La Folie De Galférion - 21
Issue d’une famille plutôt aisée, Maléa avait claqué la porte à un avenir tracé d’avance et choisi sa voie, loin de sa famille. Elle ne l’avait jamais regretté. Désormais, elle considérait autrui avec un regard plus humble et moins superficiel.
Après le départ de Galférion, l’étudiante n’était pas retournée en cour. Une semaine plus tôt, elle n’aurait pas séché.
Maléa dévala un escalier sur les talons de Shayne. Les couloirs de l’université lui paraissaient très sombres ce jour-là. Elle chassa des mèches brunes de ses yeux, regarda sa montre, tout en ralentissant à l’approche d’une bifurcation sommaire où une flèche jaune et biscornue indiquait un bâtiment.
Shayne avait disparu. Sa poursuivante hésita. Elle l’avait bel et bien perdu de vue et d’ouïe; à moins qu’il ne se fût volatilisé à travers une paroi, comme la dernière fois. Une sortie menait à la bibliothèque; l’autre au parking. Normalement, elle aurait dû entendre une porte se refermer ou à défaut, entendre un bruit de course. Elle avait gardé la même distance avec l’autre depuis le début de la traque; à peine dix pas.
Elle jeta un coup d’œil dehors. Un éclat sur un par brise l’aveugla et le vent froid balaya ses cheveux. Aucune trace de Shayne. Elle referma la porte en grelottant et entreprit de retraverser le couloir.
Pourquoi n’avait-elle pas pris de veste, aujourd’hui ?
Un bruit de verre brisé retentit. Une fenêtre avait explosé. Une silhouette aux contours flous voltigea. La jeune femme pétrifiée recula jusqu’à sentir le métal froid de la porte sous ses doigts. Un autre individu surgit dans le couloir. L’être avait des yeux de reptile, un corps musclé et était recouvert d’une armure chitineuse. Les piques sur son dos se hérissèrent tel un million de lames brandies sur un champ de bataille.
Maléa voulut crier : aucun son ne sortit de sa bouche entrouverte.
D’abord, le guerrier n’esquissa pas un geste. Un changement d’attitude au niveau du corps nerveux du reptile alerta la jeune femme. Une silhouette prostrée derrière la créature lui fit signe de s’enfuir. Des cheveux noirs et rêches dissimulaient le visage du garçon, ne laissant qu’un pan livide apparaître à la lueur du jour. Ce dernier lui planta un canif juste au-dessus d’une de ses pattes. La crainte de Maléa se dissipa, comme absorbée par la scène irréelle qui prenait corps sous ses yeux.
« Ennemi prioritaire… »
D’un mouvement rapide, la créature projeta l’opportun dans le couloir latéral, puis se précipita sur Maléa. Celle-ci leva le bras pour se protéger, doigts ouverts, tout en maintenant l’autre contre le métal rassurant. Des fourmillements parcouraient tout son corps. Elle espérait que tout se passerait bien, comme la dernière fois avec la Bête blanche.
Le choc brutal chassa l’air de ses poumons. Elle s’écrasa sur une voiture et retomba dans le gravier. Incapable de bouger pendant quelques secondes, elle attendit la terrible douleur censée s’emparer de son corps et l’agiter tel un pantin désarticulé. Au lieu de quoi, indemne, le cœur battant, elle s’accroupit, une main plaquée sur son front, l’autre tâtonnant à la recherche de son sac. Encore hagarde, elle roula ensuite sous le véhicule le plus proche.
La patte fendit le sol là où elle s’était tenue une seconde auparavant. Puis la bête s’acharna sur la carrosserie. L’étudiante farfouilla dans son sac noir à la mode et referma ses doigts sur une petite lance en acier. Un cadeau.
L’alligator trancha le tas de ferraille en deux. Une étincelle crépita sous l’œil écarquillé de Maléa. L’explosion noya ses horizons de couleurs chaudes, alliant le rouge écarlate et le bleu azur. À peine sentit-elle le passage d’une lame brûlante sur son corps, puis le vrombissement assourdissant se tut.
