Onirisme et destruction 12
Le monde s’était paré de couleurs opaques impénétrables. Caché dans un fourré, Balel jetait de fréquents regards en direction du pont métallique, le seul passage permettant de rejoindre l’île située entre deux bras immenses et liquides assez intimidants.
Avec la nuit, l’humidité était devenue tenace, si bien que ses vêtements ruisselaient, puis gelaient à mesure que le démon du froid s’épanouissait dans les lueurs bleu nuit du soir. La Lune, inerte et sans vie, surgissait par intermittence entre de longs nuages étendus tels des doigts fuselés. À quelques pas de Balel, l’eau produisait un son cuivré en heurtant les galets dispersés le long de la berge.
Le jeune homme se souvenait parfaitement du jour où son père lui avait montré pour la première fois la mer, de son bras musclé et bronzé. Les éclats de lumière sur l’eau agitée l’avaient émerveillé, puis une vague intense, insidieuse et violente, l‘avait percuté. En ce moment, la peur agissait de la même manière, son brusque et terrible heurt engourdissait ses sens. Il ne se laisserait pas ainsi freiner par la dame de l‘Effroi; ce n’était pas son genre. Mais il aurait bien aimé avoir un compagnon d‘aventure en cette nuit glaciale.
Il désirait la prime; sa valeur conséquente lui permettrait de vivre loin de la misère pendant au moins cinq ans, si ce n’était pas plus. Un mouvement de troupes attira son attention; la brume parut se soulever tel un drap troué, et un groupe armé s’engagea vaillamment sur le pont en direction de l’usine désaffectée, dont on devinait le toit rouillé chaque fois que la Lune se dévoilait au milieu d’un amas de courbes blanches.
Balel les entendait rire aux éclats comme s’il se fût agi d’une joyeuse sortie entre amis. Ces indiscrets risquaient de créer une discordance dans le plan bien ficelé du jeune homme.
Malheureusement, ces derniers étaient arrivés bien plus tôt que prévu. Balel poussa un juron en s’extirpant des fourrés. Il ne devait pas se laisser prendre de vitesse; surtout par un groupe de crétins. Il prit le chemin boueux qui serpentait entre les arbres, dont les branches se balançaient face aux vives bourrasques, et tenta de les apercevoir de nouveau.
À la place, il eut une vue abyssale sur le décolletée d’une magnifique jeune femme aux yeux enchanteurs. Il recula précipitamment dans le brouillard. Elle ne l’avait même pas remarqué. Elle secouait la tête avec une moue sarcastique, les poings sur les hanches, tout en sautant d’un pied sur l’autre. Sa fragilité et son air perdu ravirent Balel qui décida qu’une patiente contemplation valait davantage qu‘une précipitation néfaste.
Emie adressait un regard chargé de mépris à une silhouette encore dissimulée par le brouillard, au beau milieu de la route. Falane se promenait nonchalamment avec son sourire mielleux habituel. Ses dents ressortaient de manière désagréable au cœur de la brume.
― Et bien, ma chère, que me vaut cette illustre rencontre ? Serait-ce un heureux hasard ?
― Arrêtez votre numéro de charme, maudit prince. Que faites-vous là ? demanda-t-elle sèchement.
― Et bien, on m’a en quelques sortes invité à assister à une petite démonstration orchestrée par l’organisation IRA. Pensant me divertir, j’ai accepté leur proposition, quoiqu’avec un minimum de méfiance, voyez-vous.
― Je ne vois pas pourquoi vous les avez écoutés; ceci ne vous ressemble guère. Que préparez-vous ?
― Qui sait à quel point les petits hommes verts sont fourbes ! lança une voie malicieuse.
Une silhouette, seule, surgit des brumes avec un parapluie négligemment calé contre l’une de ses épaules. Anna dévisagea froidement ses interlocuteurs, même la Cantatrice d’Evalon qui ne cillait jamais, et avait désormais l’attitude d‘un paon pris par surprise.
— Quelle agréable apparition ! s’enquit Falane avant de s’incliner modérément.
— Ne jouez pas les innocents, prince vert. Je ne suis pas d’humeur.
— Quel caractère pusillanime, vous mériteriez qu’on vous apprenne le sens des responsabilités, fille d’Ernest. Nous sommes ici à cause de vous, observa Emie sur un ton mauvais.
— Et vous, vous feriez mieux de vous mêler des affaires de votre peuple imbu de lui-même, si vous ne voulez pas un jour croiser la lance de fureur de mes prunelles.
Emie et Anna se défièrent ainsi durant un laps de temps particulièrement court, mais durant lequel des sentiments intenses et à peine contenus s’engagèrent dans une joute impitoyable. Falane fut le seul à s’en amuser; comme lorsque ses maîtresses se battaient pour l’avoir. Il adorait être désiré, même si dans le cas présent, il était plutôt hais. Qu’importe, tant que ces dames étaient d’accord sur son compte de scélérat hypocrite et charmant, tout serait fait pour lui plaire ou lui déplaire, à l’effigie de son rang et de sa classe. Bref, une attention, même hargneuse, le flattait.
— Pourquoi sommes-nous ici ? interrogea finalement Anna.
En même temps, son parapluie tournoyait de manière menaçante alors qu’elle ne quittait pas des yeux Emie.
— Pour le jeu, votre majesté… Pour le jeu…
La voix jaillit du brouillard à la manière d’un serpent de fumée sans nom filant entre deux coups de feu.
— Mais ne vous inquiétez pas… Nous vous traiterons tous à votre juste valeur; même l’espion qui nous observe depuis quelques minutes.
