La folie de Galférion - 20
Galférion détaillait le paysage plongé dans la pénombre. Comme vivant, il ondulait en se creusant de vallées, de collines et de montagnes. Il ne comprenait pas cet endroit dénué de substance et flou.
Un homme en blanc marchait dans sa direction, tout en retenant son chapeau face aux vents violents. De longs cheveux d’ailes de corbeaux évoluaient autour de son visage blanchâtre, pointu et calme. L’orgueil pétillait dans ses prunelles d’un bleu foncé évoquant des abysses insondables.
Le jeune homme s’effrayait à l'idée de rencontrer cette personne, même s’il se savait être en train de rêver. Il n’avait aucun moyen de se réveiller.
Ce dernier tourna la tête à droite et à gauche, comme s’il cherchait un point d’ancrage auquel se raccrocher dans ce panorama chaotique. Puis finalement, leurs regards se croisèrent. Une vague de frissons parcourut Galférion. Son premier réflexe fut de fermer les yeux, son deuxième, de reculer, de se rabattre pour échapper à la vision pénétrante de l’inconnu. Juste avant de se réveiller, il décela un son de cloche, puis un murmure lointain et glacé :
« Trouvé. »
Une sonnerie stridente retentit dans la petite chambre. Une main implacable s’abattit sur le réveil impertinent. Le jeune homme livide se redressa dans son lit, les dents serrées et la respiration haletante comme s’il venait de courir toute la nuit.
« C’est la première fois que je fais ce cauchemar. » marmonna-t-il, en sueur.
Il ouvrit rideaux. Un flot de lumière s’échoua à ses pieds.
Le froid étreignait la ville. Galférion toucha le radiateur pour vérifier sa température. Il trouvait là une explication à sa nuit agitée, à sa gorge sèche et à sa difficulté à respirer.
Les événements de la semaine précédente n‘avaient rien eu en commun avec un rêve, hélas; pas plus que le baiser avec Anna. Autant préciser qu’il ne se plaignait pas de cet échange fougueux.
Il fouilla dans son placard. Un objet lourd tomba sur ses pieds, ce qui lui causa une vive douleur. La sphère roula entre quelques tas de livres. L'étudiant escrimeur lui jeta un regard noir, se saisit du fourreau d’une de ses rapières et la frappa avec férocité.
La balle noire disparut hors de sa vue. Il se sentait léger ce matin, prêt à affronter un blizzard. Ce n’était pas un léger choc sur les orteils qui chasserait sa bonne humeur.
Il quitta son appartement.
L’université s’éveillait au milieu de la brume trouée par des éclaircies. Son architecture grossière offrait des perspectives intéressantes aux ombres qui s’épanouissaient sur son pourtour.
Maléa n’aurait jamais osé y mettre les pieds la nuit, surtout par les temps qui couraient. En avance, comme d’habitude, elle marchait rapidement au milieu d’autres étudiants en direction de l’entrée. Elle louchait lorsqu’elle était à la recherche d’une personne en particulier ou qu’elle était anxieuse, ce qui était le cas actuellement.
Shayne l’avait droguée et tenue sous son contrôle durant quelques jours. Elle ne se souvenait que de ses sensations de béatitude, de ses mouvements d’une légèreté angélique et du nuage cotonneux sur lequel elle planait. Désormais, elle espérait qu’elle n’était pas devenue dépendante de cette drogue. Un nœud se forma dans sa poitrine, tandis qu’elle se mouvait lourdement à l’intérieur de l’université.
Autour d’elle, tout lui paraissait gris, sans saveur, d’une noirceur parfois haïssable. Même les éclats de rire ne parvenaient plus à franchir le barrage de la fadeur qui l’étouffait.
Après son séjour paradisiaque, la réalité s’était transformée en un lieu perturbant où elle avait l’impression d’évoluer tel un spectre lesté de plomb. La jeune femme relativisa face à sa situation. Il lui fallait juste un peu de temps pour se remettre du choc qu‘elle avait subi.
Alors elle l’aperçut et ses ongles s’enfoncèrent dans son sac en bandoulière, son corps trembla, de fureur ou de terreur; elle n’aurait su le dire. Shayne se dirigeait vers le bâtiment C, indifférent, toujours en train d’enrouler ses doigts autour de sa chaînette d’argent si détestable. Maléa savait que l’objet en question lui servait à hypnotiser ses victimes. Un jour, elle le détruirait. Personne ne devait subir à nouveau le joug de ce parvenu séduisant.
De ce côté-là, ses traits fins, son regard profond et bleu, ses lèvres attirantes lui conféraient un charme irrésistible. Au-delà la peinture attirante de ce visage se dissimulait une froideur fanatique, un tempérament manipulateur et une personnalité instable. Maléa avait entrevu la glace et la folie derrière la sympathie.