Ses vêtements avaient été en grande partie carbonisés par la déflagration. Certains partirent en lambeaux alors qu’elle se levait, à moitié nue, haletante, le poing toujours serré sur le pendentif. Il lui avait sauvé la vie.
Le reptile gisait non loin de là. Un flot de sang vert s’accumulait autour de son membre amputé et son faciès dodelinait au rythme de ses convulsions.
La jeune femme repoussa l’une de ses mèches brunes, tout en réfléchissant. Elle ne pouvait pas rester ici. Quelqu’un pourrait la voir; on avait sûrement entendu l’explosion. Alors elle aurait du mal à expliquer la présence de l’alligator, la voiture ravagée et sa capacité à survivre à une explosion.
« Destruction… »
Maléa jura en entendant la voix inhumaine et courut à perdre haleine en direction de l’angle du bâtiment. Elle plongea au milieu d’une rangée de buissons, le sac plaqué sur sa nuque, roulée en boule.
Rien ne se produisit. Attentive, elle scruta les alentours. Puis elle se redressa doucement, telle une proie sentant le danger. Le vent glacial fouetta brusquement ses jambes. Un frisson parcourut tout son corps. Dans sa hâte, elle avait lâché la petite lance.
Déjà à moitié congelée, elle la récupéra; puis croisa le regard interloqué d’un enseignant à travers une fenêtre. Des expressions ahurissantes s‘épanouissaient sur le visage des étudiants présents. L’un d’eux paraissait prêt à bondir. Une fille ouvrit soudain la fenêtre et s’exclama, affolée :
— Que s’est-il passé, allez-vous bien ?
Un demi-sourire grimaçant s’inscrivit sur les lèvres de Maléa.
— Ah… Euh… En fait… euh…
— Oui, l’encouragea l’autre conciliante.
— La voiture a explosé. Oui, c’est ça; elle a fait boom ! Elle marchera plus, déclara-t-elle avec un rire nerveux.
— Je passais devant, rectifia-t-elle, et ce véhicule a implosé.
Elle manqua de lâcher le reste de son haut en s’esclaffant.
— Je n’ai rien ! Pas d’inquiétude !
Maléa s’élança vers sa propre voiture, blanche, petite et aux bords ronds. Elle s’égratigna les pieds en chemin. En passant devant les morceaux carbonisés de l’autre véhicule, la jeune femme constata que l’étrange bête avait disparu. Elle accéléra l’allure.
« Je vais aller me changer dans ma voiture, boire une bonne bière en rentrant à l’appartement. Et je vais tout oublier. Tout noyer dans l’alcool ! »
Maléa était très sérieuse, bien que peu portée sur la boisson. Enfin, elle arriva devant sa portière, jeta un regard perçant alentour, puis l’ouvrit.
Elle la claqua derrière elle, puis entreprit de chercher de quoi se vêtir décemment. Elle avait toujours un jogging sous le siège du conducteur et une paire de basket. Enfin, elle tenait le ballot tant espéré. Maléa se rassit sur le siège avant et se figea.
Un individu au visage blafard, aux yeux globuleux, mal rasé, la taille assez fine, l’observait à travers la vitre. La jeune femme ouvrit la portière avec violence et en hurlant des injures. L’inconnu disparut sous une voiture adjacente après avoir évité l’attaque impromptue.
Maléa se coucha sur son siège, passa la main dessous et brandit un long couteau bien aiguisé avec une expression terrible. Ses doigts tremblaient autour du manche.
— Sors de là, espèce de lessive spectrale ! s’exclama-t-elle avec courage.
L’individu leva les mains en l’air, avec un sourire crispé.
— Je suis…
— Rien à faire ! Pourquoi me suis-tu ?
— Je t’ai sauvé la vie, alors un peu de respect, chanteuse d’opérette. Sans moi, cette espèce de… machin t’aurait tuée.
— Ah !
Maléa venait de se souvenir de la silhouette prostrée derrière le reptile en armure.
