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Chapitre 25

Bientôt, le bus fut avalé par les pans de brume telles d’immenses ailes blanches et humides. Malgré son écharpe et son manteau, Galférion subissait la morsure du gel de plein fouet, notamment à cause des milliers de gouttes d’eau volatiles qui parsemaient ses vêtements chauds. Un frisson le saisit. Une plainte spectrale remontait la rue, portée par un vent inattendu.

La rue se brouilla, puis bascula à la verticale, poussée par ce que le jeune homme jugea être une main blanche, bien que l’image restât indistincte. Le sol trembla sous ses pieds. Il tituba, comme manipulé par des ficelles invisibles. Il eut l’impression de se dédoubler et sa conscience fut comme happée...

 

Une ombre soulignait les contours évanescents du paysage désertique. Une ligne lumineuse la traversa de part en part, puis fila…

 

Il vit son corps se mouvoir, désorienté puis se retenir à une barrière par réflexe. Il rejoignit son enveloppe charnelle à la manière d’un papillon de nuit attiré par une lumière intense.

Ses doigts se convulsaient sur le bois. Il serra les dents. Une main se posa sur son épaule. Terrifié, le fou leva les yeux sur la forme floue qui le dominait.

— Galférion ? Que vous arrive-t-il ?

Un déclic déverrouilla l’esprit du jeune homme égaré.

— Je ne sais pas. C’est bien vous, Zero ?

— Qui d’autre se promènerait avec un voile d’invisibilité dans cette rue, selon vous ?

La silhouette brouillée du journaliste extraplanétaire s’éloigna. Aucun doute, il devenait fou. Certes, il faisait froid, mais la brume et l’obscurité s’étaient volatilisées. La couleur rouge et or du crépuscule embrasait par instant les globes des lampadaires éteints.

Le jeune homme reporta son attention sur le journaliste. Il semblait porter un long manteau aux reflets métalliques, mais rien n’était moins sûr si on en jugeait pas sa semi-invisibilité. Il pourrait être aussi bien vêtu d’une robe, avoir une tête carrée ou un angle de mâchoire tordu, être un géant, un loup-garou.

— Où étiez-vous récemment ?

— Dans l’espace.

— C’est évasif.

— De toute manière, vous ne connaîtriez pas le district. J’ai contacté quelques personnes du milieu. Les Béarc aiment claquer des pinces pour signaler leur présence, mais ont quelques problèmes musculaires au niveau de la mâchoire. Ça, je pouvais encore le concevoir. Je me suis dit tant pis. En revanche, que des d’Aliens Pis, parlant à tout va, pour ne rien dire ou pour lancer des rumeurs à bout portant, me jettent des sourires éclatants après avoir lu mon article, sans piper mot ; j’ai eu du mal à m’en remettre, surtout qu’ils tenaient un journal proche du papier hygiénique en termes de texture. J’ai pensé, désespéré, que votre histoire n’intéressait personne, Galférion. Alors, elle est arrivée cette… Comment la décrirais-je dans votre langue ?… Hum… Sirène ? Qu’importe ! Bref, elle a adoré.

— Adoré ? répéta Galférion, sidéré.

— Exactement. Elle a dit que si cette histoire était réelle, avec des preuves, cela vaudrait de l’or.

Zéro souhaitait devenir son chroniqueur personnel ; en échange de son aide, cela allait de soi.

— Traduit dans ta langue, sa chaine galactique s’appelle le Mollusque vert glacé. Sinon, Evadora Ninora Desplace. Plus stylé, n’est-ce pas ? Plus important, j’ai été suivi, ajouta-t-il sur un ton grave.

— Par qui ?

— Aucune idée.

— Alors comment le savez-vous ?

— L’individu est habile de ses mains ; il joue les musiciens avec un long tube meurtrier. Il a la courtoisie exquise de projeter des jets d’électrons sur différents modes. L’un d’eux s’apparente à votre « do » et produit une ligne rayonnante assez puissante pour déchirer un corps en deux sans empêcher les nerfs de fonctionner pendant quelques secondes. La victime a le temps de voir sa tête tomber avant de mourir ; extraordinaire, n’est-ce pas ?

Galférion était blême.

— Épargnez-moi les détails. Un assassin de plus traine par ici, soupira l’étudiant, morose.

— Vous m’intriguez…

Un carnet à la couverture écarlate et un stylo argenté jaillirent entre les doigts flous de Zero. Galférion lui raconta sommairement ce qui s’était déroulé plus tôt.

— Vous avez échappé à l’assassin Inconnu ; vous êtes le premier. Décidément, je ne regrette pas notre association ! Quant au reptile qui a agressé votre amie, je ne le connais pas. L’Acarien m’intrigue. Selon votre description, il portait de nombreuses bagues d’or. C’est intéressant. À ma connaissance, les Acariens portent des bijoux pour signaler leur appartenance à un clan. Je doute sincèrement qu’il soit venu pour prendre quelques clichés.

— Encore un assassin ?

— Les grands assassins éliminent leurs concurrents avant d’accomplir le boulot : c’est une règle d’or absolue.

Galférion poussa un soupir de soulagement.

— Mais le bonhomme est louche. Une affaire intéressante se déroule en coulisse.

— Où voulez-vous en venir ?

Ils s’éloignèrent sur un signe de tête de Zero. Ce dernier lui indiqua un banc. Ils prirent place. Un halo fantastique, légèrement orangé, auréolait le corps flou du journaliste. Galférion aurait juré un bref instant qu’il souriait.

— Il ne fait aucun doute que l’Acarien, Henri, te suivait. La civilisation Acarienne est connue pour l’efficacité de ses espions. Ta planète reste difficile d’accès en raison de sa situation galactique, par conséquent, on peut en conclure que des vaisseaux stationnent autour d’un corps céleste assez proche et inhabité. Certains ont probablement fait quelques expériences sur ton espèce. Ne me regarde pas de cette manière, Galférion ! Des atrocités innommables ont été commises par tous les peuples galactiques, même celui d’Emie qui se targue pourtant d’une certaine supériorité. Leurs traditions ancestrales auraient donné des frissons à un Viasor.

— Un quoi ?

— Un Alien connu pour ses tendances nécrophages et cannibales. On s’est aperçu récemment qu’ils lorgnaient la chair de tous leurs voisins galactiques.