Depuis, la rage et la peur se livraient une lutte âpre et dévastatrice en elle. Un jour ou l’autre, elle devrait trancher cette ligne de front, l’affronter ou le fuir. Par sa faute, sa vie ne serait plus jamais comme avant. .
* * *
Burin, de son vrai nom Exvelor, n’était pas de ses êtres dont les manières révélaient un tempérament obséquieux et banal. Au contraire, il était un être entier, violent et franc, toujours prêt à administrer une correction à ses détracteurs. Il rendait service, moyennant finances. Adapté à l’économie extraplanétaire, il s’était diversifié : l’assassinat, l’espionnage, le pilotage, le lancement de rumeurs, le commerce et le journalisme n’avaient plus de secrets pour lui.
Néanmoins, la dernière fois qu’il avait voulu semer le trouble et la contradiction dans l’esprit des lecteurs, un certain Zero avait réduit ses plans à néant via un avis rédigé dans une revue reconnue. Cet imbécile orgueilleux avait contredit son article. Ce dernier se souvenait encore des lignes qui clôturaient cette critique assassine :
« Sortie de son contexte, une phrase peut vouloir dire tout autre chose que ce qu’elle signifiait à la base. Celui qui informe devrait dire ce qui est, indépendamment de lui-même ou de pressions extérieures. Ne vous attendez donc pas à trouver un journaliste derrière le pseudo hermétique de « Burin », mais un trafiquant d’informations, plus apte à vous plonger dans la perplexité, qu’à vous rapporter des faits. »
Même si Zero avait été licencié, son orgueil ne s‘en était jamais remis. Dès lors, les deux journalistes se vouaient une guerre sans merci, où la plume avait fait office de lame. Chacun avait campé sur ses positions, essuyé des échecs et des affronts, sans jamais céder. Leur personne avait souffert des rumeurs, jusqu’à l’ultime déchéance : la perte de leur influence auprès des personnalités haut placées.
Burin devait bien reconnaître qu’ils avaient mutuellement anéanti leur carrière. Voilà pourquoi il était venu sur cette planète perdue où vivait une bande d’arriérés : retrouver un semblant de reconnaissance galactique. Des mois après son arrivée, il avait enfin rencontré un Chevalier d’Argent, Shayne Estrelac. Jusqu’à présent, ce dernier l’avait traité dédaigneusement, en déclinant toutes ses offres visant à présenter l'opération sous un jour avantageux pour l’empereur.
Mais aujourd’hui, il marchait dans sa direction avec une étincelle dans le regard qui évoquait des lingots de titane à Burin. Ses yeux sombres ne perdirent pas une miette de l’approche de son nouveau client. Il jaugea Shayne pour deviner le but de leur rencontre.
Son examen se heurta au mur indestructible et glacé de son expression. Rien de bon n’en découlait. Aussi le génie nommé Burin en déduisit-il que ses talents de journaliste ne seraient pas requis cette fois-ci. Quel dommage. Le sous-fifre de l'empereur s’arrêta à une distance respectueuse.
— Burin, je suppose ?
— Je ne vous attendais plus.
— Vous êtes plutôt difficile à repérer.
Personne n’empruntait cette voie étroite pour rejoindre le parking de l’autre côté. La raison en était simple : pour le moment, cet endroit n’existait pas pour les humains. Burin portait toujours un Voile de Furtivité qui rendait le monde invisible dans un rayon de huit mètres à la ronde. Cette cachette portative lui permettait d’évoluer librement au milieu des singes qui peuplaient cette planète.
Contrairement aux autres extraterrestres, Burin avait gardé son apparence normale. Petit, large d’épaules, chauve, habillé dans un alliage hésitant entre le gris du métal et le scintillement d’un rayon de Soleil, il ressemblait à un nain de conte de fées croisé avec un bébé. Une arme en forme d’arc de cercle jaillissait dans son dos et une paire de pistolets oscillait au niveau de ses hanches robustes. Il ressemblait davantage à un mercenaire errant qu’à un être galactique civilisé. Son chapeau noir à large bord retenu par un fil d’argent le rendait très excentrique.
— J’ai besoin de vos services. Des personnes à surveiller, dont vous me rapporterez tous les faits et gestes.
— Oh, je vois que mes talents d’espion n’ont pas été oubliés, Sieur Estrelac. Votre prix.
— Cent pièces de titane.
— Qui voulez-vous que j’observe ?
— Eux.
Shayne dévoila deux photos.
— Celui-ci s’appelle Dênmorane Malter et celle-ci Emie. Je veux savoir s’ils se voient et s’ils échangent par tout autre moyen que la parole, balles de communication comprises.
