Onirisme et Destruction 17
Anna patientait dans le parc, les yeux bouffis, les cheveux assiégés par un vent violent. Malgré ses éclairs mentaux de fatigue et de colère, son apparence restait imperméable aux sentiments. L’érable aux branches nues qui la surplombait aurait pu témoigner de ce calme apparent. Non loin, Shayne imitait la soumission à la perfection. Il lui avait révélé l’existence du trafic d’êtres humains qu’il dirigeait depuis plusieurs mois et les effets de la drogue chez ses cobayes.
— Comment avez-vous osé mener des expériences horribles sur des êtres vivants intelligents et sensibles ? demanda-t-elle d’une voix doucereuse.
— Je ne faisais qu’accomplir mon seul et unique Devoir envers Lord Orton !
— Je ne devrais même pas m’étonner du dévouementmoutonneux que vous vouez à l’Empereur.
— Votre mari, rectifia-t-il.
Anna l’ignora.
— Le fait est que je ne tolèrerai pas plus longtemps ces ignobles actes.
— Nous parlons de barbares sous évolués. Ce sont vos propres termes.
— Et alors ? Si une civilisation plus avancée vous prenait comme cobaye, auriez-vous le même discours ?
— Pourquoi le ferait-on ? répondit-il du tact au tact.
Anna resta un moment interdite. Son interlocuteur n’avait même pas une once de remords ou d’empathie. Il ne trouvait pas anormal de maltraiter des humains dans le cadre d’une expérimentation scientifique. Ceci dit, ces derniers agissaient de la même façon avec les animaux.
— Sans vouloir vous offenser, votre Majesté, vous êtes bien trop sensible. Nous les avons très bien traités, nourris, logés, blanchis. Sans compter que quelqu’un les a libérés avant l’explosion de l’usine. La plupart poursuivront leur vie. Et puis, ces barbares ne font-ils pas la même chose avec des animaux ? Ne me faites pas passer pour un monstre, votre Majesté.
— Le mot dégoût vous inspire-t-il quelque chose, Shayne ? Et bien, vous me répugnez, vous et votre empereur !
La jeune femme se détourna avec arrogance, les ongles crochés dans la peau de son bras.
— Ce jeune barbare inapte aurait-il fait chavirer ce qui vous sert de cœur ?
La fureur embrasa littéralement l’une des mains d’Anna, d’un feu hésitant entre le rose et le rouge intense d’un ultime rayon solaire ployant sous l’horizon.
— Laissez Galférion en dehors de cette histoire, je vous prie, dit-elle en l’observant en coin.
Ses prunelles se parèrent de reflets violets. Shayne soutint son regard sans ciller, apparemment ignorant des mœurs Ernestiennes. Quand la main de l’un d’entre eux s’enflammait, c’était une déclaration de guerre. Malheureusement, la jeune femme ne pouvait en aucun cas faire usage du Feu Crépusculaire, ici, qui plus est en plein jour, sans se mettre en danger à cause de sa maladie.
— Il y est déjà mêlé. À vrai dire, j’étais inquiet à l’idée de découvrir un concurrent puissant et imprévisible appartenant à une autre civilisation. J’étais même prêt à conduire personnellement son élimination. Lord Orton m’aurait certainement puni pour ce jugement hâtif et stupide.
— Qu’a-t-il à voir avec le Jeu ? rétorqua-t-elle avec humeur.
Le feu sur sa main s’était volatilisé ; elle tirerait parti de cette situation complexe, même si elle détestait l’attitude et les remarques de Shayne, au point de songer à le réduire en cendres.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais j’ai ordre de… disons, veiller à la sauvegarde de votre pureté.
— Je vois. Mais je ne vous autoriserai pas à le toucher, ni même à l’effleurer.
— Tant qu’il ne vous approche pas de trop près, je ne ferais rien. Vous avez ma parole, Majesté, ajouta-t-il avec un salut expressément respectueux.