— Ils me font penser à la Bête Blanche…

Une ondulation parcourut les pourtours brouillés de Zero.

— Galrane est ici ?

— Oui. Je ne vous l’avais pas dit ?

— Vous avez dû oublier.

La voix de Zero était devenue d’une dureté éprouvante, d’acier.

— Je dois y aller.

— Je…

— Ce n’est pas grave, coupa Zero, faites attention. Si vous avez besoin d’aide dans les jours à venir, je serais dans les parages.

Puis il disparut. Galférion cligna des yeux, dépassé par les événements. Un élancement lui traversa le crâne lorsqu’il se mit en route.

Il n’avait pas compris la moitié du discours de son interlocuteur.

 

Galférion survolait du regard les liserés sur le bois. La table avait appartenu à son arrière-arrière grand-père. Ses bords, quoiqu’ayant perdu de leur lustre, possédaient un charme tout en courbes qui démontrait l’efficacité de l’artisan. Rien n’avait été laissé au hasard. Des gravures mystérieuses s’impatientaient dans les plis rugueux du plateau ; comme cette entaille en apparence anodine, qui les reliait à la manière d’une cicatrice.

Elle rappelait au jeune homme l’une de ses rapières. La garde abusée par les âges n’avait rien perdu de sa facture. Elle représentait deux queues tiraillées par un cœur et un as de pique, ciselés de fleurs craquelées par le passage du temps. Néanmoins, elle scintillait. Avant son déménagement, Galférion vivait au milieu des prés et des monts, un endroit où respirer n’était pas un luxe. Ces temps là, passer à flâner à travers les sentiers, les vallons et les vieilles routes, lui manquaient ; en comparaison, la ville était un véritable désert alors même que quelques millions de vies s’y côtoyaient. Il n’avait eu que peu d’amis depuis son arrivée, quatre ans plus tôt.

L’ombre de la X Delta plana sur son esprit. Son sourire naissant s’estompa. Qu’allait-il en faire ? Il ne pouvait pas la laisser dans son foyer plus longtemps. Il ne lui restait plus qu’à la garder sur lui en permanence ou à la confier à Anna. Ou alors, il pouvait la dissimuler quelque part. Une odeur appétissante chassa toutes pensées cohérentes de son cerveau. Il se poserait la question le lendemain. Ce soir, il souhaitait vivre loin du fracas de la terreur et des batailles, loin du chaos. Une fois couché, rassasié, il rêva.

 

Le Mésange survolait la vaste zone désertique, où s’accrochaient des pierres en formes de dents, où des monts déchiquetés baignaient d’ombres une fausse lumière. Loin en contrebas, des tornades de poussières évoluaient tels des loups affamés, entraînant des pans entiers de paysages dans le néant.

Le futur se créait sans cesse ; un choix apportait la destruction, un autre le salut, des millions d’autres la mort, des milliards d’autres la vie.

Galférion contemplait ces débris d’un monde à venir et n’y entrevoyait que ravages et poussière. Était-ce ce qui attendait Sans Nom ?

Aurore le lui avait expliqué : ce qu’il apercevait ici, même fugacement, pouvait arriver à tout moment dans la réalité. Cependant, il était considéré comme un intrus dans ce labyrinthe jonché d’avenirs tortueux. Toutes les voies lui étaient fermées. Il percevait parfois une infime image d’avenir, dont la signification lui échappait en grande partie.

Le Mésange connaissait bien les fondations du Labyrinthe, mot qui, à défaut d’être exact, qualifiait assez simplement l’endroit.

« Qui est cet homme aux yeux bleus ? »

« Tu ne le sais dont pas ? » s’étonna le Mésange.

« Non. Pourquoi me poursuit-il sans cesse ? Je voudrais qu’il me laisse vivre en paix. »

« Le Chaos ne s’en satisferait pas. Lui non plus. Car il désire devenir toi. »

« Je ne comprends pas. »

« Tant mieux. Oublie-le, de toute manière, il n’est pas destiné à parvenir à ses fins. Néanmoins, si tu t’arrêtes, tu mourras. Ici, tu es ce que tu veux être ; un ange, un démon, ou autre chose… »

« Mais que pensera-t-elle de moi si j’échoue ? »

« L’important, c’est ce que tu veux, toi. Trouve ton vœu, et ne l’oublie jamais… »

 

Galférion se réveilla doucement, arraché à son sommeil par la soif.

 

* * *

 

Maléa contemplait la figure austère d’un dieu ancien sur son ordinateur. Des cornes recourbées jaillissaient au milieu de son crâne selon un axe mortel et un anneau d’or perçait ses narines caverneuses. On aurait dit un buffle, bien que ses yeux fussent écarlates et ses cheveux, blancs comme un sommet enneigé. Dans d’autres circonstances, elle aurait souri. Aujourd’hui, elle se demandait si cette divinité n’existait pas là haut, sur une autre planète. Sa vision du monde avait bien changé.

La jeune femme jeta un coup d’œil par-dessus sa lampe de chevet sur le réveil aux aiguilles fluorescentes. Il indiquait trois heures du matin. Maléa ne dormait pas à cause des derniers événements, bien qu’ils fussent une source d’anxiété intarissable ; non, seulement parce qu’elle était insomniaque. C’était là un handicap majeur, surtout lorsque se déroulait un examen le lendemain. Elle avait alors l’impression de dériver dans le brouillard. Cette pensée rappela à son bon souvenir la drogue et Shayne.

Elle se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang. Rien ne serait pire. Jamais. Elle secoua sa cheville gonflée ; la douleur chassa aussitôt les souvenirs de ces journées passées à demi morte, extasiée d’une part, vide de l’autre, assise sur un banc à la merci de cet hypnotiseur. Qu’il fût un extraterrestre était peut-être une aubaine ; elle n’aurait aucune pitié. Parfois, elle rêvait de meurtre et en même temps, elle était tourmentée.

Elle connaissait sa part d’ombre mieux que quiconque. Maléa avait l’impression de tanguer, de se heurter à d’innombrables obstacles telle une boule de flipper prise dans la tourmente fatale des probabilités. Inis évoquait ce maître, celui dont on n’apercevait que les mains, celui qui jouait pour atteindre un but inconnu. Un individu qui vous sacrifierait si vous aviez le malheur de rebondir de travers, de marquer trop de points ou pas assez sur un lancer de dés.