Un pan de crachat s’écarta avec la douceur d’un rideau cotonneux, dévoilant un Balel transi de froid, clignant des yeux, hagard, sa batte callée sur son épaule.
— Je n’ai rien à voir avec vous, déclara ce dernier avec aplomb, sauf si vous voulez tâter de ma batte, bien entendu. Je ne fais que passer. Et la voix dans le brouillard, tu crois faire peur à qui ? Peut-être à ces gonzesses, en tout cas, pas à moi.
— Qui traites-tu de « gonzesses » ? répéta Emie avec un regard perçant.
— Toi, la folle aux yeux verts et ta copine tout aussi timbrée.
— Me permettez-vous de punir cet impertinent petit humain prétentieux ? chuchota Falane sur un ton faussement suppliant.
— Tu peux toujours crevé, le petit homme vert; jamais je n’aurais de dette envers toi. Je peux facilement m’occuper de cette espèce de barbare misogyne.
— Il est temps de pénétrer dans l’usine, rétorqua la voix inconnue.
— T’as raison, l’espèce de machin sans nom. Montre-nous le chemin, ordonna Balel.
— Est-ce un ordre ?
Le ton paraissait amusé.
— Ouais.
— Promets moi de ne pas pleurer ni de t’enfuir en cours de route. Je serais contraint de te tuer pour que le spectacle ne soit pas gâché, je ne tolère pas la faiblesse.
— Tu seras mort avant, et j’enverrai ta carcasse à la flotte.
— C’est une excellente idée; un corps dérivant aux grés du courant; c’est artistique, c’est contemporain… Mais de ce côté-là, mon compagnon a comme qui dirait une longueur d’avance sur les autres artistes.
La voix se tut; Balel sentit l’air glisser sous ses vêtements chauds et geler sa peau. De la sueur fraîche ruisselait sous ses aisselles. Pourtant, il prit les devants, avec une illusion d’indifférence dont personne ne fut dupe. Les autres lui emboîtèrent le pas; Anna pinçait les lèvres, tout en jouant avec son parapluie adoré.
Quand le groupe se rassembla à l‘entrée du pont, un hurlement résonna, sinistre, et un cadavre au sang jaillissant s’affaissa à leurs pieds. La monstruosité présente sur la large passerelle, d’une taille démentielle, jeta négligemment un autre homme au loin, sur lequel les flots se refermèrent, et sourit, dévoilant ses crocs de reptile rampant. Un tas de morts reposait entre ses pattes griffues. Sa peau blanche contrastait de manière saisissante avec la couleur orange et féroce de ses yeux ovales.
Balel sentit ses jambes tressaillir et dut faire un grand effort de volonté pour ne pas s’effondrer, quand la monstruosité bondit dans leur direction, en poussant un gémissement évoquant une lime giflant un morceau de métal.
— Tout doux, Cerbère.
L’être retomba devant le groupe. L’infrastructure frissonna, se contorsionna et l’onde de choc souffla Balel. Le jeune homme se redressa en titubant derrière les autres, qui n’avaient même pas bougé d’un centimètre. Mais qui étaient-ils ? Il ramassa sa batte, hagard et effrayé, tandis que Cerbère martelait le sol et rejoignait une silhouette à forme humaine. Une spirale enflammée brillait au niveau de l’inconnu enveloppé d’obscurité.
— Ce surnom me ridiculise, créature de Gan-Metal, observa brusquement la Bête Blanche en baissant légèrement sa tête chauve.
— Cerbère garde les portes menant aux Royaumes infernaux, tu devrais au contraire te sentir flatter de ce surnom… Ne soyez donc pas si surpris !
Anna l’observait avec une expression où se disputaient l’effroi et la colère, malgré tout le courage qu’elle affichait. Même Emie ne paraissait plus aussi sûre d’elle, à présent. Seul le Prince, insensible ou trop fier pour prétendre à la peur, s’adressa de vive voix aux deux créatures.
— Je n’aurais jamais cru que la Bête Blanche nous ferait l’honneur de sa présence.
— J’avais une petite faim, vous m’en voyez navré. Sinon, j’aurais hésité à me présenter de la sorte devant tant d’illustres personnages, déclara Galrane en mâchant ses mots.
— Je vous avais prévenu qu’il y aurait du spectacle, prince.
— Qui est ton maître ?
La spirale sur la cagoule de l’inconnu s’embrasa davantage.
— L’Argent ne peut pas tout acheter. Suivez nous. Même toi, l’humain qui jouent des claquettes.
— Toi, tu vas bouffer ma batte, et jouer du clairon, rétorqua Balel avec sa hargne habituelle.
La Bête Blanche et la Créature à apparence humanoïde s’étaient déjà détournées en direction d’un immense bâtiment gris d’où jaillissaient des hautes cheminées qui ne crachaient plus rien depuis de nombreuses années. Anna adressa un regard courroucé au jeune sauvage.
— Ne le défie pas plus, si tu tiens à la vie.
Puis elle emboîta le pas aux autres, les dents serrées. Balel hésita à l’admonester d’une réplique cinglante, avant de croiser le regard, ou plutôt la spirale enflammée de l’inconnu; alors il se ravisa, jugeant plus prudent de garder ses répliques pour une utilisation ultérieur. Son but, de toute manière, était de pénétrer dans cet endroit pour capturer la mystérieuse femme et toucher la récompense, sans périr en chemin. Or comparé aux minables transformés en tas de chairs sanguinolents, il pensait qu’il s’en sortait plutôt bien.