— Et arrêtez de me donner ce titre. Lord Orton et moi, nous ne sommes pas encore mariés, répliqua-t-elle avant de s’éloigner dans le Parc de la Rose Blanche.
* * *
Le réveil fut rude. Les couvertures volèrent, et un pied cueillit Galférion au flanc. Le jeune homme tourbillonna de l’autre côté du canapé sous la force de l’impact. Le nez dans la moquette d’un petit appartement inconnu, encore endormi, il ne bougea plus pendant quelques secondes. Les cris de rage ou d’excuses de Maléa - il ne savait pas encore - le tirèrent de son état d’hébétude. Les doigts agrippés aux tissus rêches qui entouraient le petit canapé, il refit surface.
Les cheveux emmêlés, Maléa s’époumonait près d’une petite table sur lesquels s’égaillaient verres, emballages plastiques et autres trucs indéfinissables. Elle martelait le mur sous la fenêtre de ses pieds nus, tout en émettant des jurons fleuris.
Elle voulait peut-être en finir avec ses orteils. Ce serait une catastrophe. Il était déjà tard. Il voulait rencontrer Zéro à l’arrêt de bus pour éclaircir les mystères entourant Anna et ses camarades inquiétants. Il n’avait pas le temps de stopper les actes d’une folle et de joindre les pompiers.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, il n’y a rien ! gronda-t-elle, folle de rage.
— Alors, pourquoi ai-je volé de l’autre côté du canapé ?
— Espèce d’imbécile ! Je ne l’ai pas fait exprès !
Galférion ne sut quel barrage opposer à ce flot de fureur. Bon point, elle avait cessé de torturer ses pauvres articulations. Elle gesticulait telle une personne prise de frénésie lors d’un mouvement de panique. Avec prudence, le jeune homme contourna le sofa, fit quelques pas et l’agrippa par les épaules.
Un souffle d’air plus tard, il se retrouva de nouveau en tête à tête avec la moquette, l’entre jambe douloureux.
— Tu es complètement folle, gémit-il.
— N’arrêtes-tu jamais de te plaindre ?
Le visage fin et concentré de Maléa surgit à quelques décimètres du sien.
— Pourquoi hurles-tu et frappes-tu tout et n’importe quoi ? rétorqua-t-il, grimaçant.
Elle poussa un long soupir en fermant les yeux et se massa doucement le front.
— Je ne sais pas, en fait, avoua-t-elle subitement. Depuis que j’ai ingéré cette substance, je perçois l’environnement autrement. Je pensais que ces effets se dissiperaient au fil du temps, mais je me trompais. Bref, j’ai peur… As-tu peur toi aussi ? demanda-t-elle timidement, au bout d’un moment.
— Oui, bien plus que tu ne le penses, marmonna le jeune homme en s’asseyant sur une chaise.
Elle lui dissimulait un fait important, mais il avait d’autres poissons sournois à harponner. Quoiqu’encore fatigué et endolori, Galférion se leva, résolu. Quelqu’un l’attendait face à un abri bus. Même s’il sentait que la jeune femme avait besoin de se confier à quelqu’un, il devait avancer. Ensuite, il pourrait revenir à des gestes compatissants et un semblant d’attention.
— Je dois y aller.
— N’oublie pas ton manteau, il est propre. Je n’arrivais pas à dormir, ajouta-t-elle rapidement, alors j’ai fait une lessive.
Son regard abattu disparut à sa vue lorsqu’elle se laissa couler dans la douceur chaleureuse de son canapé. Le jeune homme prit congé sur un remerciement sincère, son manteau en mains, avec l’impression d’être terriblement antipathique.
À peine sorti dans la fraîcheur mordante du matin, un obstacle se dessina sur sa route. La lumière perçait difficilement les volutes du brouillard persistant. Le bruit de la circulation distribuait ses bienfaits aux oreilles avertis, signe que la Rocade déroulait ses bandes-son discordantes non loin de son point de vue surélevé. Il était perdu. Il ne pouvait cependant pas rester figé, le nez au vent pollué. Il toucha la rampe de l’escalier. Le métal glacial le rassura à défaut de le réchauffer. Il avait faim et soif, et hésita une brève seconde à faire demi-tour.