Un coup brusque sur sa fenêtre fragmenta ses pensées. Maléa se leva d’un bond, la chaise sous la main, les dents serrées. Au-dehors, le vent s’acharnait sur des volets de l’autre côté de la rue. Une forme floue fendit les airs derrière son rideau. La jeune femme étouffa un cri lorsqu’une figure parut se coller derrière le verre, puis disparaitre.

Elle s’approcha avec prudence, le cœur aux bords des lèvres, les doigts crispés sur le bas de sa chemise de nuit. Devant son rideau, elle prit une longue inspiration, puis d’un grand geste, le tira sur le côté. Il n’y avait rien.

« En même temps, je me trouve au quatrième étage, qui pourrait parvenir jusque là ? »

Tout en se traitant de peureuse, elle se réfugia sous ses couvertures. Ce ne fut que le lendemain qu’elle vit le message, inscrit non pas sur la fenêtre, mais sur le parquet : des lettres décolorées.

 

« QUE LA TRAQUE COMMENCE, IRA. »

 

Maléa recula, abasourdie. Comment était-ce possible ? Comment pouvaient-ils savoir où elle habitait ?

Quelques minutes plus tard, elle claqua la porte de sa chambre, effleurant à peine le plancher de ses pieds nus. Elle devait avertir Galférion et Anna ; IRA s’était de nouveau manifestée.

* * *

Balel se doutait qu’il serait poursuivi par un peloton de mafieux. En revanche il n’aurait jamais cru qu’on prendrait la peine de le mener chez le boss.

Des flots de feuilles volaient alentour, bousculés par des bourrasques vives. Les deux hommes à l’allure nonchalante l’encadraient, les mains dans les poches. Norbert, celui de droite, sifflotait même un air connu de sa seule personne. Balel avait déjà travaillé sous ses ordres pour protéger de hauts dignitaires. À ce moment-là, il était le chef de la sécurité.

Gigantesque, vêtu de blanc à longueur de temps, il passait pour un individu sérieux et intraitable. À ce qu’on disait, ses loisirs étaient nombreux ; il pouvait parfaitement lire un roman à l’eau de rose, puis dans l’heure qui suivait, torturer un traître avec délice, puis assister à une comédie romantique tout en lorgnant une jolie femme de manière libidineuse. Norbert était un homme de main parfait ; il ne posait aucune question, agissait avec virtuosité et ne s’embarrassait pas d’empathie dans sa vie.

Balel avait sympathisé avec ce grand homme aux multiples visages, qui incarnait le paradoxe entre la cruauté et l’amabilité. Il vous sourirait avec gentillesse, rirait aux éclats avec vous, puis sur un ordre, vous égorgerait avec un rictus impitoyable. Balel n’avait même pas songé à s’échapper depuis qu’ils avaient frappé à sa porte.

— Balel, dit-il en s’interrompant, tu vois cette magnifique villa, par delà ce sentier de gravier ?

— Je l’aurais manquée avec difficulté.

— Détends-toi un peu. Généralement, lorsqu’on veut assassiner quelqu’un, on ne toque pas à la porte de la victime. On l’attend dans un endroit inattendu, on la happe, on lui effleure gentiment la gorge avec un couteau, puis on disparait dans l’ombre en trainant sa carcasse ensanglantée.

— Quel charmant procédé…

Le deuxième garde, inconnu de Balel, siffla entre ses dents, sans doute pour le dissuader de jouer les insolents. Norbert lui donna une accolade.

— Ici, c’est la maison de campagne du boss, un havre de paix où il fait bon vivre. Depuis que cette jeune femme a brûlé l’autre, le boss reste enfermé ici, à méditer ses vengeances. J’avoue que je n’aime pas ça. Tu vois, il ne profite même plus de sa piscine intérieure. Il désespère.

L’homme de main marqua une pause lorsque le chemin se mit à grimper à travers des fleurs.

— Il a subi une terrible humiliation. Pour un homme dont la supériorité a été mille fois prouvée, le poids de cette honte demeure énorme. Or un boss affaibli devient une proie facile pour ses rivaux.

— Où veux-tu en venir ?

Balel n’aimait pas tourner autour du pot. Son interlocuteur soupira. L’autre grimaça.

— S’il ne revient pas sur le devant de la scène, plus impitoyable que jamais, il sera très certainement tué. Tu as été en contact avec la fautive…

Le jeune homme se sentit brusquement envahi par une fureur intense. Ses yeux se plissèrent. Il ne lui laisserait même pas entrevoir l’ombre d’une faiblesse.

— Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il avec détermination.

— Laisse tomber l’idée de toucher une quelconque récompense.

— Je m’en doutais.

— Dis-toi qu’en échange, ta vie continuera. Tu nous as déjà rendu un grand service en la poursuivant. Mais tu ne fais pas le poids face à cette jeune femme. Grâce à toi, nous savons qu’elle sera ce soir au centre commercial, à la merci de notre armée de l’ombre.

Il comprenait enfin la position de Galférion lorsque ce dernier avait refusé de l’aider à attraper Mici.

— Je préfère mille fois vivre ; tu peux rengainer ton joujou, ajouta-t-il à l’adresse de l’autre.

Ce dernier fronça les sourcils, en lâchant son arme à feu.

— Tu n’as même pas réfléchi…

— Tais-toi, ce jeune coq a de l’avenir, l’interrompit Norbert, prends en de la graine. Je t’écoute. Si ta réponse me convient, nous n’aurons même pas besoin d’aller jusqu’à la villa.

— Et bien, je ne tiens pas à abuser de l’état de notre Boss.

L’éclat de rire du mercenaire résonna longtemps sur la colline.

— Bien, bien, nous nous comprenons. Tu peux participer à l’opération si tu le désires. Tu ne seras pas payé quelques millions, mais tu auras un joli pactole, qu’en dis-tu ?

— C’est une offre intéressante ; mais je ferais là une erreur d’appréciation.

Norbert se plaça subitement sur sa route tel un barrage de marbre.

— De quoi parles-tu ?

— De votre manque de discernement, Boss.

— Comment oses-tu ?

L’autre lui colla son pistolet sur la tempe. Balel ne cilla même pas. Norbert adressa un signe de tête à son garde du corps. Le métal froid s’éloigna de sa tête.

— Tu es très intelligent. Comment as-tu deviné ?

