne montrait qu’en de très rares occasions, puis il se saisit d’une toile virginale.
Il posa ce trésor sur la table, son pinceau serré entre ses dents. Il s’aperçut vite que le rouge et le jaune, très secs, ne lui seraient d’aucune utilité. Seul le noir, le blanc et le bleu lui serviraient pour cette toile.
Il reproduisit les gestes ; le balancement agile et précis de la main, le demi-cercle impulsif et rapide, la touche de couleur à peine esquissée, puis la courbe, les deux pointes tendues, le balayage souple, le trait angulaire… Il chassait des sens et des non-sens, des hauteurs et des dépressions, des gouffres et des bas fonds, des cieux lointains et des terres proches, des rêves et des réalités. La sensation de plénitude l’envahit. Des heures durant, il s’escrima. Son pinceau dansait comme doué d’une vie propre, et quand il eût terminé, il comprit.
Le visage de Mici s’esquissait sur un fond où mourrait un Soleil bleu. Un joyau d’une délicieuse couleur azur scintillait dans la cuvette que formait sa paume.
Balel apposa sa signature, une ancre inversée, et fut saisi par la beauté représentée. Un frisson courut le long de son échine. Au sein des nuages on devinait la face gauche d’une tête de mort.
« Non, cela ne produira pas encore une fois. » songea-t-il, en rangeant ses instruments.
Plus tard, le jeune homme jeta son manteau sur ses épaules.
Les rues s’assombrissaient. Le vent glacial créait des ondulations étranges sur un fond crépusculaire. Les lampadaires s’embrasaient peu à peu d’un feu intérieur intense. Balel se dirigea vers la bouche de métro la plus proche. Le feu passa au rouge au moment de sa traversée. De l’autre côté, il s’engagea sur le quai. Une bourrasque inamicale le saisit au bord du gouffre où crépitait la voie sombre des rails.
Peu de personnes prenaient le métro dans ce sens à cette heure tardive.
Balel avait déjà vu quelqu’un se jeter sur les rails l’automne dernier. L’odeur de chair brûlée ne l’avait pas quitté depuis ; c’était la raison pour laquelle il prenait le bus. Certains témoins disaient que la victime avait été poussée. C’était faux. L’homme vacillait à cause de son ébriété. Balel l’avait vu basculer une seconde trop tard. L’arc électrique avait jailli sous son nez et pulvérisé le sol à ses pieds. Des hurlements avaient résonné et tous les voyageurs s’étaient éparpillés en hurlant.
Jamais il ne perdrait la vie de cette façon. Balel serra les poings, en se souvenant de la façon dont son propre père était mort. Lui, il avait fait tout son possible pour survivre, mais lorsqu’on tombait sur une bande organisée et armée, s’en sortir vivant relevait du miracle.
Ces personnes vengeresses et folles à lier trouvaient le moindre prétexte pour employer la violence. Une fois qu’on leur avait créé du tort, même indirectement, elles vous pourchassaient : c’était elles ou vous. Quel que soit le résultat, votre vie était irrémédiablement fichue. D’un côté la prison, de l’autre la mort ; pas d’issue possible. La troisième option, la fuite, n’était pas toujours envisageable.
— Balel ?
Le jeune homme jeta un regard mauvais par-dessus son épaule et fut surpris de croiser celui de Galférion. Un scintillement apparut sous le manteau noir de ce dernier.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Ah ça, souffla-t-il en cachant ses deux rapières, c’est juste… rien.
— Rien, répéta Balel sceptique, ton visage reflète tout à fait celui du type qui trame un truc abominable.
— Ah, tu l’as remarqué ?
Et ces yeux bleus brillèrent. Balel eut un mouvement de recul irrationnel. Ce devait être un reflet un peu plus fort que les autres.
— Tes rapières, chuchota-t-il.
— Tu les as déjà vu, tu ne devrais pas être choqué, rétorqua-t-il en évitant son regard, tu as réglé ton problème ?
— Tout va bien, à présent, te fait pas de bile, ajouta-t-il en se détournant à son tour.
— On dirait qu’on dissimule des choses tous les deux…
Galférion lui adressa un pâle sourire qui lui évoqua une aile de chauve-souris. Tout cela sentait la tragédie à plein nez.
— C’est simplement qu’on ne peut pas se permettre d’en dire plus.
— À l’avenir, évitons ce genre de discussion, lança Balel avec amertume.
Un homme de main le suivait. Et lui qui croyait naïvement que le boss avait tiré un trait sur sa petite personne insignifiante. D’ailleurs, qu’avait-il voulu dire avec son rêve d’absolu ? D’une certaine manière, il possédait déjà la ville, à moins qu’il n’ait un rival qui lui fasse de l’ombre, ce que Balel jugeait fort improbable. Les clans étaient accordés, plutôt que soudés ; ils ne s’aimaient pas, le plus souvent, se respectaient à peine, mais savaient discuter lorsque la situation l’exigeait.
Des frictions éclataient quelques fois à la lisière de leurs territoires fertiles en contrebandes, mais personne n’avait tenté de prendre le pouvoir. Pour cela, il faudrait une force armée considérable, des moyens colossaux et couvrir ses arrières de manière infaillible ; en gros, tuer tout le monde. Cela reviendrait à ne régner sur rien.
Balel haussa les épaules avec désinvolture. Que le Boss accomplisse son rêve, quel qu’il soit. Tant qu’il ne l’intégrait pas à ses plans de conquête, le caïd vaquerait à ses occupations. Ce soir, il sauverait la femme aux oreilles de chat aux périls de son existence. Pas par bonté : il avait besoin d’un support artistique vivant.
C’était égoïste et il le savait. Ou alors, il était amoureux, et dans ce cas là, c’était de l’obsession. S’il posait la question à l’espèce de chevalier qui lui tenait compagnie, que dirait-il ?
Balel jeta un coup d’œil à l’olibrius qui se concentrait sur le mur d’en face comme s’il n’en avait jamais vu de sa vie. Pour une raison inavouable, il doutait de la qualité de la réponse.
Au même moment, la ram surgit du tunnel en ralentissant. Un beau désordre régna sur les quais quand les double-portes basculèrent sur les côtés pour libérer l’accès au métro.
Tous les deux s’engouffrèrent à la même allure à l’intérieur.