— Je dois rester ferme, souffla-t-il entre ses dents.
Son ventre protesta face à cette prise de position intraitable. L’étudiant fébrile dévala les marches jusqu’à un parking de taille modeste où stationnaient quelques voitures, dont une décapotable mauve. Une couleur que le jeune homme détestait. Elle lui rappelait le rouge à lèvres de sa première petite amie, et un lot de souvenirs douloureux.
La portière s’ouvrit sur son passage et il la percuta de plein fouet. Quelques instants plus tard, un mouchoir plaqué sur ses narines ensanglantées, le jeune homme tituba en direction de la rue. Son nez déjà enflé lui donnait l’air d’un poivrot.
Quelqu’un l’interpella. Une silhouette féline jaillit d’un pan de brume avec un trousseau de clefs qu’elle faisait tournoyer autour de son index. Mici l’observa un instant avec un sourire éblouissant, son habituelle cigarette bleue aux lèvres. L’échancrure de sa chemise mettait en valeur un certain aspect épatant de son anatomie.
— Je te dépose quelque part ?
— Que faites-vous ici ?
— Cet endroit est mon lieu de séjour, l’informa-t-elle en indiquant l’immeuble de Maléa.
« Encore une coïncidence ? » pensa Galférion. Elle tira une bouffée de sa cigarette, avant de secouer sa crinière fauve.
— Pourquoi veux-tu le savoir ? Mes oreilles de chatons t’attirent-elles ?
Son ton taquin n’échappa pas à son ouïe fine. La sauvagerie sulfureuse de Mici le charmait, même si une certaine anxiété nouait ses entrailles déjà torturées par la faim, lorsqu’il songeait à la partie explosive de sa personnalité.
— Je suis moyennement fan… Pourquoi avez-vous détruit l’usine ?
— J’avais décidé de tous vous tuer, quand je suis tombée sur des prisonniers. Le temps que je les délivre, et vous étiez déjà loin.
— Je vois. J’accepte votre proposition, ajouta-t-il subitement.
— Pourquoi tant de vouvoiement respectueux, tout à coup ? Nous avons déjà partagé quelques explosions ensemble, déclara-t-elle en lui entourant les épaules d‘un geste langoureux, or tu es toujours vivant, signe que je t’aime bien…
— Ah…
— Dis, comment trouves-tu cette couleur ? ajouta-t-elle en lui montrant sa décapotable.
— Magnifique, mentit effrontément le jeune homme.
Il aurait pu critiquer les goûts de son aimable interlocutrice, sans risquer l’explosion, mais n’avait guère envie de l’irriter sans raison. Malgré son caractère impitoyable, une certaine gentillesse transparaissait dans ces intonations.
Quelques minutes plus tard, il regrettait amèrement d’être monté en voiture avec Mici. Sa conduite recelait des avantages certains ; pour elle, les feux de circulation, les trottoirs, les limitations de vitesse et la police n’existaient pas. En revanche, la vie de son passager tenait à quelques sons : le vrombissement du moteur, les gémissements des freins, les jurons et les coups de klaxon, sans compter les dérapages, les accélérations brutales, les brusques coups de volant et la voix joyeuse de la jeune femme. Elle lui déclara que l’ancien propriétaire lui avait offert les clefs de son véhicule en échange de quelques faveurs.
— C’était un homme vieux, moche, gros, difforme, avachi, gris de visage et de cheveux ; pas très vivace d’esprit, un peu faible au niveau cardiaque. J’avais sur moi un sachet de « Silieuph » ; j’en ai versé quelques gouttes dans son thé. Crois-moi, ses rêves ont dû lui procurer de tumultueux orgasmes, mais, ajouta-t-elle plus bas, je ne suis pas certaine qu’il se soit réveillé le lendemain.