— Votre garde du corps se vexait chaque fois que je vous tutoyais. Il n’a pas bronché lorsque je vous ai vouvoyé. De plus, Norbert est reconnu pour être impitoyable et un parfait homme de main ; sa position avantageuse dans la hiérarchie vous permet de dénicher les traîtres plus facilement et de vous mettre à l’abri d’une tentative de meurtre. La troisième raison est la suivante : je doute qu’un boss s’affaiblisse pour une chose aussi futile que la perte d’une grande maison quand il en possède cinq autres à travers le pays. Et enfin, la quatrième, ajouta Balel, je doute fort que le boss invite ses hommes de main jusque dans sa piscine intérieure, quand bien même aurait-il toute confiance en eux.

— Tu deviendras un homme dangereux, Balel Canvas.

— J’en suis déjà un, rétorqua-t-il.

— Quel âge as-tu ? Vingt-quatre ans ? Non, tu n’es encore qu’un gosse ; ta vie ne fait que commencer. Vois-tu, il y a deux types d’hommes en ce monde, les êtres communs et les êtres exceptionnels. Les premiers poursuivent un destin banal, les seconds s’élèvent pour former leur propre destinée. As-tu un rêve, Balel Canvas ?

Le jeune homme découvrait une nouvelle facette de la personnalité de Norbert. C’était un être passionné. Ce que Balel avait toujours voulu, c’était vivre paisiblement. Ses rêves s’étaient dissipés depuis des années. Il errait dans les rues, sans but et sans foi, sinon celui de pourchasser la dame de la Fortune. Il n’y avait rien d’autre.

— Tu ne sais pas quoi me répondre, n’est-ce pas ?

— Quel rapport avec…

— Quand tu trouveras un but réalisable en ce monde, que tu te battras corps et âme pour l’atteindre, alors tu seras devenu un homme, exceptionnel ou non, peu importe.

Balel observa davantage l’homme face à lui. Ce qu’il vit sur son visage l’effraya. Norbert souriait.

— Quel est donc votre rêve, boss ?

— L’absolu. N’essaye pas de comprendre ce qui ne peut que t’échapper. Médite mes paroles. À présent, nous devons nous quitter. Vous êtes libre, monsieur Canvas, ajouta-t-il sur un ton plus formel. Raccompagne-le, Zac.

Son garde du corps obéit en l’attrapant par le bras. Norbert s’éloigna à travers la colline en direction de sa villa au toit chatoyant, sous le regard égaré du jeune homme. Balel retrouva tout son aplomb à l’approche du véhicule noir qui l’avait amené jusqu’ici. Il se dégagea sèchement de l’empoignade du garde du corps.

— Le boss a été indulgent, mais prie pour ne jamais recroiser ma route, chuchota Zac.

— J’attends le moment où je pourrais écraser ta face de rat avec impatience, rétorqua Balel en contournant la voiture de sa démarche habituelle.

— Eh, fiston, n’oublie pas qui détient le flingue.

Balel et son interlocuteur se défièrent du regard par-dessus le capot scintillant. Les deux portières s’ouvrirent en même tant.

— Je t’en prie…

Zac agita son arme avec imprudence.

— Rentre.

Balel s’engouffra à l’intérieur de la voiture sans dire un mot.

 

* * *

 

Deux prunelles évoquant des abysses sans fond se figèrent à quelques centimètres des siennes.

« Tu ne te laisseras pas faire, n’est-ce pas ? »

Sous ses pieds, des pierres noires se disloquèrent furieusement. Un nuage incertain fila dans un ciel orangé et sans fond. Des monts ondulèrent sur l’horizon. Leur image se brouilla, puis disparut, avalée par une tempête de poussière.

Le voyageur était désormais à terre, le dos plaqué contre la paroi gelée qu’il sentait malgré l’épaisseur de son manteau. La souffrance avait disparu. Son esprit vacillait après avoir été agressé par une puissance incertaine et invisible.

Galférion se remit sur pied avec fureur. Un vertige inattendu le saisit lorsqu’il fit un pas en direction du parking. Il chancela. Si Anna prenait connaissance de son état, elle ne le laisserait jamais l’accompagner pour détruire l’aiguille de brouillage au centre commercial.

L’entité malicieuse souhaitait s’emparer de son corps. Elle devenait plus impérieuse lorsqu’il portait la X Delta. La sphère pulsait de manière désagréable dans l’une de ses poches. Il lui fallait trouver un moyen de la détruire.

On n’acquérait pas des pouvoirs de créer des champs de force et d’inverser ou d’accroître la gravité sans contrepartie. Galférion se doutait depuis longtemps que le destin ne le manquerait pas en retour. Pourquoi le hasard avait-il mis cet artefact maudit entre ses mains ?

Sans la X Delta, il serait déjà mort. Un être damné le guettait avec convoitise par delà un gouffre d’aliénation situé dans une autre dimension. S’il bifurquait sur la mauvaise route, il errerait à jamais.

De là, il ne lui restait plus qu’à se battre jusqu’à ce qu’il n’ait plus rien à donner, pas même un souffle de vie. Qu’il meurt aujourd’hui ou demain ne ferait pas grand différence… Mais qu’il fût possédé ; il ne le permettrait pas. C’était malheureusement sa seule perspective d’avenir ; lutter jusqu’au tombeau.

Avec un pâle sourire, Galférion avança résolument dans le vent glacé. Il parcourut le parking avec courage, sentant ses forces décliner à mesure qu’il traversait ce dédale de roues, de verre et d’acier. Anna lui faisait signe, assise à l’avant de son vaisseau spatial camouflé, les jambes croisées. Maléa était déjà présente. Enroulée dans un pull jusqu’au nez, une écharpe négligemment jetée autour de ses épaules, elle discutait vaillamment avec Gustave, qui n’émettait jamais plus de trois syllabes lors de ses réponses.

Anna et Galférion échangèrent un regard passionné, tout en s’enlaçant. Puis la jeune femme aux yeux violets s’éloigna en direction de la portière arrière.

— Allons-y. Gustave !

— Tout de suite mademoiselle Anna, déclara-t-il, apparemment pressé de rompre sa discussion avec l’étudiante curieuse.

Tous les trois prirent place dans le véhicule.

— Ne vous inquiétez surtout pas si vous êtes un peu secoué, commenta Anna à l’adresse de ses passagers.