— C’était donc toi. Qui es-tu ? Et qu’est-ce que tu veux ? s’enquit-elle avec méfiance.
— Je m’appelle Dênmorane Malter. Je suis un joueur, comme toi.
— T’as un nom tout pourri.
Plus tard, Maléa Ternelame changea de vitesse avec habilité, puis s’engagea sur le pont des Funérailles. D’immenses urnes avaient été suspendues sur ses bords tels des tombeaux de pierre sans âge.
Dênmorane Malter jouait avec un élastique. Maléa le tenait à l’œil. Ce type blafard et racoleur ne lui inspirait aucune confiance. Elle regrettait même de l’avoir fait monter dans sa voiture. Depuis le début, il l’observait de son œil corrompu; grossi par ses lunettes immondes.
Même s’il se prétendait être un ami de Galférion, elle en doutait. Qui pourrait se lier d’amitié avec un mec pareil ? L’étudiante n’émettait jamais de jugements hâtifs, néanmoins ce garçon avait une allure si étrange, si désagréable et si froide, qu’on ne pouvait vraisemblablement pas l’apprécier.
De plus, elle ne croyait qu’à moitié son histoire. Inis l’aurait contraint à participer au jeu à l’entrée du château de Falane.
« Alors pourquoi ne t’a-t-on pas aperçu plus tard ? » avait demandé Maléa bien plus tôt.
La réponse, banale, si peu imaginative que même un poulet aurait pu la concevoir, tenait en une phrase : « J’étais inconscient. »
— C’était quoi, ce crocodile sur patte ?
— Sans doute un hybride.
Voilà une conclusion à laquelle Maléa était déjà parvenue toute seule. Bon point. L’ahuri possédait une certaine intelligence et un brin de bon sens, finalement. Pour le reste, il paraissait fidèle à lui-même, c’est-à-dire, indifférent et décalé. Rien chez lui ne trahissait le doute ou la peur. Était-il aussi insensible qu’il en avait l’air ?
Pour sa part, elle crevait de trouille.
Maléa s’engagea dans une rue par delà le fleuve sans nom. Là, elle fut stoppée par un feu rouge et brillant. De l’autre côté, on apercevait un grand édifice en forme de pyramide, le centre commercial le plus important de la ville. C’était une nouvelle ruse publicitaire pour attirer le client : lui bricoler un truc exotique, haut en couleur et en étages.
— Où est-ce que tu veux que je te dépose à la fin ? s’exclama-t-elle, agacée à l’adresse de son co-pilote.
— Là où se trouve Galférion, au parc de la Rose Blanche.
— Il doit être avec sa copine. À mon avis, il ne sera pas très heureux de te voir.
— Je parie le contraire. Si j’ai vu juste, il ne va pas tarder à être attaqué.
— Qu’est-ce que tu me chantes là ?
Maléa secoua la tête, encore plus irritée. L’autre continuait de triturer son élastique, sans se rendre compte de l’agacement de son interlocutrice.
— Cet hybride, ou quoiqu’il s’agisse, est un assassin. Je pense que nous avons été pris pour cible par un autre participant du jeu. Après tout, il n’y a pas réellement de règles.
Il ne laissa pas à Maléa le temps de répondre.
— Voilà l’entrée du parc.
L’élastique craqua entre ses doigts.
— Je te laisse.
L’ami de Galférion ouvrit la portière et se jeta sur le trottoir sous les yeux horrifiés de la jeune fille.
— Il a vu ça jouer dans quels films ? lança-t-elle en le regardant filer. Calme-toi, Maléa, calme-toi; c’est juste un fou furieux ; il n’y a aucune raison de s’inquiéter... Vraiment aucune…
En même temps, elle chercha un endroit où se garer, tout en faisant attention à la voiture de luxe qui la talonnait. Elle devait en avoir le cœur net.
* * *
Quand Galférion posa les yeux pour la première fois sur la voiture d’Anna, son étonnement fut de bien courte durée. Après tout ce qu’il avait vu, ce n’était là qu’une bizarrerie farfelue de plus à rajouter à son palmarès de mystères.