— Je connais la Cantatrice Emie Dalexpire. Rien que pour elle, je demande le double, à prendre ou à laisser.
Shayne contraignit sa fureur à se dissiper : il s’y attendait.
— Très bien.
— Cet humain, Dênmorane Malter, a un air fort déplaisant. Vingt-cinq pièces de plus sauront effacer ce léger désagrément, vous en conviendrez, n’est-ce pas ?
— Je monte à deux cent cinquante pièces de titane, c’est ma dernière offre, à prendre ou à laisser. Je me fie à votre jugement des affaires pour convenir que ce prix dépasse toutes vos espérances.
Burin se garda bien de surenchérir. Le ton de son interlocuteur était devenu menaçant…
* * *
Galférion rêvassait en poussant les larges portes de l’université. Il avait hâte de revoir Anna; voilà pourquoi il accélérait l’allure depuis déjà quelques minutes. Déconcentré par quelques visions déconcertantes, il ne parvint pas à éviter une enseignante chargée d’une pile de photocopies. Le choc projeta un nuage de feuilles dans le hall.
Le jeune homme fut projeté contre une poubelle fixée au mur, l’arracha de ses gonds. Puis, il s’arrêta au niveau des bancs et la déposa en douceur, salué par des éclats de rire confondant.
— Jeune homme, regardez ce que vous avez fait ! s’exclama l’enseignante, sur un ton de reproche.
— Désolé.
Il rattrapa de justesse la poubelle alors qu’elle allait se renverser.
— Je ne vous avais pas vu, ajouta-t-il en commençant à rassembler les feuilles éparpillées.
— Ce n’est pas grave. Merci, dit-elle aimablement.
Quelques âmes charitables les aidèrent dans cette lourde tâche. La prof, mince et svelte, remercia tout le monde d’un sourire ridé, mais ravissant, puis s’éloigna d’une démarche en canard.
— C’est madame Rosery, souffla quelqu’un à son voisin.
Galférion s’engagea par la porte de service, suivit un long couloir bordé de tableaux de mauvais goût et dévala un escalier jusqu’à une ouverture par laquelle filtraient quelques rayons de Soleil.
Un flash crépita. Le jeune homme fit face à un photographe de bonne taille.
— À cause de toi, mon ultime photo prise dans ce lieu sordide a péri !
— Attendez !
Galférion recula dans l’ombre d’un platane, sous la menace d’un poing orné de bagues dorées. Cette sorte de cour intérieure se situait de l’autre côté du bâtiment A et était entourée par des murs gris, des colonnes et une masse de ferrailles enchâssées.
— Je ne savais pas que vous étiez là !
— Voyons, Henri, intervint la jeune modèle, inutile de t’énerver pour si peu.
Cette dernière portait des talons hauts et arborait une longue robe aux plis obscurs sentant le printemps à plus d’une lieue. Ses cheveux noirs, ses prunelles abyssales et sa peau blanche semblaient déplacés au milieu de ce lieu épouvantable. Elle créait des contrastes par sa seule présence. Une bague d’émeraude étincelait au niveau de son index.
— Tu as raison Améla. Reprenons.
Le dénommé Henri sortit un peigne de la poche de son short jaune et se recoiffa sommairement. Ses cheveux gris argenté s’aplatirent sur le passage de l’objet.
— Toi, dégage, ajouta-t-il en refermant sa chemise blanche.
— Vous n’avez pas froid ?
Henri l’attrapa par les épaules et le propulsa vers une arche couleur rouille.
— La sortie est par là. Ne reviens plus jamais briser le cadre enchanteur de mon tableau idyllique.
Ces deux personnages ne pouvaient pas être humains. Devenait-il paranoïaque ? Voyait-il donc des extraterrestres partout ?
Un brusque vertige le saisit aux abords des premières marches. Un bref instant, ses sens se brouillèrent, et un frisson le parcourut. La sensation qu’une personne le suivait s’intensifia un instant, puis disparut, au moment où, la main posée contre la pierre rugueuse, il tournait la tête, haletant. Il ne vit rien, sinon son ombre étendue et silencieuse.
Dans la cour centrale, Galférion slaloma entre divers nuages de fumée de cigarette. Dans la lumière, il était livide. Son air de mort vivant affola Maléa qui était déjà fortement secouée par la brusque disparition de Shayne dans un mur.
Enfin, il lui semblait l’avoir vu s’évanouir dans une colonne, mais elle aurait tout aussi bien pu rêver ou être encore victime des effets de la drogue. Un rire nerveux lui échappa : comment une telle chose aurait-elle pu se produire ? Elle allait devoir tempérer son imagination avant de sombrer dans la folie.
