Onirisme et Destruction 16 - Tranches de vie
C’était sur une plage jonchée de coquillages brisés. L’Aurore éclaboussait l’océan de Verdune de reflets étranges et fantastiques. Au loin, Balel aperçut un aileron rond qui fendit les flots verdâtres. Il le montra du doigt, soudain excité.
« Tu crois que je pourrais dessiner ? »
« Bien sûr. » répondit son père aux traits halés, surpris.
Il se baissa et Balel se hissa sur ses larges épaules. Il voyait mieux d’ici, le gigantesque poisson aux prunelles noires tourbillonner à fleur de vagues. Il glissa une main dans la poche arrière de son pantalon et saisit une feuille blanche qu’il déplia. Puis de l’autre, il se saisit d’un crayon à papier comme il se serait emparé d’une épée, puis il traça ce que ses yeux émerveillés percevaient dans le levant.
« Ne ménage pas tes efforts, Balel. Demain n’est jamais donné, il est acquis par la force de son courage. » déclara brusquement son père en levant son sourire sur lui.
***
Les deux amis se restauraient sur la terrasse d’un vieux café, dont les murs étaient à la fois noircis par la fumée des pots d’échappement et blanchis par les crottes de pigeons. Dênmorane Malter étirait un élastique entre ses doigts blafards. C’était devenu une manie chez lui depuis quelque temps, au plus grand déplaisir de Galférion, qui ne s’expliquait pas un tel comportement. Il n’ignorait cependant pas que son ami possédait tout un sac d’élastiques multicolores dans son sac déchiré et qu’il en craquait une dizaine toutes les semaines.
« T’as pas faim ? » s’enquit soudain Dênmorane Malter en lui désignant son sandwich.
« Non, je suis déprimé, en ce moment. » marmonna Galférion.
Il venait alors de rompre avec une dénommée Eveline Glas, une espèce de jeune sorcière aux goûts discutables et au sadisme amoureux facile.
« Si tu manges pas, je vais donner ton sandwich aux rats. Au moins, il ne sera pas perdu ! » s’exclama brusquement Dênmorane avec un sourire torve.
« Et oh, t’essayais de me remonter le moral, là, Dênmorane ? »
« Pour ce que j’en ai à foutre, de ton moral, Galférion ! » rétorqua-t-il avec un léger sourire.
Il se retourna sur sa chaise quelques secondes plus tard, jetant un coup d’œil vers les berges métallisées par un matériau ressemblant à de l’acier sombre. Lorsqu’on marchait dessus, ça faisait un léger bruit qui évoquait toute une gamme musicale.
« Tu sais, dit-il d’une voix étrange, aussi loin que je me souviens, il n’y a jamais eu qu’une seule personne que j’ai jamais aimée. Je lui rédigeais des poèmes, et lorsqu’elle posait les yeux sur ces lignes et souriait, mon cœur était comblé. Pourtant, cette femme était une véritable sorcière, une traitresse gracieuse, d’une cruauté si virtuose, qu’elle l’avait élevée au rang d’art, et d’un tempérament si enflammé qu’à côté, une congère paraissait chaude. En réalité, elle était chaude à l’extérieur, mais froide à l’intérieur, et je me suis brûlé plusieurs fois entre ses bras. Une brûlure aurait dû suffire, cependant, je ne pouvais pas m’en empêcher. Toi, Galférion, tu sais dire non, trancher une relation… »
« Euh, tu sais Dênmorane, c’est elle qui m’a jeté, j’ai plutôt subi qu’agi dans cette histoire. »
« Oh, je n’en doute pas, simplement, tu n’y es pas retourné, dans le feu. Je sais bien que tu es un contemplatif, Galférion. ».
« Et moi qui commençais à bien me voir. » marmonna Galférion en portant son sandwich à ses lèvres.
***
Maléa, toute jeune, jouait avec sa tresse aux cheveux bruns reliés par un fil d’or. Elle aimait leur douceur, puisque d’une certaine manière, elle avait l’impression d’être plus vivante en pliant et dépliant ses petits doigts, face à la glace. Un bracelet argenté encerclait son poignet d’albâtre, signe de son rang de princesse.
Ses parents l’appelaient toujours de cette manière, même devant les étrangers qui lui adressaient de grands et intimidants sourires. Elle appréciait la visite de ces gentilles personnes qui agitaient leurs verres à la santé des uns et des autres. Elle voyait souvent son père signer des papiers rectangulaires, et les remettre à des poignées de mains tendues. Et inversement. Elle ne comprenait d’ailleurs pas quand sa mère fronçait les sourcils à la vue de certaines femmes invitées. Souvent, elle était envoyée dans sa chambre avant minuit. Ce jour-là, elle s’observait dans le miroir au lieu de dormir.
Et elle entendait des bruits bizarres, parfois sourds, parfois plus aigus qui montaient de l’étage inférieur. Ce n’était pas souvent, et d’habitude, elle dormait déjà. Mais ce soir-là, elle avait l’impression tenace qu’il lui manquait quelque chose d’important.
Son bras au bracelet scintillant retomba tristement le long de son flanc.