Onirisme et Destruction 14
Balel maudissait le jour où il avait décidé de devenir riche.
Ils avançaient dans le bâtiment décrépi depuis une demi-heure. Leur unique source de lumière provenait du parapluie déplié d’Anna. Il projetait des reflets effroyables sur les parois. Qui plus est, ses compagnons de voyage étaient aussi amicaux qu’une bande de prédateurs affamés. Il n'avait aucune chance de s'enfuir et n'espérait plus revoir la femme aux oreilles de chat. La peur lui nouait les entrailles, ce qu’il n’était pas prêt à s’avouer.
— Et le Spiralé, où nous emmènes-tu ? s’exclama-t-il depuis l’arrière du groupe.
— En Enfers, bien sûr, répondit l’intéressé d’une voix onctueuse.
— Très drôle. Tu pourrais au moins…
— Humain, tais-toi, ordonna Emie avec un regard qui parut emplir tout le champ de vision de Balel.
Mystérieusement, il obéit, pensant qu’il n’avait pas besoin de l’ouvrir et que ceci ne servait à rien.
— Voilà, c’est ici.
Ils venaient d’entrer dans une pièce soutenue par des colonnes à peine visibles. Balel en évita une de justesse. Leur guide austère projeta une pierre contre le mur du fond. Ce dernier devint disparu. De l'autre côté, un passage infernal se dévoila au groupe. Ils le traversèrent.
La chaleur suffocante chassa un instant l’air des poumons de Balel, tandis que la paroi dans son dos redevenait d’une surface plane et dure. Ahuri, il pencha la tête de côté. En contrebas, des machines mystérieuses, indescriptibles, crachaient des fumeroles. Des explosions retentissaient de temps à autre. La salle mesurait au moins une centaine de mètres de long et plusieurs personnes étranges en blouse blanche l’arpentaient de long en large d’une démarche cadencée.
Que fabriquaient ces derniers dans cette usine désaffectée, assez loin de la ville, au beau milieu de la nuit ? Il n’avait jamais été très curieux. À vrai dire, poser des questions dans son milieu revenait à offrir sa gorge aux couteaux. Et dans le pire des cas, on terminait ses jours au fond d’un canal, ou enterré quelque part. En tout cas, il comprenait à présent d’où venait le nom de « projet Belzébuth ».
Ces hommes gesticulaient entre des fourneaux d’où s’échappaient des torrents de fumées, aussitôt happées par un ventilateur gigantesque. La chaleur suffocante, et les lumières furieuses et mouvantes qui brisaient les ombres offraient des visions infernales. De véritables torrents de brumes évoluaient entre les jambes des individus. On imaginait sans peine des milliers d’âmes damnés se contorsionner de souffrance dans les zones les plus opaques de la salle.
Un frisson parcourut l’échine de Balel. Il lui suffit d’un regard en direction du Spiralée et de la Bête, pour se décider à rester tranquille. Pour l’instant, sa sécurité était toute relative, mais il doutait qu’on le laisse vivre plus de quelques secondes s'il tentait une percée. Pour la première fois de sa vie, sa batte de baseball ne le réconfortait pas, un peu comme durant son combat contre Galférion. Où était-il donc, d’ailleurs, celui-là ?
— Eh bien, commençons cette délicieuse réunion ! s’exclama le Spiralé, avec une excitation proche de la démence.
— Que font-ils ? demanda Anna qui avait troqué son parapluie contre un éventail.
Balel jugea que les vapeurs devaient lui brouiller les neurones. Impossible qu’un parapluie se change en éventail selon le bon vouloir de son propriétaire.
— J’aimerais avoir une réponse, enchaîna le prince Falane avec une amabilité forcée.
— Un peu de patience. Bientôt, vous saurez tout.
— Je devrais te faire frire en guise de châtiment et te bouffer à ton tour pour tous ces retards accumulés depuis notre rencontre. Où est mon vaisseau ? grogna la Bête Blanche.
— Modère tes désirs, la chair tendre se mange à point. Si nous récupérons le cadeau, tu auras ton moyen de transport pour quitter cette planète, pas avant. Cela n’a que trop duré, déclara-t-il d’un geste des bras qui engloba tout l’espace à leurs pieds, bientôt, tu pourras tous les tuer.
— Sommes-nous ici pour assister à un acte bestial ? intervint Emie.
— Si tu t’étais mêlée de tes affaires, tu ne te serais jamais retrouvée ici. Alors, ne te plains pas, espèce d’enquiquineuse, répliqua insolemment Anna.
Emie devint livide de fureur, au point que ses oreilles s’agrandirent et prirent une couleur et une forme étonnante. Encore une fois, le jeune homme attribua cette vision à la fumée et à la fournaise, et n‘y prêta pas grande attention. Il fallait à tout pris qu’il retrouve la femme aux oreilles de chat!