Le véhicule en lui-même n’avait rien de spécial : noir, lustré, aux sièges intérieurs confortables, avec un coffre et une plaque d’immatriculation. Rien n’aurait pu laisser croire que c’était en fait un vaisseau spatial en forme de losange, de noble extraction.
Anna le lui avait expliqué alors qu’elle l’entraînait en direction du parking. Son sac paraissait danser sur ses hanches. Elle rayonnait littéralement.
— Tes yeux deviennent violets, fais attention, chuchota-t-il brusquement.
— Et alors ? rétorqua-t-elle avec un sourire taquin.
— Nous sommes encore sur le parking de l’université.
Elle éclata de rire, puis lui broya la main.
— Notre chauffeur nous attend. Tu le connais déjà, c’est Gustave.
— Ton garde du corps armé d’une…
— D’une Ravaldia, oui. Une arme à photons. Tu verras, il est très sympathique, ajouta-t-elle en lui donnant un coup de hanche amical.
Elle lui prit le bras et se plaqua contre lui, tout en crochant ses doigts aux siens.
— Euh… Tu es certaine qu’il ne va pas me détruire comme il a annihilé le mur chez Falane ?
— La seule chose que tu risques, c’est qu’il avertisse mon père que nous sommes ensemble. Or je peux t’assurer qu’il ne le fera pas. Il risquerait de perdre sa place, ce qu’il ne voudrait pour rien au monde, en plus d’autres choses.
— D’autres choses ?
— Qui ne te concernent pas. Détends-toi un peu, tu veux bien. Je sais que les derniers jours ont été pénibles pour toi, mais c’est du passé, maintenant. Quoique non, en fait, le danger est toujours là. Profitons de notre temps libre pour l’oublier et vivre tranquillement, même si ce n’est pas plus d’une demi-journée. Ça me ferait plaisir.
Ils échangèrent un baiser devant la portière arrière. Puis, elle l’ouvrit et le poussa à l’intérieur. L’endroit était spacieux, bien plus que ne l’aurait cru Galférion au premier abord. Enfin, tout du moins s’en aperçut-il en culbutant sur la banquette arrière sans atteindre l’autre portière avec les bras tendus.
— Allons-y, Gustave !
Le garde du corps redressa ses lunettes de Soleil avec un long soupir, puis démarra.
— Vous commencez déjà à adopter une position indécente, remarqua-t-il, aigri.
— Si vous n’êtes pas content, il vous suffit d’appuyer sur un bouton pour nous séparer l’un de l’autre.
— Vous pensez au mode éjection ? Ce dispositif n’est plus intégré depuis que vous vous en êtes occupés avec votre délicatesse coutumière.
— Elle n’est pas violente qu’avec moi, c’est plutôt bon signe, constata Galférion, impertinent.
— Vous vous êtes déjà avisé de son terrible caractère, constata le garde du corps avec un clin d’œil dans son rétroviseur central, et vous avez survécu; ce n’est pas banal !
— Vous vous alliez contre moi ? remarqua Anna avec un air dangereux.
— Pas du tout. Nous faisons simplement connaissance.
— Euh, Anna, ajouta Galférion quelques instants plus tard, tu pourrais déplacer ton genou ?
Anna bondit au niveau du parc de la Rose Blanche en s’esclaffant : « Enfin libre! » Entraînant Galférion, elle avait planté Gustave dans un embouteillage en plein centre-ville.
Essoufflé, le jeune homme s’appuya sur elle devant l’immense portail. Il tenta de lui voler un baiser au moment où elle se détacha de lui pour admirer des fleurs. L’esquive le laissa sur les rotules.
Cette variété de roses blanches lui évoquait une autre espèce de sa planète. Leur présence la rassurait.
Galférion avait l’impression de courir derrière elle depuis des heures et tenait à peine sur ses jambes. Certes, il admirait son énergie, son enthousiasme, son sourire, ses mouvements de hanches et d’épaules, sa silhouette sensuelle; mais il arrivait difficilement à suivre la jeune femme.
