La Folie de Galférion - 23
Galférion survolait un paysage battu par des vents violents. Des vagues de poussières montaient à l’assaut des monts squelettiques et effilés. Le jeune homme planait au-dessus de cet espace désolé, calme, apaisé. Une forme floue jaillit sur sa gauche et se posa sur son dos. C’était une Mésange noire, striée de blanc.
« Tu ne devrais pas être ici. »
Son petit bec avait bougé. C’était impossible. Il rêvait. Les oiseaux ne parlaient pas dans la réalité.
« Tu n’es pas dans ton monde ici. Tu te trouves dans les mirages au-delà du temps. »
Le rêveur secoua la tête, et ses cheveux châtains se déployèrent, soudain de belle longueur. Une barbe poussa à une allure extravagante.
« Tu vois, reprit l’oiseau, je peux modifier ton apparence ; et avec de l’entraînement, tu pourrais le faire aussi. »
« Comment est-ce possible ? »
« Cet espace est libre de toutes entraves. Pas encore écris. De loin, il peut ressembler à un paysage apocalyptique. Tu sais de quoi je veux parler, n’est-ce pas ? »
Le garçon fut propulsé dans le ciel.
« Qui es-tu ? » s’exclama-t-il avant d’être emporté.
« Moi ? Tu peux m’appeler Aurore. »
« Galférion. »
Un chuchotement.
« Galférion. »
Le jeune homme avait cette expression absente. Son esprit confus mit un certain temps à reconnaître la figure adorable penchée sur lui.
« Anna. » souffla-t-il.
Elle se détendit.
— Je suis désolée de t’avoir laissé tout seul. Je ne savais pas où tu étais, dit-elle sur un ton débordant d’émotions.
— Jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas mort.
Le jeune homme, la tête posée sur les cuisses d’Anna, tendit les bras avec un grand sourire. Elle l’enlaça avec tendresse.
— Tu étais si faible que j’ai cru que tu allais… Que tu allais…
Elle n’arrivait pas à prononcer le verbe : « mourir ». Elle le serra davantage. Galférion lui rendit son étreinte ; son ventre gargouilla. L’effet fut spectaculaire. En quelques secondes, ils pouffèrent tous les deux.
— Tu vois, je suis vivant. J’ai faim, maugréa le jeune homme.
— J’avais prévu le coup. J’ai demandé à Gustave de préparer le dîner.
— Quelle heure est-il ?
— Trois heures du matin.
Les yeux de Galférion s’écarquillèrent, alors qu’il s’écartait un peu de sa compagne.
— Tu manges à trois heures du matin, toi ?
— Mais non, espèce d’idiot. J’attendais que tu te réveilles.
— On est chez toi ?
Curieux, le visiteur jeta un coup d’œil alentour. Ils se trouvaient tous les deux étendus sur un canapé en cuir. Une table en bois avait été placée près d’une fenêtre. Il faisait nuit noire, dehors. Un feu ronflait indiscrètement dans une cheminée et quelques plantes vertes se doraient près des portes du salon. Un tapis écarlate couvrait le sol de toute la pièce. Le feu dessinait des ombres sur les murs, le plancher et le plafond ; c’était la seule source de lumière. Le jeune homme put vérifier l’heure sur une grande horloge accrochée au-dessus de la porte.
— Que s’est-il passé ?
La jeune Ernestienne lui rapporta sa trouvaille d’une aiguille de brouillage.
— Qui l’aurait placé là, selon toi ?
— N’importe qui.
— Tu as dit avoir rencontré Inis et la Bête Blanche. Se pourrait-il que ce soit eux ?
— C’est possible. Mais cette installation avait l’air très récente. Elle date d’un mois, tout au plus.
— IRA n’est pas la seule chose dont nous devons nous soucier, alors.
— Exactement. D’autres participants peuvent bloquer les transmissions depuis la planète en direction de contrées galactiques éloignées.
— Mais pourquoi faire une telle chose ? C’est grotesque. IRA contrôle le jeu et… Shayne ! Apparemment, sa sphère de communication fonctionnait, sinon pourquoi aurait-il voulu la récupérer ?