La jeune femme secoua la tête comme pour chasser une pensée violente. Puis se rassit quand Galférion lui adressa un sourire qui lui évoqua l’entrebâillement d’un cercueil. Décidément, ce garçon n’était pas net.
— Salut. Les cours vont bientôt commencer, déclara-t-elle en entortillant une de ses mèches brunes, tu aurais pu arriver plus tôt.
— J’ai eu quelques contretemps, rien de bien fâcheux, enfin, je crois.
Elle lui jeta un regard en coin, puis lui tapota la main avec compassion.
— Encore des types bizarres ?
— Oui, ainsi que la poisse habituelle.
— Alors, tu m’as dit que tu m’expliquerais tout aujourd’hui. Que se passe-t-il ? Qui est Inis ? Quel est-ce jeu ? Et surtout, qui sont-ils tous ?
— Des extraterrestres…
Ses yeux s’étrécirent dangereusement.
— Ce n’est pas le moment de plaisanter, lança-t-elle entre ses dents.
— Que tu me croies ou pas, tu as vraiment été séquestrée par un être venu tout droit d’une autre planète. Shayne a l’air humain, tout comme Anna, Falane et Emie. Mais ils ne le sont pas.
— En somme, tu sors avec une martienne qui utilise une lance enflammée, j’ai été kidnappée et droguée par un grand homme bleu, et enfin, cette université est un repère de créatures hybrides d’une laideur épouvantable, chuchota-t-elle sur un ton sarcastique. Tout comme cette espèce de Bête blanche qui ressemble à un calamar reptilien pseudo insectoïde. À quand le petit homme vert ?
— Justement, Falane est souvent appelé de cette manière par Emie. Je ne mens pas.
Le détenteur de la X-Delat pressentait que Maléa aurait des suspicions, mais il devait impérativement la mettre en garde.
— Tu as vu la Bête Blanche, oui ou non ?
— Oui, répondit-elle à contrecœur.
— Ce criminel Galactique est au service d’Inis, l’individu avec une spirale enflammée sur le visage. Avec Emie, ils ont organisé un jeu visant à récupérer un objet : la X Delta.
Maléa poussa un long soupir de mécontentement.
— C’est quoi, ce truc ? Une super bombe ?
— Pas du tout, c’est une sphère noire censée contrôlée un vaisseau spatial ancien.
— Rien que ça ? Tous ces types sont venus se battre sur notre planète pour s’emparer d’une sphère et d’une épave galactique ?
— Oh, à la clef, il y a aussi une planète à ramener dans le giron d'un des camps mais c‘est vraiment risible.
Galférion s'étendit sur le banc en resserrant frileusement son manteau.
— Mais ce n’est pas tout, ils veulent aussi Anna.
— Ta petite amie ?
— Oui.
— C’est donc une affaire très sérieuse, souffla-t-elle avec humour.
— En ce qui te concerne, Inis t’a nommée en même temps que moi. En clair, tu fais partie des joueurs, maintenant.
Maléa claqua des doigts au niveau de ses oreilles, comme pour le rappeler à l’ordre.
— Je n’ai rien à voir là-dedans !
— Comparé à moi, c’est sûr. Tu n’es pas en possession de la sphère, ni proche d’Anna. Bref, si tu veux t’en prendre à quelqu’un, c’est à Shayne.
— De ce côté-là, tu n’as pas de soucis à te faire, déclara-t-elle sur un ton résolu et menaçant, il va payer au centuple ce qu’il m’a fait subir. Attends une seconde, tu possèdes la X Delta ?
L'autre hocha la tête avec une grimace.
— Mais pourquoi n’as-tu pas encore gagné ?
— Tout simplement parce que les règles ont changé; désormais, seul le dernier debout sera déclaré vainqueur. Quelqu’un - sans doute Inis - cherche à nous liguer les uns contre les autres. Or gagnant ou non, si Inis a décidé du contraire, c’est terminé.
— Mais pourquoi organiser ce jeu, alors ? C’est absurde.
— Inis s’amuse. Il l’a dit lui-même. Néanmoins, je pense qu’il gagne du temps. Il doit avoir un autre objectif. Toute cette mascarade a été orchestrée par l’Organisation IRA, après tout - un groupe d’illuminés très puissants à l’échelle galactique. Qui sait quelles idées sordides traversent leurs cerveaux dérangés ? Nous sommes victimes d’une bataille futile, tout comme le peuple d’Anna et bien d’autres. Voilà ce que tu dois savoir. Et malheureusement, nous devons nous plier aux exigences d‘Inis. Sinon, j’ai bien peur que seule la mort nous attende. Inis ne plaisante pas. Les autres non plus. Reste sur tes gardes, Maléa.