Le vaisseau spatial se cabra tel un cheval fou. La pression écrasa le jeune homme sur la banquette arrière. Un sifflement intense et désagréable retentit à ses oreilles, puis l’engin se stabilisa avec un chuintement évoquant le frottement d’une lame sur une autre.

— Voilà, c’est terminé.

Anna bâilla. Maléa ne clignait même plus des yeux, figée, les poings serrés sur son sac à main. Galférion avait l’impression que son estomac avait fait un demi-tour sur lui-même. À présent, on n’avait même pas la sensation de bouger ; pourtant, on voyait défiler le ciel à travers les vitres teintées.

— Nous sommes en mode furtif. Les matériaux du vaisseau courbent la lumière, si bien que personne ne peut nous apercevoir. De plus, nous évoluons dans un espace temps en juxtaposition avec votre réalité, si bien que vos radars ne peuvent pas nous détecter. En gros, nous oscillons de quelques secondes dans le passé, puis nous faisons un bond dans le futur ; si bien que si quelqu’un nous repérait, il nous verrait par intermittence. Je crois que vous appelez ce phénomène « Fantôme ».

— Je n’ai rien compris, avoua Maléa, à présent remise de sa terreur éphémère.

— C’est comme un spectre. Imagine. Ce dernier jaillit dans ton dos, puis disparait avant de se manifester au fond du couloir alors que tu te retournes ; le fantôme n’a jamais croisé ta route.

— À mon avis, tu l’embrouilles, assura Anna. En gros, nous reculons d’un pas pour mieux avancer de deux. Le temps n’est pas réellement une ligne, plutôt une hélice qui créerait à chaque tour un courant d’air ; comme votre tic-tac. Recule ta montre d’une seconde, puis avance là de deux ; l’aguille n’est passé que brièvement dans le présent. Ce vaisseau ressemble à cette aguille.

— C’est fabuleux ! Tu te rends compte de ce que nous pourrions apprendre de ces personnes, lança-t-elle à l’adresse de Galférion, tout en souriant rêveusement.

— Moins on en sait, plus on est susceptible de rester en vie.

— C’est vrai, soupira Maléa, la traque finale débutera bientôt.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’inquiéta Galférion.

— L’organisation IRA s’est manifestée dans la Nuit.

Anna l’observa attentivement en guettant sa réaction.

— Il était temps ; je commençais presque à m’impatienter…

— Monsieur se la joue cool !

— Pas du tout, je suis sincère. Qu’on en finisse !

À ses côtés, Maléa tremblait de peur malgré la sécurité qu’offraient le Filonbon, Gustave et la jeune Ernestienne.

 

Quelques minutes plus tard, ils atterrirent sur le toit de la maison d’Anna. Sa superficie dépassait de loin celle d’un terrain de football. Une tour jaillissait au milieu d’un toit plat recouvert de pots de fleurs. Cette dernière était émaillée d’anges et de démons ciselés dans une pierre ocre. Un espace peuplé d’érables et de chênes faméliques s’étendait à perte de vue autour du foyer.

Galférion sauta le premier en dehors du véhicule stellaire. Une porte entrouverte, décorée par des roses blanches, donnait sur un escalier. Bien qu’excité à l’idée de visiter plus longuement l’édifice, il patienta jusqu’à ce que les trois autres l’aient rejoint. Bien qu’elle fût soulagée d’être de nouveau à terre — quoiqu’à une certaine distance du sol — Maléa avait bien des soucis pour recouvrer son équilibre. Elle y parvint au bout de quelques secondes, après avoir chancelé sur quelques mètres.

Anna les entraîna à travers des couloirs parsemés de tapisseries ancestrales, de salles vides ou à peine meublées, de petits vestibules aux parois rougeâtres. Ils passèrent même par le salon où s’était réveillé Galférion, avant de plonger dans les profondeurs de la bâtisse. Personne n’aurait pu retrouver sa route à moins de connaître parfaitement les lieux.

— C’est une cachette créée par des extraterrestres grâce à des matériaux locaux, déclara Anna en s’engageant dans de nouveaux escaliers. Celle-ci appartenait à un noble de la famille Glas, Arkheim. Il faisait partie des Lémures, une société occulte qui agissait au nom d’une Conscience céleste. Exhortés par cette voix venue d’ailleurs, ils se perçurent peu à peu comme des élus et construisirent cet endroit en l’honneur de l’Alien, qu’ils n’ont jamais vu.

— Depuis quand connaissez-vous notre planète ? s’enquit Maléa en écartant une toile d’araignée avec un geste brusque.

Ils venaient de pénétrer dans une salle plongée dans la pénombre. Gustave prit les devants, tandis qu’Anna répondait.

— Ceux que vous nommez les petits hommes verts ont déjà visité cette planète à de nombreuses reprises ; ils s’en servaient comme base de ravitaillement des millions d’années avant la naissance de la race humaine. Lors d’une guerre qui les a opposés aux Cantatrices d’Evalon, ils ont posé un piège visant à détruire la flotte de leurs ennemis. Son déclenchement a provoqué un cataclysme.

— N’était-ce donc pas un astéroïde ? observa Maléa.

— Presque. Ils ont fait exploser votre deuxième Lune juste après l’arrivée des vaisseaux d’Evalon. Des raz de marée et des tsunamis ont ravagé la surface. Les Cantatrices grâce à leur puissance ont détourné les morceaux de cette Lune. Le plus gigantesque d’entre eux a percuté votre planète.

— En gros, notre apparition est due à une guerre interstellaire ? marmonna Galférion avec une expression qui en disait long.

— Il faudra penser à huiler le mécanisme, les coupa Gustave, vous en dîtes trop.

Un pan de mur se retira délicatement sur le côté. Une odeur de renfermé prit Galférion aux tripes ; il se boucha le nez d’une main.

— Et veiller à parfumer les lieux, ajouta Anna avec une grimace de dégoût.

— Je ne sens rien, déclara Maléa.

— C’est impossible.

— Si, si, je te jure, Galférion.

— Tu ne peux peut-être pas déceler certaines odeurs, avança Anna, bon trêve de bavardage, en avant.

Le groupe s’engouffra dans le passage secret nauséabond. Celle-ci s’illumina dés leur entrée, révélant une seule et unique table recouverte d’objets hétéroclites.