— Tu y as pensé aussi ! Bien, nous avons notre coupable, souffla Anna avec une expression féroce. Tu sais ce que ça veut dire ? Mon père n’est pas au courant de ma situation. Une fois qu’il le saura, il…
La jeune femme n’acheva pas sa phrase, soudain tendue. Son père l’avait fiancée à Lord Orton, l’empereur de Signe du Vent. Le lui annoncer le mettrait à coup sûr mal à l’aise. Elle serait forcée de lui tenir un discours sur les mœurs Ernestiennes. Bref, ce serait une catastrophe diplomatique.
Son garde du corps choisit ce moment précis pour apporter le repas. Chose surprenante, car personne ne l’avait averti du réveil de Galférion.
— Gustave, vous écoutiez aux portes ? lança Anna avec brusquerie.
— J’ai toujours eu l’ouïe très fine ; assez fine pour déceler les écarts soniques causés par un ventre en appétit.
— Les écarts soniques ? répéta Galférion, atterré.
— Laisse tomber. Il débite toujours des expressions ampoulées qui ne signifient rien.
— C’est déjà pas mal qu’il se comprenne lui-même, observa le jeune homme salivant.
— Une chance… Waouh ! Ce fumet est exquis !
— À qui le dis-tu ! Je l’ai senti dès que je me suis réveillé !
Gustave déposa le plateau sur la table avec un sens du service peu commun.
— Vous écoutiez, déclara Anna triomphante, de quoi avez-vous peur ? Que nous batifolions sur le canapé ?
— Vous avez rechigné à vous habiller, prétextant que c’était la température idéale pour rester en maillot de bain. Alors vous avez mis cette nuisette transparente, et…
Le jeune étudiant la balaya d’un regard amusé. Tous les deux s’observèrent attentivement.
— Tu ne portes rien dessous.
— Bien sûr que si, rétorqua-t-elle avec un air de défi.
— Quand bien même, la décence vous obligerait à vous éloigner de la demoiselle avant de commettre un acte de voyeurisme, rétorqua habilement Gustave.
— Vous avez fini de me considérer comme un pot de fleurs ?
Le ton menaçant de la jeune femme n’échappa ni à Galférion, ni à Gustave.
— Et surtout, ayez la délicatesse d’arrêter de revenir sur le sujet à chaque fois. Je n’ai pas fait attention en me changeant ; c’est tout. Vous êtes bien de sexe masculin, tous les deux, aucun doute sur le sujet. Le corps d’une femme ne devient pas un objet sexuel du moment où il est dévoilé, même partiellement. Si vous avez un problème, jugulez vos hormones ! Ne me dîtes pas de quelle manière je dois m’habiller !
— Ce garde du corps est perverti, renchérit le jeune homme avec aplomb.
— Je m’adressai aussi à toi.
— Ah bon, je n’ai pas fait attention, déclara-t-il avec insolence, dans mon état, de toute manière, tu sais…
Et il s’éloigna avec un air malicieux, puis s’affala sur le tapis, la main désespérément tendue en direction de la chaise la plus proche.
— Anna, je ne peux pas me relever. Tu veux bien m’aider ?
— Tu peux toujours ramper.
— Jeune homme, nous allons devoir prendre ton entraînement en main
— Et comment ?
— Grâce au simulateur virtuel.
L’idée ne l’enchantait guère. Pas plus que celle de nettoyer le parquet avec son corps en se dirigeant vers le fumet exquis qui lui agaçait les narines.
* * *
Le lendemain, Dênmorane Malter patientait dans le hall d’entrée de la demeure d’Anna. Vêtu d’un T-shirt d’une longueur monumentale, le jeune homme au visage livide et aux cheveux noirs évoquant des algues polluées bâilla sans gêne, puis redressa ses lunettes aux bords sombres d’un geste négligent. Il étirait un élastique entre son pouce et son index de façon machinale.
Gustave le surveillait d’un œil perçant. Maléa pinçait les lèvres dans un coin de la petite salle, les bras croisés sur sa poitrine. Un bouc empaillé pointait son museau à moins de deux pouces de ses cheveux bouclés. Elle avait dormi là, elle aussi. Un bandage blanc protégeait sa cheville blessée. Actuellement, elle la maintenait surélevée pour soulager l’endolorissement.