Vissé à son siège, son interlocuteur vaseux ne souhaitait pas savoir ce qu’était le « Silieuph ». Un peu plus tard, ils arrivèrent enfin à destination, pourchassés par des sirènes hurlantes.
— Je te laisse ici ! s’exclama-t-elle alors qu’elle fonçait au milieu de l’allée, bordée par des érables torturés par l’hiver et la pollution.
Tout en manœuvrant son volant d’une main, elle se pencha et ouvrit la portière passager. Le jeune homme l’observa avec un air ahuri. Quelle souplesse !
— C’était un plaisir, et je t’aurais bien déposé avec un peu plus de douceur, mais ces enquiquineurs mal lunés risquent d’égratigner l’arrière-train de mon bébé !
Elle détacha sa ceinture de sécurité et le projeta hors du véhicule à faible allure. Après un roulé boulé sur le bitume, il crut percevoir un hurlement euphorique.
― À la prochaine !
― Compte sur moi.
Il se lamenta quelques secondes sur sa chance capricieuse. Trois véhicules de gendarmerie soufflèrent ses cheveux châtains, alors qu’il se frottait vigoureusement le dos.
Galférion ne se découragea pas malgré la fatigue, la faim, la souffrance, et les bourrasques acharnées à sa perte. Le vent se déversait entre les immeubles avec virulence, créant parfois des remous malsains dans l’angle d’un de ces géants gris. Les arbres se couchaient en balançant leurs branches tels des ivrognes instables. Alors qu’il marchait face à l’élément déchaîné qui menaçait de l’arracher du sol, la lumière revint peu à peu.
Les rafales poussaient les nuages et chassaient la brume. L’espaceurbain d’une banalité affligeante s’éclaircissait. Un tournant plus tard, il déboucha non loin de l’abri bus où se cachait Zéro.
Bousculé par la violence des bourrasques, son manteau bouffant, les cheveux giflant son front et sa nuque, il mit un certain temps à repérer le faible halo qui indiquait la présence de Zero. Sa silhouette brouillée paraissait en constante fluctuation, comme si ses contours avaient été tracés au crayon à papier.
L’étudiant traversa la route avec détermination. Si Zero l’aperçut, il ne fit aucun geste. Alors le jeune homme se planta devant lui, puis claqua des doigts. Le journaliste interplanétaire se matérialisa.
― Ainsi vous me voyez vraiment, ce n’était pas un coup de chance. Bref, cette technologie furtive est inadaptée aux yeux terriens. Je me suis encore fait avoir par la publicité ! Alors, avez-vous réfléchi ?
― La nuit m’a porté conseils, fumées et explosions. Mais je ne vous fais toujours pas confiance.
― Vous m’en direz tant, déclara-t-il en le dévisageant de ses yeux métalliques, comment saurais-je que vous m'offrez réellement l'exclusivité ?
― Très bien, nous sommes au moins d’accord sur nos doutes à l’égard de l’autre. Parlez-moi de ce « jeu » en guise de bonne foi.
― Hum, sans rien en échange ?
― Vous aurez le droit à une question en retour si je juge votre réponse plausible, répondit Galférion avec un léger sourire, et peut-être que je vous révélerai l'exclusivité du siècle en même temps... Vous avez ma parole.
― Le jeu a été initié suite à la découverte d'une technologie particulièrement avancée dans les confins de la galaxie. Pour être activée, cette dernière nécessite une Clef Spéciale, nommée X-Delta. Le but des joueurs est de la récupérer avant leurs concurrents, expliqua-t-il sans mâcher ses mots.
― Juste pour ça ? lança-t-il, atterré.
― Eh bien non : ce n’est là que le sommet du mont. Pour faire simple, une planète s'est retrouvée au centre d'une guerre intergalactique, son président ayant été obligé d’abdiquer, il a mis en jeu la clef et son propre sang. L'accord prévoit la protection de la planète par le peuple qui s'emparera du X-Delta et qui convaincra sa fille que son parti est le meilleur. Si vous souhaitez que je vous en dise davantage, j’attends de vous des informations intéressantes.