— Elles sont magnifiques, même en peinture ! s’exclama Anna en lui prenant la main.
— Belle de blanche. On n’est même pas encore rentré dans le parc.
— Qu’est-ce que tu as, aujourd’hui ? Tu n’es pas content d’être avec moi ?
— Bien sûr que si. J’aimerais simplement que tu ralentisses. Regarde, mes jambes s’entrechoquent. Je vais m’écrouler, avoua-t-il distraitement.
— Trois petits kilomètres. C’est la distance que nous avons parcourue au pas de course depuis le centre-ville. Tu n’as vraiment pas d’endurance. Fais du sport.
— Merci. Ton conseil me touche profondément.
— C’était ironique ?
— Peut-être. Qui sait ?
— Alors je vais te porter.
— Je peux encore marcher, rétorqua Galférion, sur la défensive.
— Alors, ne te plains pas.
Le jeune homme n’aimait pas les sentiments engendrés par cette prise de conscience de ses faiblesses. Avec sagesse, il décida de les ignorer. Ils dépassèrent le portail. Bien qu’il n’eut rien à voir, sinon une terre pauvre et des arbres nus, tous les deux finirent par éclater de rire, tout en empruntant un long chemin de graviers. Ils ne trouvèrent pas de marchand de glace sur leur route, en revanche, un type boutonneux leur indiqua des distributeurs automatiques. Il s’aidait d’une canne noire.
— Faites attention, ceux-là ont tendance à projeter les cannettes, déclara l’inconnu avant de rouvrir son journal.
— Merci pour l’info !
Galférion échangea un regard amusé avec sa compagne.
— Tu devrais remettre ton écharpe en place, tu vas prendre froid.
— Sur ma terre natale, la température ne dépasse pas dix degrés au meilleur de l’année. Je porte une tenue estivale sous ce manteau noir.
Elle l’ouvrit et lui montra un haut qui laissait voir son nombril et le dessin exquis de ses hanches.
— Je ne sais même pas s’il fait trois degrés !
— Tu es frileux.
Elle lui attrapa la main sans refermer son manteau, avec un air mutin et l’entraîna en direction du lac livide. Ce dernier, de taille moyenne, s’étendait au cœur du parc. On apercevait son autre rive où que l’on soit. Une bonne chose si jamais on basculait par dessus l’immense pont qui le traversait plus au nord. D’autres, plus petits, enjambaient ses affluents au courant rapide, au nombre de sept.
— L’eau est chaude ! J’ai envie d’aller me baigner ! s’exclama-t-elle, ravie.
Galférion retira son doigt avec l’impression tenace d’y avoir laissé ses phalanges.Anna avait déjà retiré ses vêtements et de l’eau jusqu’à la taille. Elle disparut un court instant. Puis la jeune Ernestienne réapparut, blanche tel un rayon de lune, les yeux violets. Ses cheveux écarlates cerclés d’ébène retombèrent sur ses épaules belles et dénudées. Elle secoua la tête, puis lui porta un regard en biais.
— Tu as changé de forme ! s’époumona Galférion en jetant des regards paniqués en tout sens.
— Calme-toi un peu ! Je suis certaine que personne ne se cache aux alentours, pas même un quelconque animal. Viens.
— Elle est gelée, l’eau. Je vais me transformer en glaçon et aller nourrir les algues.
— Ce n'est pas grave, je te réchaufferai.
— Tu me réchaufferas, répéta le jeune homme, effaré.
— Oui.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Un jus de fruits.
Le jeune homme courut jusqu’aux distributeurs. Venait-il de laisser passer la chance de sa vie ? Maladroit, il heurta la racine d’un arbre, s’empêtra dans un buisson persistant et roula jusqu’aux machines austères.
« Arrête de fantasmer, mon vieux. » s’ordonna-t-il en levant le bras pour mettre une pièce de monnaie dans la fente prévue à cet effet.
La canette s’écrasa sur son nez. Le jeune homme serra les dents.