Enfin, Galférion et Anna, main dans la main, secouaient tous les deux la tête, circonspects. L’élastique du nouvel arrivant craqua bruyamment.
— Je vois que vous êtes tous en vie.
— Non, tu crois, Dênmorane ? maugréa Galférion, le visage fermé.
Son ton ironique n’échappa à personne.
— Je ne t’ai jamais demandé de me faire confiance.
— Comme si une telle chose était de nouveau possible.
— Ce qui n’empêche pas le fait que nous soyons dans une situation similaire. Nous avons été contraints par un certain Inis à participer à un Jeu d’une débilité profonde.
— Donc nous sommes techniquement alliés ? railla-t-il.
— Exactement, répondit l’autre, imperturbable.
— Ce sera sans moi.
Le jeune homme quitta le hall d’entrée par l’une des trois portes. Anna lui emboîta le pas un peu plus tard, étonnée de le voir aussi assombri.
— Il ne vous fait pas du tout confiance, déclara le garde du corps après leur départ.
— Parce qu’il pense que je suis sans cœur et lâche. Il ne me connaît pas aussi bien qu’il le suppose ou alors, il a oublié, ajouta-t-il plus bas.
— Et où étais-tu hier ? Je ne t’ai pas vu dans le parc, observa Maléa.
Entre deux pans de sa chevelure, seul un œil brillait, perspicace.
— Je ne tenais pas à mourir carbonisé. J’ai par conséquent quitté les lieux.
— Tu es bien un lâche, constata-t-elle sans une once d’humour.
Le hacker eut un rictus troublant, et ses yeux évoquèrent un instant une fenêtre où dansaient des pieux de glace.
— As-tu été plus utile que moi ? J’en doute.
— Et pourtant, j’ai sauvé Galférion. Je ne me suis pas enfuie. Pourquoi t’accepterions-nous dans notre groupe ?
— Je vois. J’aurais dû me douter que personne ici ne m’accorderait un semblant de crédibilité. Que faut-il que je fasse ?
— Commencer par être un peu plus sympathique, peut-être.
— Ou vous révéler certaines choses que vous ignorez. Je ne suis pas quelqu’un de sympathique.
Maléa s’assombrit, tout en se grattant le bras. Elle ne savait même pas s’il bluffait ou s’il était sincère. Son aura glaciale ne jouait pas en sa faveur.
— Vas-y, nous t’écoutons.
— Je connais l’emplacement du Brouilleur Galactique.
— Et peut-on savoir comment ?
— Parce que je suis un génie. Libre à toi de ne pas me croire. Pourtant, c’est la stricte vérité. Mon génie ne saurait être remis en question. Qu’importe le reste.
— Quel orgueil, commenta Gustave en rehaussant ses lunettes noires sur son nez.
— Quelqu’un qui prétendrait avoir des capacités, sans en posséder une once, serait orgueilleux. Pour ma part, j’ai plus d’une fois prouvé que j’en avais. C’est un fait indubitable.
Tout en parlant, Dênmorane avait pris un autre élastique dans sa poche et le tendait entre ses doigts avec un air concentré.
La jeune mutante louchait sur le fil blanc, mal à l’aise. Pour quelles raisons faisait-il craquer des élastiques à longueur de temps ? Était-ce une manière pour lui de focaliser son attention ? Maléa avait déjà lu des thèses sur les surdoués. Ces derniers avaient souvent des troubles psychoaffectifs.
Elle cherchait déjà un moyen d’en apprendre assez sur son compte pour émettre un avis sur la perspective de son intégration dans leur groupe. Or elle ne parvenait pas à franchir l’épaisse paroi d’indifférence qui dissimulait sa véritable personnalité.
La matinée était bien avancée. Galférion poussa un long soupir. Hier, la Faux avait soufflé ses cheveux. Trois fois, il l’avait esquivée. Le reptile câblé avait chu, Maléa l’avait sauvé de la noyade et le tueur s’était éloigné après avoir tenu des propos incohérents.
Son cœur cognait dans sa poitrine. Les séquelles ne seraient bientôt plus qu’un lointain et vague souvenir périssable. Pourtant, il se sentait mal.