Le calepin jaillit sous la pointe du stylo tout à fait ordinaire de Zero.
— Inutile. Vous serez capable de retenir quatre mots, déclara Galférion en prenant une grande inspiration.
— Ce ne doit pas être des informations dignes d’intérêt alors...
— Je détiens la X-Delta.
Galférion avait fait le rapprochement entre la sphère étrange qu’il avait récupérée et cette clef. Il n’avait aucune autre information de valeur à lui fournir, or il souhaitait en apprendre davantage. L’éclat sous le capuchon de Zero fut parcouru d’une vague ondoyante. Le journaliste extraterrestre était troublé. Pendant une seconde, ses prunelles d’argent liquide étincelèrent d‘une sorte de ferveur.
— Comment vous en êtes-vous emparé ? Qui êtes-vous ?
— Un humain. Que voulez-vous que je sois ?
— Vous l’avez peut-être remarqué, mais aucun autre participant n’est humain. Me permettez-vous d’écrire un article ?
— Je ne veux pas que toute la galaxie soit au courant pour la X-Delta.
Le choc de ces révélations successives l’avait anéanti. À défaut d’avoir tout cru, il doutait que Zero fût un menteur éhonté. Il n’avait pas le choix. Encore une fois, il était impuissant à contrôler un temps, soit peu, son existence.
— Bien entendu, je l’écrirai plus tard. Je ne vous mettrai pas en danger pour des intérêts aussi futiles que ma carrière !
Son sarcasme n’échappa pas au jeune homme effaré.
— Vous pourrez l’écrire après la fin du jeu. Pas avant. Et ce n’est pas négociable.
— Parce que vous pensez que mes rivaux ne vont plus rédiger d’articles pendant ce temps là !
— Imaginez un instant : la plupart de vos concurrents raconteront des âneries sur le sujet ce que vous dénoncerez ouvertement ; résultat, votre popularité sera renforcée.
― Ou anéantie, si je n’ai pas la moindre preuve à fournir.
― C’est un risque à prendre si votre carrière vous tient tant à cœur, commenta Galférion, inspiré, et puis, vous m’avez moi sous la main, le détenteur de la X-Delta.
« Tout du moins tant que je serais vivant. » pensa-t-il très fort.
― Connaissez-vous IRA ? ajouta-t-il sans plus de préambule.
Le vent violent s’acharnait sur son manteau et ses cheveux. Pourtant, un calme surnaturel régnait autour de Zero. Rien ne semblait pouvoir l’atteindre ! Pourtant, il recula d’un pas comme si le jeune homme venait de le menacer avec un objet mortel.
― Si je connais cette organisation, et comment ! Dernièrement, l’un de ses membres a massacré Ederv-Stupor, un géant de la planète Milovin, qui avait mis en déroute l’armée de Galrane, la Bête Blanche. En guise de châtiment, IRA a ensuite détruit son monde. Sa mort ne leur avait pas suffi. Depuis, des rumeurs sur leur compte se répandent à travers la Galaxie, et tout le monde a peur.
― Ils ont menacé de tuer Anna.
― Alors, elle mourra.
Le ton franc de Zero, bien qu’un peu tremblant, perturba grandement le jeune homme.
― Rien ne peut les arrêter.
― Que feriez-vous à ma place ?
― Je prendrais certainement la fuite.
― Même si vous étiez amoureux ?
Un voile parut recouvrir les prunelles argentées de Zero. Puis il prit une décision irrémédiable en répondant :
― Je ferais en sorte d’éloigner celle que j’aime de ce bourbier. J’arrêterais le jeu par tous les moyens, pour qu’elle puisse rentrer chez elle saine et sauve. La force pure ne suffira pas ; la ruse ne fera que retarder l’inévitable. Non, pour gagner, en dernière extrémité, la seule solution sera de se sacrifier !