Quelques minutes plus tard, Galférion souriait largement malgré la douleur. Anna l’attendait, étendue sur un banc de sable blanc, les mains appuyées sur le sol au niveau de ses hanches, telle une nymphe immaculée. Elle portait un maillot de bain deux pièces quasiment aussi blanc que son teint. Galférion lui tendit la canette, vêtu de son manteau épais et de son écharpe. Il commença à boire son chocolat chaud avec avidité.
— Désolé, dit-elle subitement, je t’ai embarrassé.
Elle posa sa main sur la sienne, avec une moue de circonstance.
— Ce n’est pas grave. Vous avez une méthode particulière pour ce genre de choses sur Ernest ?
— Tu veux parler de rapport… ?
— Non… Enfin si, mais aussi d’amour, tout simplement, déclara Galférion en s’empourprant.
— Ah ! Nous avons un certain nombre de clichés comme ici. Par exemple, vous offrez des chocolats ou des fleurs, le plus souvent. En fait, l’eau liquide est rare sur notre planète, on a surtout de la glace. Alors, les Ernestiens ont pour coutume d’offrir une coupe remplie d’eau à leur compagne.
— Le jus de fruits compte ?
Anna pouffa, avant de le porter à ses lèvres.
— Je ne sais pas. L’eau doit être très pure.
— Et en petite quantité ? Regarde, tu as carrément un lac, ici.
— Je ne vois pas la coupe, observa-t-elle avec un petit sourire.
— Oh, mais tu peux toujours l’imaginer. Ça m’évitera d’en construire une d’un kilomètre carré, rétorqua-t-il avec un clin d’œil.
— Tu t’arranges comme tu veux, toi. Excepté la coupe, nous avons aussi un autre cliché assez répandu : la baignade. Vous, vous dansez; nous, nous batifolons dans l’eau.
— Je comprends mieux. En somme, tu voulais m’inviter dans l’eau glaciale. C’est original.
Anna lui jeta un coup d‘œil pénétrant.
— Tu te moques de moi ?
— Pas du tout. Tu vois, si tu m’avais prévenu, j’aurais pris un caleçon de bain.
— Qu’est-ce qui te traverse l’esprit, Galférion ? Des pensées inavouables ? Venant d’un barbare, ce n’est pas étonnant. Sois un peu plus raffiné.
— Là n’est pas la question. Tu devrais être plus clair, aller droit au but. On fonctionne de cette manière, enfin, je suppose, bien qu’on soit tous plus ou moins différents. Bref, si tu souhaitais créer des vagues en ma compagnie à la surface miroitante de cette grande mare, il suffisait de me prévenir à l’avance.
Anna pouffa.
— Quel discours pseudo psychologique ! Devrais-je te rappeler ce que j’étudie ? En l’occurrence, tu es intimidé par tes fantasmes. Tu n’oses pas les exprimer en face alors tu utilises des procédés d’esquive pour éviter de m’offenser et de te ridiculiser. Bref, tu claques la porte au nez à tes désirs, avant même de les avoir assouvis. Tu t’autolimites. Encore une fois, tu es trop prévenant, Galférion. Les femmes aiment qu’on les désire, enfin, la plupart; même sur ma planète. Si tu as envie de moi, montre-le.
Le jeune homme faillit s’étrangler avec sa boisson. Il reprit bien vite contenance.
— Tu étais vraiment obligée de m’analyser ?
— Tu n’aimes pas ? Ton regard dit tout le contraire. Ça flatte ton égo.
— Et toi, ça t’amuse, si j’ai bien compris ?
— Oui.
— C’est déjà trop compliqué…
Galférion l’enlaça avec passion. Même s’il avait été effrayé par la perspective de sortir avec une extraterrestre, il s’apercevait qu’elle avait aussi des sentiments, des envies, des rêves, une histoire.
Le jeune homme chercha ses lèvres, les trouva et l’embrassa passionnément. En retour, il pouvait au moins lui dévoiler son cœur.
Si un prédateur s’était approché du rivage où Galférion et Anne s’embrassaient à perdre haleine, aucun des deux ne se serait aperçu de sa présence.