— Voyons, mesdames, modérez vos ardeurs. J’ai compris, à présent. Vous voulez nous montrer votre force, déclara Falane à l’adresse d’Inis, en organisant un duel entre ce monstre et un autre.
— Ce n’est pas vraiment ma force que je vais vous montrer, mais celle de mon mouvement, IRA, souffla l’individu sur un ton débordant de noirceur.
Anna baissa son éventail jusqu’à ses hanches. Ses yeux avaient pris une teinte violette électrique, et ses cheveux blonds s’étaient colorés d’une fine pellicule de couleur rouge.
— IRA ! C’est donc vous !
Un bruit métallique retentit; l’éventail d’Anna étincela un bref instant. Inis évita l’attaque en se déplaçant à peine. La barre, où il se tenait un instant plus tôt, fut tranchée tel du bouillon par un coup de couteau en argent.
— Remarquable !
Quelques pas de danse plus tard, la jeune femme l’enchaînait. Son arme sifflait de manière mortelle, découpait barres et métal, noyait le mur sous une pluie d’étincelles à chaque heurt; sans jamais atteindre sa cible initiale. Brusquement un ondoiement argenté percuta l'éventail et tout fut fini. L’arme se brisa comme du verre, et ses fragments plurent sur la passerelle.
— Ne soyez pas si impatiente, Majesté. Je ne faisais que vous taquiner, les choses sérieuses commenceront beaucoup plus tard.
— Vous serez mort avant !
Soudain, du sang bien rouge s'écoula le long de ses doigts, sous les yeux égarés de Balel. La jeune femme touchée parut surprise.
— J’ai été contraint de vous blesser, avant l’heure. J’en suis navré.
— Moi aussi, j’appartiens à l’IRA, chuchota l’elfe bleu dans son esprit, mon chaton, mais ne le répète à personne, surtout.
L’instant suivant, digne d’un éclair, une intense noirceur brilla dans les prunelles d'Emie. Anna respira calmement et un sourire inquiétant embrassa ses lèvres.
— Je vous aurais, tous.
Si Falane avait saisi leurs derniers échanges, il n'en montra rien. Un malaise intense parcourut Balel des pieds à la tête à la vue des morceaux d’acier éparpillés. Il avait l’impression d’assister à une pièce de théâtre macabre.
"Voyons, tu as déjà vu pire." songea-t-il en tentant de calmer sa nervosité. En fait non, il n’avait jamais entendu parler d’un métal capable de trancher des barres d’acier, ni d’individus dont les mouvements étaient invisibles à l'oeil nu.
— Cette nuit, nous sommes là en tant que spectateurs, rappela le Prince, j’espère que vous ne reprendrez pas vos petits jeux dangereux, Anna.
— Votre sollicitude me touche profondément, souffla cette dernière sans prêter grande attention à ses blessures, tout comme votre farouche entêtement à protéger votre égocentrisme de petit homme vert.
— Vous ne me connaissez pas bien, ma chère. Je n’oserai jamais vous rappeler à l’ordre pour des raisons aussi futiles que ma survie.
— En effet.
— Ne serait-ce que pour stopper vos échanges débordant de courtoisie, intervint Inis, je vais vous révéler ce qu’ils fabriquent ici : le Guerrier le plus Puissant de l’Univers, Metôn-Byr; grâce à une drogue distillée par notre ami ici présent, Galrane. Ce sera notre emblème, de feu et de beauté !
— Je commence à comprendre, annonça Falane avec un sourire torve.
— Vous voulez vous en emparer, acheva Anna en serrant ses mains blessées l’une contre l’autre.
Malgré ses efforts pour le cacher, la douleur était très forte. Elle se régénérait doucement.
— Eh oui, tout effort demande un certain paiement, après tout.
Falane lança un regard intéressé à Inis.
— N’y pensez même pas. Contrairement à vous, je n’aime pas l’argent facile, et je travaille pour moi avant tout. IRA n’est qu’un prétexte, cela va de soi. Je me fiche pas mal de l’organisation en elle-même, mais partager un but commun permet de réaliser ses propres objectifs avec plus de sûreté et d‘efficacité.
— En quoi cette bataille participe-t-elle à votre mission ? Que voulez-vous ? Soyez plus clair !
— Très cher Prince, quand vous achetez une mine de Combustible Z dans les contrées lointaines de la Galaxie, les travailleurs vous demandent-ils pourquoi diable vous leur faites prendre des risques aussi insensés, pour une poignée de ce produit ?
— Généralement, je ne les mets pas au courant des risques. Je les paye déjà bien assez; mais à l’occasion, je peux me montrer indulgent, si l’un d’eux découvre certaines choses.
— Indulgent; dîte tout de suite que vous achetez leur silence avec un sac de Titane, ajouta Emie.