Certains avaient la forme de losange, d’autres, gris, ressemblaient à des pistolets. Des balles de couleur différentes chatoyaient sur le métal mystérieux, légèrement vert, dont était composé le présentoir.

Un néon brillait juste au-dessus de leur tête par intermittence. Gustave lui donna un coup de poing, ce qui eut pour effet de stabiliser sa lueur. Anna s’approcha.

— Voilà, nous sommes dans l’armurerie du château.

Un éclair éblouissant jaillit d’un pistolet et creusa un grand trou dans un mur. Maléa jeta l’arme de l’autre côté de la table. Elle la contempla un instant comme s’il se fût agi d’une créature répugnante.

— C’était quoi, ça ! s’exclama-t-elle, livide.

— Une petite balle de photons…

— Parce que celle qui a explosé dans le parc était plus grosse, commenta Galférion.

— Exactement, répondit Anna, elle était même plus proche du missile que de la balle en termes de puissance. Regarde.

Elle leur montra une bille orangée minuscule qu’elle maintint entre le pouce et l’index. La jeune femme la chargea dans un petit cylindre qu’elle glissa sur son avant-bras.

— On appelle cette arme une « Akiram ». Certaines se fixent sur les membres, d’autres se tiennent comme vos fusils. Vous avez dû voir la taille de la balle ? Je vais tirer, écartez-vous.

Anna se déplaça à pas lents, le bras bien droit, la main baissée pour éviter de se blesser. Un son merveilleux s’échappa des lèvres de la jeune Ernestienne. Une ligne de lumière jaillit du tube et frappa la paroi juste au-dessus du trou fait par Maléa. L’impact devait bien faire une centaine de fois la taille de la bille orange.

— Celle-ci était de calibre zéro virgule cinq, à peine de quoi entailler du béton, déclara Anna en baissant le bras, cette arme fonctionne au son de ma voix.

— Et celle que j’ai utilisée ? demanda Maléa.

— Elle était libre d’utilisation ; il suffisait de la toucher pour qu’elle tire. Tiens essaye ça, Galférion, ajouta-t-elle en lui jetant une sphère de petite taille avec quatre orifices.

L’objet était légèrement tiède sous ses doigts et très lisse. Un ruban noir pendouillait.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— L’« Écume ». Il se met autour du poignet. Lève ton bras, bien droit, la paume tournée vers ton visage et actionne-le.

— Comment ? marmonna le jeune homme avec un soupçon.

— Il suffit de l’appeler par son nom.

— Quoi, Écume ?

La sphère bourdonna. Des rayons se déployèrent autour de l’Écume jusqu’à prendre la forme d’un bouclier fabriqué à partir d’une lumière pure.

— Bravo.

— J’ai cru que c'était dangereux, souffla Maléa, rassurée.

— Il existe une sorte de grenade qui quadrille la zone de rayons d’énergie en explosant, lui apprit Gustave.

En même temps, Galférion paraissait dubitatif face au pan d’air miroitant.

— C’est un champ de force situé à un mètre de ton corps, continua le garde du corps. En gros, tu peux te servir de deux armes si tu l’inclines sur le côté. Il absorbera la plupart des tirs de photons, mais perdra de sa puissance face à des balles d’électrons. En revanche, il n’arrêtera que les particules, une balle en plomb traversera.

— Ce bouclier possède certaines limites, il n’a qu’une heure d’autonomie, déclara Anna, et il ne peut résister qu’à trois charges de calibre moyen. Il se recharge à la lumière, qu’elle soit de source naturelle ou artificielle. Il y en a un aussi pour Maléa.

Un frisson parcourut cette dernière.

— On est en guerre ou quoi ?

— En quelque sorte, oui, mais tu peux toujours rentrer chez toi.

— Bien sûr que non, mais bon, j’ai le droit d’être inquiète, rétorqua-t-elle d’une toute petite voix.

— Mieux vaut être tué avec honneur et gloire sur le champs de bataille, plutôt que d’être assassiné en périphérie, renchérit Gustave.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Si vous fuyez, mademoiselle Maléa, Inis vous tuera. On massacre les déserteurs en guise d’exemple depuis des millénaires à travers l’univers.

— Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas ce genre d’escarmouche à grande échelle. C’est juste un jeu organisé par quelques fous furieux. Et pourquoi une traque finale, d’abord ? Pourquoi pas course avec la mort ? Ou ombre sur le chemin ? marmonna Maléa en s’agitant. Vous parlez de ce que nous risquons comme s’il s’agissait d’une rencontre sportive amicale.

— Justement, ce n’est pas du sport. Le seul arbitre sur le banc de touche pouffera dès que quelqu’un mourra, intervint Galférion sur un ton sombre, alors nous mettons toutes les chances de notre côté. Maléa, ne panique pas.

— C’est facile pour toi de dire ça, avança-t-elle en se détournant, moi, je n’ai rien à voir avec toute cette histoire.

— Encore une fois, tu n’es pas obligée de nous suivre, objecta Anna qui commençait à s’impatienter. Si tu tiens à ton monde ou ne serait-ce qu’à ta petite personne, tu le feras. On ne s’amuse pas ; quand on prend une décision, on va jusqu’au bout.

Une pointe de fureur embrasa les joues de la jeune femme. Elle la contint avec difficulté.

— Je suis désolée, maugréa-t-elle en prenant la main tendue d’Anna.

Galférion poussa un soupir de soulagement. Il avait cru un bref instant qu’elles allaient s’empoigner. Aussi s’était-il déplacé discrètement pour leur barrer la route, juste au cas où. Gustave avait observé son petit manège avec un sourire qui révélait ses dents remarquables.

— Oh fait, on l’enlève comment ?

— Comme on l’allume.

— En gros, n’importe qui peut l’éteindre, même l’ennemi ?

— Si tu actionnes le petit bouton sombre, il clignotera d’une jolie lumière orange. L’Écume se mettra en mode automatique et rejettera tout ordre venant de l’extérieur jusqu’à ce que tu appuies de nouveau dessus. Pigé ?

— Oui, Chef !

— Tant mieux. Maléa, prends-en un toi aussi.

— D’accord. Tu as prévu de nous donner des armes, aussi ?

— Bien sûr. Gustave et Galférion ont déjà tout ce qu’il faut. J’ai prévu quelque chose pour toi. Ah, le voilà !