― Très bien.
Zero, qui croyait sans doute décourager son interlocuteur, fut atterré par sa réponse spontanée.
― Que dites-vous ?
― Je vais lui remettre la sphère et la libérer de ses engagements envers le Jeu. Anna protégera son propre peuple, sans intervention extérieure et je deviendrai le maître de cette technologie perdue. Les règles n’autorisent qu’un gagnant, n’est-ce pas ?
― Vous n’êtes pas sérieux ! Malgré tout le respect que je dois à un être pensant, vous êtes un être humain, un barbare idiot. Comment pourriez-vous gagner ce Jeu ?
― Il ne me reste plus qu’à convaincre Anna que mon parti est le pire, maugréa Galférion avec un léger sourire.
Zero ne s’avoua pas vaincu malgré la dérision de son interlocuteur. Il persévéra pour empêcher le jeune homme de commettre l’irréparable.
― Ils anéantiront votre planète ! Personne ne laissera jamais cette puissance entre vos mains…
― Alors je détruirai la X Delta et tout ce qui a un rapport avec elle, dès qu’Anna sera partie.
Le journaliste inter planétaire fut sidéré par une telle audace. Un tel courage - une telle folie ? – surpassait tous ses pronostiques, alors qu’il avait de l’expérience en la matière ; pendant quelques instants, il crut même à la réussite de ce plan grotesque. À vrai dire, il pensait plus à ses futurs articles qu’à l’avenir des deux jeunes gens : ses concurrents seraient indéniablement écrasés par le poids d’une telle histoire. La Galaxie entière, ou presque, saurait alors que Zero était le Journaliste Suprême, l’emblème d’une nouvelle liberté d’expression non assujettie au mépris et à la décadence de l’élite. Zero se surprit à rêver...
La presse Stellaire ne serait plus un simple outil, plutôt un véritable art vivant. Son rêve le plus intime était de voir un jour la Presse Libre de dénoncer des faits graves et ténébreux aux citoyens de la Galaxie, sans avoir à subir le courroux des grands personnages concernés ou le chaos engendré par une foule fiévreuse.
« Le fait, seulement les faits. Rien de plus, rien de moins. Même une interview devrait se concentrer sur ce mode Zero, cette ligne où le journaliste signe avec lui-même un contrat d’authenticité, où tout jugement est proscrit, où la personnalité s’ignore pour percevoir la réalité. »
Tel était le rêve de cet individu mystérieux, désabusé par ses visions ; un songe qu’il ne renierait jamais, même s’il le savait irréalisable. Trop de facteurs internes et externes entraient en jeu pour que la Presse demeure libre, qu’un pâle personnage comme lui fasse grand bruit en toute quiétude. Le bon sens ne prévalait pas, seuls les intérêts privés comptaient au nom de la loi. Si les « grands » de l’univers œuvraient dans l’ombre, ce n’était pas pour être éclaboussés de toute part ; ils pourraient avoir des remords ou se sentir malhonnêtes, donc inférieurs aux communs des mortels.
― Je présume que vous ne reviendrez pas sur votre parole ? reprit Zero. Bref, faites comme vous voulez. Je ne m’impliquerai pas dans cette histoire terrifiante ; j’ai de quoi écrire un excellent article grâce aux éléments que vous m’avez fournis. Un point me chiffonne : comment avez-vous réussi à activer la X Delta ?
L’étudiant garda un air impassible en répondant :
― Je l’ai juste pris dans la main.
― De mieux en mieux. Je vous défendrai là haut quand le moment sera venu de révéler votre existence au public. L’anarchie régnera en maître au cœur de nos locaux spatiaux : « Un humain a réussi à enclencher une technologie aussi vieille que l’univers, sans effort particulier, sans aide de la science, juste en la tenant dans sa main. » Une phrase pareille risque fort de me valoir une retraite anticipée ou un séjour funeste dans la Fournaise.