Un éclair hurla à deux pas de leurs corps enlacés et grésilla sur toute la surface du lac. Leur moment d’intimité vola en éclats. Un homme masqué brandissait une sorte de canon crépitant. Apparemment, il se rechargeait.
— Anna, cours !
Le jeune homme la repoussa au moment où une décharge fulgurante jaillit du bout de l’arme. Le sable implosa sous l’impact. La poussière d’or recouvrit les deux amoureux éjectés loin l’un de l’autre. Galférion, à genoux, toussa et cracha, tout en se protégeant les yeux.
Une main surgit de l’écran de sable qui continuait de pleuvoir, et s’empara de lui. Ils roulèrent plus loin tandis qu’un nouveau tir ravageait la petite plage hospitalière.
— Reste derrière moi ! s’écria Anna, furieuse.
— Normalement, ce devrait être l’inverse ! maugréa le jeune homme.
— Pas aujourd’hui. Ou alors, seulement dans les contes de fées.
La jeune Ernestienne tenait déjà un petit pommeau immaculé ondulé entre ses mains.
— Ravaldia !
Une longue lame de photon jaillit de l’objet juste à temps pour subir l’impact d’un nouvel éclair éblouissant. Galférion soutint Anna de toutes ses forces, rudement secouée par le heurt furieux. Malheureusement, les Ravaldia ne servaient pas bien de bouclier. L’absorption de l’éclair arriva à un stade critique.
— Accroche-toi, Galférion !
Anna se désengagea d’un pas très vif. Derrière eux, un arbre prit feu de ses racines à sa cime. La Ravaldia se dédoubla un court instant, puis un arc de lumière fendit le vent. Leur adversaire subit l’impact de plein fouet et fut emporté hors de leur champ de vision.Anna baissa son arme en évaluant la situation. Apparemment, cet imbécile de tueur était venu seul.
— Viens Galférion, allons dans la direction opposée.
Le jeune homme s’élança loin de l’endroit où avait chu leur infortuné ennemi. Anna s’engagea sur ses talons quelques secondes plus tard, sa Ravaldia sous la main. Ils traversèrent un pont et s’engouffrèrent dans un petit bois emprisonné entre deux affluents.
Une ombre bougea entre les arbres nus. Galférion plongea sur le sentier de graviers, alerté par son instinct. Un nuage de projectiles siffla au-dessus de son corps et perfora les troncs éparpillés.
— Des balles ?
— Non, des sphères solaires, déclara Anna en le relevant sans ménagement.
— C’est quoi la différence ?
— Ne te retourne pas. Fuis !
Galférion courut à perdre haleine. Dix secondes s’écoulèrent avant la déflagration. Le sol trembla, se souleva et se fendit brusquement.
Le jeune homme fut rattrapé par l’onde de choc. Il voltigea sur une des berges du lac. Sonné, entrevit entre quelques branches agitées, une explosion. Le vent hurlait, tordu, aspiré par l’attraction drune boule de feu de la taille d’un immeuble.
L’infortuné étudiant s’agrippa à une grosse racine. Le souffle terrible revint à la charge tel un loup enragé et entreprit de l’arracher à son sauveur végétal. Un instant, très court, il fut comme une feuille prise entre deux brasiers. Puis il retomba sans bruit…
…Sur un sol gris, parsemé de crevasses, désolé. Des dents incurvées aux reflets métalliques peuplaient ses horizons. Dans le ciel, un gigantesque champ de ténèbres tourbillonnait autour d’un portail au centre lumineux.
Face à lui, un pont enjambait un précipice bordé de hautes falaises mortuaires. Un inconnu redressa son chapeau noir au milieu du passage. Ses cheveux d’ébène ondulaient sur le fond d’un paysage apocalyptique bercé par des séries d’éclairs, vifs, brillants et bruyants. Ses prunelles glacées s’égarèrent sur Galférion, encore prostré dans la poussière, hagard.
Le jeune homme lui fit vaillamment face, malgré la terreur viscérale qui lui comprimait le ventre.