Le survivant s’approcha d’un fauteuil à large dossier, puis s’affaissa, un coude sur l’accoudoir, le poing plaqué contre sa joue, la mine songeuse. Lorsqu’il pensait à Dênmorane Malter, un gant de fureur se saisissait de son cœur et son sang bouillonnait dans ses veines. Quoiqu’il fasse pour ne pas réagir rudement en sa présence, il n’y parvenait pas. Pourquoi ne se souvenait-il pas de l’événement qui l’avait poussé à briser leur amitié ? C’était un menteur rusé, capable de faire croire à un poisson qu’il était en sécurité dans son bocal tout en tendant le filet. Il portait bien son nom. Mais le jugement de Galférion n’était-il pas erroné ? Ne se trompait-il pas un peu sur son compte ? Il ne se souvenait vraiment pas…
Brusquement, Anna pénétra dans la pièce d’une démarche gracieuse.
— Pourquoi ne lui fais-tu pas confiance ? demanda-t-elle en posant sa main sur la sienne.
— J’ai mes raisons. Qu’a-t-il dit ?
Elle pinça les lèvres devant le refus du garçon de se confier.
— Gustave m’a rapporté la conversation ; Dênmorane Malter sait où se trouve le Brouilleur. Selon mon garde du corps, il a un égo démesuré ; sans compter qu’il se prend pour un génie.
— Il l’est. Je l’ai vu faire un test de QI entre autres : il a eu cent quatre-vingt-dix en résultat.
— Tu sais, ça ne signifie pas grand-chose. Gustave est toujours sidéré que tu saches manier deux lames en même temps avec une telle finesse. Il a vu les dégâts que tu as infligés au robot. Il dit que c’est du travail d’artiste, pas d’épéiste ou d’escrimeur. Il pense même qu’avec de l’entraînement, tu pourrais devenir un prodige. Il a décidé de t’initier au « Sephôn », le rayon de Lune, l’art martial de son peuple. C’est un grand honneur qu’il te fait : le Sephôn n’a jamais quitté les terres qui l’a vu naître.
Galférion n’arrivait pas à croire ce qu’il venait d’entendre. Lui, un artiste martial ?
— C’est de cela qu’il parlait cette nuit, déclara-t-il finalement.
— Il m’a dit de te remettre ceci.
Anna lui tendit un casque aux reflets lunaires, équipé d’une lunette ovale de bonne taille.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en le prenant.
— Un simulateur « épique ». Il possède trois modes, apprentissage, combat et technique. Avec le premier, tu peux t’initier au « Sephôn », le second, te perfectionner et le troisième, créer tes propres techniques et les utiliser en combat. Il y a sept modes de difficultés. Attention, si ton adversaire te touche, tu ne sentiras plus ton bras, par exemple. La bataille ne se terminera pas avant ta mort virtuelle ou la fin du niveau.
— Tu viens de me gâcher tout le plaisir.
— Tu débuteras ton entraînement après le repas ; prépare-toi. Gustave a fait ce qu’il fallait pour ta sécurité.
— Normalement, j’ai cours cet après-midi, tenta le jeune homme plus par défi que par envie.
Il détestait se battre, même contre des ennemis virtuels.
— Moi aussi. Mais nous devons nous occuper du Brouilleur. Avec mon filonbon, nous allons parcourir la ville. Maléa a décidé de rentrer chez elle.
— En gros, je suis censé jouer les acrobates dans un univers virtuel pendant ce temps ?
— Je veux que tu vives, Galférion. Tu comprends ?
Son ton vibrant n’échappa au jeune homme.
— Je ferais de mon mieux. Je survivrais.
* * *
Shayne Estrelac détaillait la rayure atroce sur l’habit argenté de Burin, avec un air proche du mépris. Il n’en revenait pas que ce nain chauve, avec son chapeau à large bord et ses bottines de gamine, ait pu, en plus d’échouer dans sa mission, être attaqué par un reptile sur pattes, un Ergotien, s’en sortir vivant et revenir le voir sans préavis le lendemain avec une requête exécrable.
— Une augmentation ? répéta-t-il avec dédain.