— Une indulgence garantit mes bénéfices. Un tel procédé demande un vocabulaire noble, ne croyez-vous pas ?
La jeune femme se recoiffa discrètement avec un peigne, ignorant superbement sa réponse.
— Vous garantissez votre prospérité, Prince. Je fais la même chose, déclara aimablement Inis, et je vous considère comme un subalterne possible. Aussi, je ne vous révélerai rien de plus que ce que vous savez déjà.
— Lorsque j’apprendrai votre plan, nous verrons qui deviendra le subalterne de l’autre.
— J’ai hâte d’arriver à ce jour béni, où vous entreverrez toute l’étendue de vos erreurs, Prince Falane. Voilà notre hôte.
Shayne repéra ses invités indésirables en pénétrant dans la grande salle enfumée. Aussitôt, il interpella une de ses marionnettes aux yeux vitreux, et aux cheveux gris pour lui demander ce qu’il était advenu des gardes. Il ne voulait pas mettre en danger La Fille d’Ernest, or ceux qui l’accompagnaient, à part Falane, l’inquiétaient grandement.
— Vous parlez sans doute des deux Humanoïdes qui gardaient l’entrée de ce ténébreux endroit ! s’exclama Inis.
— Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entrés ici et que faites-vous ?
Le jeune homme s’adressait particulièrement au Spiralé et à la créature dissimulée par un écran de fumée blanche. L’humain et la Cantatrice ne l’intéressaient pas. Il saurait se débarrasser de ces deux opportuns le moment venu.
— Vous menez un interrogatoire, sans vous présenter vous-mêmes.
— Ne m’en voulez pas, je suis pressé. Je vous aurais bien offert des sièges pour assister à cette représentation, mais je n’ai malheureusement pas eu vent de votre arrivée, rétorqua Shayne.
— Hum, une mise en abyme. Un spectacle dans le spectacle, comme c’est amusant.
— Créature de Gan-Metal, est-ce lui que je dois affronter ? grogna la Bête Blanche.
— Il serait indigeste. Où est passé votre chien de chasse, Shayne ?
— Ne vous faites pas de soucis pour lui, il a déjà, comme qui dirait, quitté le nid. En tout cas, une chose est certaine : je ne tolère pas les plaisanteries de mauvais goût; surtout lorsqu’elles concernent la Fille d’Ernest. Veuillez quitter les lieux sans attendre, vote majesté, ajouta-t-il à l’adresse d’Anna.
— Quant à vous autres, sa Majesté sera la seule à sortir d’ici vivante.
— Tant d’excès de zèle me putréfie intérieurement, déclara Emie en rengainant son peigne entre ses seins.
Elle observait Shayne avec un petit sourire mutin, qui à défaut de le charmer, lui donnait envie de l‘étrangler. Pour un Chevalier d’Argent, une Cantatrice était un serpent, le mal personnifié. On lui répétait depuis sa plus tendre enfance que les « Eliades », nom donné à cette engeance démoniaque, étaient la lie de l’univers. Leurs mœurs légères étaient une véritable honte, et la Vieille Voie Sacrée de l’empire avait maintes fois tenté de mettre en garde la population contre leurs agissements lubriques. Malheureusement, des actes impies et scabreux continuaient de se produire entre les deux races. Si l’empereur jouissait un jour d’un plus grand pouvoir, il ferait certainement en sorte d’exterminer les « Eliades» ou de les rallier à la Vieille Voie Sacrée. Shayne attendait ce jour béni et décent avec impatience.
— Votre présence seule suffit à empuantir ces lieux. Partez tant que vous le pouvez encore, méprisable engeance !
— Allez-vous brandir votre insigne pour me renvoyer dans la Fournaise, petit Chevalier d’ Argent ? Ou bien continuerez-vous de me fouetter avec vos fanatiques interjections jusqu’à ce que mort s’ensuive ?
Cette démone se moquait effrontément de lui; et son rire le remplissait de fureur. Mais il devait se contrôler, ignorer l’attaque insidieuse du malin. Il ne faillirait pas. Une foi indicible l’habitait, et son Devoir ne cesserait jamais de le pousser en avant, de lui donner le courage de tout renverser, en temps et en heure.
— Majesté, quittez les lieux sans plus attendre.
— Je ne bougerai pas tant que toute cette histoire ne sera pas tirée au clair !
Le ton impérieux d’Anna ne le choqua pas. De la part de sa future reine, c’était même une donnée indispensable : l’autorité. Et Lord Orton lui avait fait promettre de veiller sur elle comme s’il s’était agi de sa personne. Or l’obéissance faisait partie de ses devoirs envers l’empereur.
— Plus tard, je vous révélerai tout. Vous êtes en danger ici, Majesté.
— Ah ! Je t’ai retrouvé, espèce de fumier ! cria quelqu’un.