— Protège-toi ! s’exclama l’inconnu d’une voix mordante.
— Qui êtes-vous ?
— Concentre-toi et fais ce signe.
L’individu reproduisit un rond avec ses doigts. Galférion recula, comme frappé par cet être.
— Pourquoi tenez-vous tant que ça à me sauver ?
— Pauvre idiot, tu mourras si tu ne fais rien. Alors obéis.
— Vous vous servez de moi. Je vous ai déjà vu…
Le bras de l’inconnu s’allongea jusqu’à Galférion. Le jeune homme se sentit arraché de terre et projeté dans les airs.
— Il est encore bien trop tôt. Agit si tu veux vivre.
Galférion ouvrit les yeux, en entendant de l’eau couler.
Où se trouvait-il ?
Une ligne de souffrance traversa son crâne. Il tenta de se redresser, une main plaquée contre son front. Un bras d’eau au courant rapide se déversait à grand renfort de grondements dans le lac tumultueux.
L’étudiant avait atterri sur un ilot. Par un heureux hasard, les ruisseaux avaient été détournés après l’explosion, ce qui avait empêché les flammes de le dévorer. Les berges de chaque côté étaient parsemées de monticules de bois carbonisés. Le jeune homme déboussolé resta étendu, le temps de retrouver ses esprits.
— Anna ! cria-t-il brusquement, inquiet.
La topographie du terrain avait changé. Une colline jouxtait sa position, parsemée d’arbres morts et de débris fumants. L’ancien lit de la rivière creusait une ride sur ses abords. Il bondit par-dessus les eaux agitées, projeta au loin quelques braises, puis rejoignit un bosquet. Qui les avait attaqués et où se trouvaient ces personnes ? Et où était Anna ?
Elle avait certainement survécu. Un peu plus tôt, elle avait détourné un rayon foudroyant de la taille d’une maison avec sa Ravaldia. C’était comme écarter une balle de sa trajectoire avec une aiguille à tricoter.
Galférion accéléra l’allure vers le pont principal du lac. Ce dernier lui évoquait ce passage d’un état à un autre, cet espace de transition dans la vie, comme dans la mort. Pour l’atteindre, le jeune homme avait dû contourner la butte créée par l’explosion solaire. Ainsi, ne vit-il pas tout de suite la bête qui l’attendait sur le pont. Elle ressemblait vaguement à un crocodile dressé sur ses pattes arrière. Des projectiles d’acier jaillirent du dos courbé de l’alligator.
Galférion reproduisit le geste de l’inconnu de sa vision. Une aura blanche enveloppa ses mains et détourna des dizaines de projectiles létales. Du sang jaillit d’une multitude d’éraflures sur ses bras, ses jambes et ses flancs.
Mais il resta en vie.
Époustouflé, l’étudiant ramassa deux de ces projectiles. Il n’avait plus aucun endroit où fuir, le pont s’était brisé dans son dos. L’assassin s’élança. Galférion contra les griffes mortelles dans une pluie d’étincelles, passa sous sa garde, un bras levé, l’autre abaissé et frappa dans ce qu’il jugea être le ventre de la créature. La coque se déchira en dévoilant des câbles huilés et des petits crépitements. La bête de métal tituba sur le bois glissant.
L’escrimeur l’enchaîna sans répit. Il para ses attaques répétitives et le darda d’estoc violent. Malgré les morceaux métalliques et les câbles qui volaient en tout sens, le tueur froid se stabilisait sur ses pattes arrière et contre-attaquait sans montrer le moindre signe de faiblesse. Les rampes de protection du pont se désintégraient sous les impacts de ses démonstrations de force.
Repoussé, Galférion esquivait sur la petite portion de pont encore disponible. Il sentait ses bras devenir lourds, mais continuait d’entailler son ennemi. Des hurlements démentiels s’échappaient de sa gorge sèche.
Le jeune homme trancha finalement le robot en deux. Puis alors qu’il se pensait victorieux, un violent coup de ce dernier l’envoya dans le lac.