— À deux pas de ce Dênmorane Malter, j’ai été repéré par un Ergotien dissimulé dans des buissons, pris en chasse et forcé de battre en retraite. Ce prédateur m’a poursuivi avec un art du déchiquetage particulier. Il m’a rabattu au niveau d’une fenêtre que j’ai été contraint de réduire en petits éclats.
— Et puis-je savoir à quoi vous servent cette arme en forme de demi-lune et ces deux pistolets ?
— Vous m’avez demandé d’observer avec discrétion, pas de créer des détonations à portée d’oreille d’une bande de singes plus ou moins intelligents. À moins bien entendu, que vous ne désiriez revoir mon salaire à la hausse. D’où ma requête.
Burin sut qu’il était allé trop loin quand un éclat de fureur embrasa les yeux de son interlocuteur. Ce dernier avança souplement, à pas lent, menaçant, impitoyable dans son maintien, sa chaînette d’argent au bout des doigts.
Burin et lui étaient à l’abri des regards sous un voile d’invisibilité, au niveau du petit chemin où ils s’étaient rencontrés la veille. Il n’y avait aucun témoin.
— Attendez. J’ai quelques informations importantes. Cet Ergotien n’en avait pas après moi, mais après ce Dênmorane Malter, révéla le chasseur de prime.
Shayne parut redevenir aussi calme qu’un bloc de glace.
— Allez-y. Continuez.
— Quelqu’un lui avait donné l’ordre d’attaquer les participants.
— Intéressant. Avec un peu de chance, cet humain sera éliminé sans que j’aie à intervenir. Parfait. Continuez de le surveiller, Burin.
Shayne tourna les talons avec un semblant de grâce. Il s’arrêta au niveau de la ligne entre le monde réel flou et leur berceau invisible.
— Ah oui, ajouta-t-il, ne venez jamais me trouver pour une demande aussi futile qu’une augmentation. J’ai une image à préserver. Tenez-vous-le pour dit. J’ai bien peur que, dans le cas contraire, vous ne finissiez vos jours plus rapidement que prévu, surtout que cet Ergotien, c’est moi qui l’aie engagé.
Shayne traversa le voile et disparut dans la cour de l’université. Burin ricana. La prochaine fois que cet arrogant se moquait de lui, il l’accueillerait avec un rictus et le passage de sa « Demi-Lune » sur sa tendre gorge de grand homme bleu.
* * *
Falane jetait des regards furieux aux étudiants rassemblés dans la cour de l’université. Son beau visage bien viril, les muscles qu’on devinait sous ses vêtements lui avaient toujours valu un succès phénoménal auprès des femmes ; sans parler de sa verve, de son sens du raffinement et de la prestance.
Depuis la mort de Vector, un masque hideux semblait avoir recouvert ses traits affables. C’était son homme de main fidèle, de basse extraction, méritant par bien des côtés, plus qu’agaçant certaines fois, mais un ami. Comment cet Inis était-il parvenu à bafouer cette amitié ? À imposer le doute dans l’esprit de Falane ?
Le petit homme vert n’avait jamais rien eu à reprocher à Vector. Il obéissait aux ordres, n’hésitait pas à lui asséner des avis cassants, et affichait une loyauté telle à son égard qu’il aurait sacrifié sa vie pour le sauver. Peut-être l’avait-il fait ? Mais pourquoi déguisé comme Inis ? Cette piste n’était pas envisageable.
Ou alors, Vector avait été manipulé par quelqu’un. Dans quel but ? Falane s’efforçait de le découvrir. Ses serviteurs arpentaient l’université et son château de long en large pour rassembler des preuves susceptibles de prouver la trahison de Vector.
Falane avait même engagé des tueurs pour traquer les participants au jeu. L’Ergotien léchait ses blessures dans un égout. Il l’avait vu le matin même, grièvement blessé suite à son altercation avec une humaine. La fille pouvait résister aux flammes. Mauvais signe. Et ce Dênmorane Malter, qui était-il ?
À Galférion, il avait réservé Sans Nom, l’Assassin légendaire. Anna étant toujours intouchable, il avait décidé d’exécuter son amoureux, comme elle lui avait pris son seul compagnon digne de confiance. Mais il fallait qu’il meure sous ses yeux, que la tristesse, le désespoir, la consume et la tue. Ainsi, Inis saurait qu’on ne jouait pas impunément avec ses nerfs.