Elle s’empara d’un disque duquel jaillissaient deux poignées ténébreuses, puis d’un tissu bleu qu’elle enroula autour du bras de Maléa.

— Pour activer cette Escalp, il te suffit d’appuyer sur la touche située au milieu de l’engin.

Les bords de l’arme brillèrent d’une lueur verte.

— Les électrons tourbillonnent le long d’un conduit qui fait le tour de l’Escalp. Lorsque tu le lances, les poignées se rétractent, et les frottements des électrons dans l’air propulsent l’engin selon un angle prédéfini. Cet étrange tissu attirera l’Escalp comme un aimant, ce qui te permettra de le récupérer sans risque en tendant la main. C’est une arme défensive : si tu la lances au bon moment, elle interceptera tout ce qui se trouvera sur sa route, que ce soit des balles, des rayons ou d’autres choses.

— Il nous reste environ quatre heures avant la nuit. Préparez-vous, ordonna Gustave en prenant le relais, nous nous retrouverons ce soir à la station de métro situé sous le centre commercial. Nous n’admettrons aucun retard.

— À vos ordres, général ! crièrent en cœur Anna et Galférion.

Gustave salua sa patronne avec une rigueur toute militaire. Bien entendu, ce n’était pas de l’humour ; il ignorait jusqu’à l’existence d’un tel mot.

— Je serais en première ligne. Mademoiselle Maléa, vous vous occuperez de couvrir nos arrières.

— Nous n’y sommes pas encore, tenta Galférion.

— Laisse-le, il est parti dans son délire, coupa Anna en le prenant par le bras.

Elle l’entraîna sans tarder à travers le manoir, abandonnant la pauvre étudiante à son triste sort.

— Où est-ce que tu vas, Anna ?

Galférion échappa de justesse à une poutre craquelée. Quelques toiles d’araignées se rompirent sur leur passage avant qu’elle ne daignât lui répondre. Quand elle se tourna dans sa direction, tout en chassant ses mèches folles et rougeâtres, ses prunelles violettes brillaient d’un feu mystérieux et excitant.

— Où va-t-on ? On profite de l’absence du garde du corps pour explorer quelques techniques transversales !

Elle s’engagea dans une porte à peine visible entre deux lucarnes, sur laquelle avait été gravée une croix égyptienne. Galférion heurta violemment le chambranle et chancela jusqu’à ce qu’il jugea être un lit double recouvert de draps et de couvertures roses et blanches.

Bien que tout fut douillet au point qu’il ne souhaitait plus bouger, il entendit tout de même le gémissement de la porte qui se refermait doucement. Galférion se retourna sur le dos, puis admira un instant la quasi-nudité d’Anna. Sa peau lui évoqua la lueur glaciale de la Lune un soir où elle se parait de sa nouvelle robe. Ses cheveux noir écarlate sur l’extérieur plurent sur ses épaules où l’on aurait pu poser une feuille de satin et la laissait glisser sans à-coup.

— Nous avons du temps. Profitons-en. Qu’est-ce que tu en penses ?

— C’est beau !

— Évidemment, souffla-t-elle en l’observant d’un œil coquin entre ses mèches éparses.

 

Paniqué, Gustave chercha les deux jeunes gens dans toute la demeure, après avoir ramené Maléa sur le parking de l’université. Où étaient-ils ? Que faisaient-il ? Ses visions lui dévoilaient quelques figures concupiscentes, des souffles langoureux et des murmures passionnés, des pétales de fleurs et des échanges fougueux, des…

Gustave ne parvenait pas à formuler le reste de sa pensée.

Enfin, il les trouva, poussa un hurlement d’horreur en ouvrant la porte de la chambre.

— Non !!!

Surpris, Galférion cria et tourbillonna au-delà du lit, perdant sa main. Un as de cœur, des valets et un sept de trèfles se posèrent sur le plancher. Anna dévoila partiellement son jeu en foudroyant son garde du corps du regard. Un as de pique scintilla entre ses doigts fins.

— Qu’est-ce que vous faites ! s’exclama Gustave en la montrant de l’index.

— C’est évident, non ?

 

* * *

 

Une douleur atroce parcourait l’échine du chevalier d’argent, le courbait tellement qu’il était contraint de poser ses mains sur le carrelage pour soutenir son corps. De minces lignes de sang bleu suivaient le tracée sinueux de sa colonne vertébrale, puis s’égouttaient sur le sol carrelé d’un appartement du centre-ville. Des fouets métalliques entrelacés les uns aux autres formaient une figure géométrique ignoble au milieu du liquide répandu à ses pieds.

Shayne jeta un regard acéré au miroir qui dévoilait sa nudité de grand homme bleu. Son corps longiligne et noueux dépassait de loin les deux mètres et s’il semblait chétif, il n’en était rien. Ses yeux de forme ovale, sans paupière, s’éclairaient d’une lueur électrique unique. Les Grands Hommes Bleus, dont le nom véritable frisait l’imprononçable, dormaient les yeux grands ouverts, et bien que ses derniers étincelaient plus faiblement, on ne se serait même pas rendu compte qu’ils étaient plongés dans un profond sommeil.

Quelqu’un approchait. Shayne frappa dans ses mains avec une rage intense et se releva malgré la terrible souffrance qui le rongeait. Il quitta la salle de bain avec un air majestueux, et peu à peu, retrouva forme humaine. Sa chaînette d’argent projeta un éclat glacial lorsqu’il jaillit dans un grand salon garni de sofas, de petites tables et d’une immense télévision dans laquelle auraient pu s’encastrer dix personnes.

Quelqu’un toquait à la porte de l’autre côté de la salle avec insistance. Shayne accrut sa vitesse, tout frais dans ses vêtements tout aussi virtuels que son apparence. Il faudrait qu’il veille à se désinfecter. Une planète aussi barbare recelait son lot de germes destructeurs. Il possédait un liquide spécial qui tuait tout élément extérieur et retenait sa propre flore bactérienne, durant une semaine. Cette « Exal », une sorte de pommade verdâtre, était fournie à tarifs réduits à travers la galaxie. Cette gangue protectrice ne pesait rien et ne créait aucun inconfort chez celui qui la revêtait. C’était d’ailleurs le seul habit qui couvrait le corps nu de Shayne.

Il afficha son plus beau sourire, puis abaissa la poignée de la porte. Un homme en livrée lui rendit son expression aimable.