― Cette technologie, qu’est-ce que c’est ?
― Un vaisseau spatial aussi noir que le fin fond de l’Univers.
― Une planète a été forcée d’abdiquer pour un futile objet obscur non identifié ! s’exclama Galférion avec colère.
― Oh, calme-toi un peu ! Ce n’était qu’un prétexte : la planète Ernest est la plus avancée de la Galaxie, tant au niveau technologique, qu’au niveau évolutif. À la différence des autres peuples, les Ernestiens n’ont pas colonisé de contrées planétaires et sont désormais coincés entre l’Empire Signe du Vent et le Conglomérat de « Guerneverich », traduit par Fer à Cheval, dans ta langue. Sachant qu’à eux seuls, ils totalisent plus de la moitié de la population galactique, les trois quarts des flottes de combats, une seule planète aussi avancée soit-elle, fait figure de bagatelle. Ernest a, bien sûr, invoqué le droit à l’auto détermination des Civilisations et a obtenu gain de cause jusqu’à la découverte de l’Obscur et de la X Delta.
« Là, tout a changé. Les dirigeants de diverses planètes et empires ont envoyé leurs flottes respectives aux alentours du système d’Ernest. Leur justification était la suivante : nous avons un droit de regard sur cette découverte. Comme tu peux l’imaginer, quelques échanges forts aimables ont eu lieu entre différents vaisseaux, ce qui a déclenché un certain remue-ménage inter sidéral à base de Plasma et de Photon. Suite à ce déferlement, une étoile bleue a été pulvérisée, et une civilisation de niveau 1 anéantie. »
― Ernest n’a donc pas été attaquée ?
― La planète est intacte. Après ce triste épisode, le Président d’Ernest s’est exprimé devant le Conseil Galactique pour demander le retrait de ces troupes et éviter qu’une nouvelle tragédie ne se reproduise. Suite à une joute diplomatique de premier ordre, il a réussi à protéger son monde et une autre civilisation de niveau un ou approchant située à quelques systèmes d’eux.
« Les flottes de l’Empire Signe du Vent et du Conglomérat Fer à Cheval n’ont pas obtempéré. Leurs dirigeants ont campé sur leur position. Débarrassés des autres vaisseaux qui auraient pu s’interposer, ils ont formé un blocus autour de la planète. Ernest a toujours le droit de s’autodéterminer, mais ses choix se sont, comme qui dirait, considérablement amoindris. Le jeu sert à gagner du temps, éviter une guerre et en dernière extrémité, leur permettra de se ranger sous la protection d’une des Grandes Puissances en échange de la Technologie des Confins. »
― Tout cela est loin de me rassurer, comment faites-vous pour rester aussi impassible ?
― J’utilise le niveau zéro lorsque je relate des faits. Dans ces moments-là, mes sentiments personnels disparaissent : rien ne vient ainsi entraver l’information. Le reste appartient à celui qui entend. À vrai dire, j’en ai trop vu pour me permettre d’être touché par tout et n’importe quoi… Bien, j’en ai déjà bien trop dit, bonne chance !
Zero s’éloigna pas à pas sur le bitume, tel un voile fantomatique. Ses paroles ne furent bientôt plus qu’un murmure discret, une vague de rage égarée, brûlante, mais faible, désarmée, simple remous réactionnaire vite étouffé.
― L’entêtement fera chavirer mon âme à la coque brisée, un jour, une nuit, et je tomberai loin des horizons que chérissaient mes rêves. Ma parole n’apportera que la destruction. Je suis mortel et impuissant.
Zero citait un texte inconnu de sa terre natale. Le jeune homme l’observa, tandis que sa forme s’étiolait, doucement, sans un bruit, et s’interrogea sur ces derniers mots qui résonnaient encore à ses oreilles. La réponse lui échappa. Il ne connaissait pas Zero, et même s’il entrevoyait sa mélancolie, au sein de quelle histoire terrible elle prenait sa source.