La mort et la trahison présumée de Vector l’avaient humilié. Son orgueil avait été habilement titillé, manipulé de telle manière que Falane s’était cru invulnérable. Quand il se remémorait ses interactions avec Lord Avangueur et Inis, il relevait toutes les provocations sous-jacentes et les tentatives de déstabilisation dont il avait été l’objet.
Il n’aurait désormais de cesse d’abattre tous les participants, de remporter la victoire et d’empailler la tête d’Inis dans son Filonbon, qui qu’il fut et d’où qu’il vienne. Falane avait rompu le contrat avec Sans Nom, suite à une remarque de celui-ci : « Je ne pouvais pas achever ma mission sans obéir : Anna n’était pas en vue quand je l’ai retrouvé. Cet humain deviendra assurément quelque chose si on le laisse vivre. Avec tout le respect que je vous dois, ce serait du gâchis s’il mourait aujourd’hui. »
Sans Nom était retourné dans l’espace avec la moitié de la prime qu’il lui avait promise. La prochaine fois, l’assassin lui ferait une offre à tarif réduit. Ainsi la réputation de ce dernier serait sauve. Falane attendrait que le couple ait l’amabilité de servir ses objectifs, notamment en se débarrassant de certains de leurs concurrents. D’abord,il devait découvrir les raisons de la mort de Vector. Anna l’avait certes assassiné lors d’un combat à arme blanche, cependant, elle croyait affronter Inis. Était-ce pardonnable ?
Le petit homme vert s’était laissé emporter par ses élans de fureur. Il ne se maitrisait guère depuis la disparition de Vector. Il devait bien avouer que son emportement avait été préjudiciable. Cependant, il sentait un mal insidieux planer sur l’université ; une aura malfaisante qui la nimbait d’une cloche apocalyptique qui ne sonnait plus. Une jeune femme aux longs cheveux noirs et aux yeux sombres attira son attention. Il s’arrêta.
Elle le fixait sans ciller. Son long bras nu épousait coquettement les courbes de son corps. Elle portait une longue tenue sombre, évoquant un nuage déchiré par des éclairs, et une bague d’émeraude avec laquelle elle jouait distraitement.
Où l’avait-il déjà vu ?
Quelqu’un le heurta. Des papiers s’épanouirent tels des millions d’éclats fantomatiques. Une femme d’âge mûr, fine, blonde et élancée, porta la main à sa bouche, affolée. Elle sautilla pour rattraper les feuilles, puis tomba à genoux non loin d’une poubelle, austère et métallique.
Falane s’empressa de l’aider et récolta un bon nombre de sourires de Madame Rosery. Il l’avait déjà vu… Il ne s’en souvenait plus. Il la regarda s’éloigner un instant, puis haussa les épaules avant de reporter son attention sur la jeune femme mystérieuse.
Celle-ci avait bien entendu disparu. Falane se sentit trahi. À quoi bon lui adresser des regards aussi pénétrants, puis s’enfuir sitôt après ? Jouer au chat et à la souris ne lui déplaisait jamais. Il désirait toujours ce qui lui paraissait inaccessible, tant qu’il était certain de s’en emparer tôt ou tard.
Falane se remit en marche tout en s’interrogeant. Plusieurs filles qu’il connaissait se présentèrent ; il les ignora superbement. Une fois qu’il fut seul, plongé dans la pénombre d’un escalier tournant, un soupçon l’envahit et de petits cônes translucides se matérialisèrent un instant à la place de ses dents.
Un papier banal plana jusqu’à ses pieds. Il s’en empara et le lut. Ses sourcils se rapprochèrent dangereusement. Ses doigts tremblèrent ; lui qui n’avait jamais laissé entrevoir une once de faiblesse de toute son existence.
Il froissa le message signé « IRA » ; puis promena son regard aux alentours. Les deux couloirs adjacents étaient vides. Il détenait enfin la vérité. Un flot de fureur embrasa ses prunelles d’un feu liquide inconnu sur ce monde. Enfin, il connaissait le véritable responsable de la mort de Victor.
« Shayne Estrelac ! » lança-t-il avec fureur.