— Un certain monsieur Belzébuth vous demande au téléphone.

— Vous a-t-il dit autre chose ?

— Oui, mais je n’ai pas tout compris. Il déblatérait à propos de Dieu.

— N’essayez pas de comprendre, mon brave. Disposez.

— Je vous renvoie cet appel…

Le petit homme grassouillet s’éloigna en sifflotant tandis que Shayne refermait derrière lui. Peu de temps après, il décrochait. Son correspondant avait une voix douce, grave, patiente, aimable.

— Shayne, comment allez-vous ?

— Très bien, Belzébuth.

— J’espère que vous profitez de votre hôtel. On m’en avait dit le plus grand bien lorsque… Enfin, peu importe. Avez-vous contacté le Boss, récemment ?

— Non, pourquoi ? Que se passe-t-il ? Me tient-il toujours rigueur de la disparition de l’usine ?

— Sans doute pas.

— Votre Boss souhaitait créer des mutants pour renforcer sa mainmise sur la ville ; c’est chose faite. Avez-vous autre chose à dire, Belzébuth ?

— Oui. Mais je déteste ce nom de code.

— Plaignez-vous et prenez en un autre, rétorqua Shayne, agacé de perdre son temps avec un barbare.

— Je pensais à L…

— Venez-en au fait, je vous prie !

— Le Boss m’a demandé de vous transmettre un message au cas où vous ne seriez pas au courant. Le voici : le chaton a été repéré.

— Et ?

— Le Chien est armé.

— Dîtes lui d’arrêter de me faire perdre mon temps avec des devinettes. Qu’il fasse ce qu’il veut de ce chaton, qu’il l’égorge, l’ébouillante ou le noie, je m’en contrefiche.

Il raccrocha. L’Osurienne pouvait bien mourir, il s’en moquait. Après tout, une fois qu’on savait où se trouvait le félin, on pouvait contrecarrer ses attaques. Sans compter que les ordres de Lord Orton avaient évolué : récupérer la X Delta, protéger Anna et débusquer les membres d’IRA pour les annihiler, en plus de faucher tous les joueurs restants et notamment, ces singes parlant.

En comparaison, les déboires de la mafia locale avec une Osurienne n’étaient pas une affaire digne de retenir son attention.

Il enclencha un dispositif de petite taille inséré dans son oreille — en réalité bien plus petite que celle d’un être humain — puis attendit quelques secondes. Une voix aux accents gutturaux résonna dans son conduit auditif.

 

Le général Gelmine se redressa sur sa couchette, face à un hublot où brillait la planète bleue. Son sommeil était très profond. En cas de guerre, il fallait être opérationnel dans l’instant ; or son cerveau mettait du temps à s’activer le matin malgré sa vivacité sur le terrain. Cette seule raison lui avait valu un poste élevé sur un vaisseau, plutôt que celui d’un militaire tout terrain.

— Général Gelmine, ici le Chevalier d’Argent Shayne Estrelac. Répondez.

L’ahuri qu’il avait à l’appareil ne supporterait pas de lui laisser son temps d’adaptation habituel. Aussi Gelmine se força-t-il à émettre quelques sons plus proches du grognement caverneux que de la parole civilisée.

— Général… Quel est cet étrange grésillement ?

— Une simple… interférence.

— Vous paraissez abattu. Y a-t-il un problème ?

Gelmine allait lui en faire part, puis se ravisa ; Shayne était un Chevalier d’Argent, pas une infirmière placée sous le secret professionnel.

— Aucun. Que me vaut ce plaisir ?

Son interlocuteur marqua une pause indéfinissable, puis reprit.

— Préparez l’Anti-Eliade pour ce soir.

— À vos ordres.

À vrai dire, Gelmine avait déjà assemblé l’arme, mais pour ne pas froisser l’orgueil de Shayne, il préférait le taire. Les Shaynes s’employaient à penser qu’ils étaient différents du commun des mortels, plus intelligents, et d’une certaine manière, plus évolués.

Ce mythe était tellement enraciné dans leur esprit qu’une simple remise en question, même indirecte de leur potentiel, les poussait dans une dépression chronique. On préférait alors s’en débarrasser promptement ; c’est-à-dire en les exhortant au suicide, plutôt que de les voir échouer ou remettre en question les ordres.

Les Chevaliers d’Argent n’échappaient jamais, ou presque, à la mort. L’un d’eux, un dénommé Hexes, était devenu célèbre après avoir été accusé de haute trahison. Son évasion, après un procès frauduleux, avait été tenue secrète durant de longues années, jusqu’à ce qu’un journaliste interplanétaire du nom de Zero ne s’empare de l’affaire.

Les agents de renseignements de Lord Orton avaient réagi si vite, que son article avait été détruit avant même de paraître. Le célèbre journaliste avait été interdit de séjour sur n’importe quelle planète appartenant à l’empire Signe du Vent et ceci, à vie. Bref, parler de la fragilité invisible des Chevaliers d’Argent était assez tabou pour vous valoir une incarcération prolongée, un exil ou une mort fulgurante. Gelmine prenait par conséquent ses précautions.

— Je vous laisse le choix pour les boucliers et les autres armes que vous jugerez bon d’emporter. Amenez aussi votre robot de compagnie, en espérant qu‘il soit utile, cette fois-ci.

— Je ferais en sorte que Baltazar le soit.

— Bien. Je vous laisse à vos occupations. À la gloire de l’empire Signe du Vent et à Lord Orton !

Gelmine répéta cette dernière phrase en tentant d’y mettre de l’exaltation, mais il jugea le résultat médiocre, tout en désactivant l’appareil glissé dans sa minuscule oreille. Le jour où il ne supporterait plus de servir l’empereur, il remettrait sa démission.

Songelame - science-fantasy
G.N.Paradis - inconnu

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Résumé du Livre

Lorsque Galférion Bell reçoit un étrange mail qui ne lui est pas destiné et met la main sur une mystérieuse sphère, sa vie bascule. D'anodine, elle devient peu à peu extraordinaire, ce qui n'est pas sans danger.

D'étonnants êtres venus d'ailleurs semblent avoir fait de sa planète une terrain de jeu et d'expérimentations. Réussira-t-il à démêler le vrai, du faux, la vérité du mensonge, sans sombrer dans la folie ?

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