Onirisme et Destuction 10
« La mouche a cueilli la peau beige,
D’un illustre maître brisé d’effroi,
Qui gît, renversé sur la neige,
À deux pieds de la mort au linceul froid. »
Extrait de l’Apocryphe « Yzvoj », chapitre 2519
Galférion s'étira longuement. Loin de toute l'agitation et l'horreur des derniers jours, il essayait de comprendre.
Au souvenir du mort, un éclair noir parcourut le ciel calme de son regard. Il revint à la réalité, tout apaisement envolé. Il n'avait rien pu faire pour cet inconnu, surtout entravé comme il l’avait été par Maléa. Cette dernière n'avait rien pu lui apprendre sur le monstre ; la pauvre fille ne se souvenait plus de son propre prénom. Le garçon soupçonnait Shayne d'être à l'origine de cette perte de mémoire chronique ; mais Maléa n’avait rien voulu entendre, surtout au sujet du ténébreux garçon à la chaîne d'argent. Le jeune homme n'avait pas pu retenir la jeune étudiante déboussolée et forte comme un tigre.
Il ne pouvait pas demander de l'aide aux forces de l’ordre, à moins de révéler son histoire quasi surnaturelle de dryade verte et de monstre à tentacules. Autant aller tout de suite frapper à la porte d’un type spécialisé dans le dépistage de la démence.
Galférion laissa sa tête retomber sur l’oreiller et glissa ses mains sous sa nuque, songeur. Il désirait sortir d'une vie linéaire monotone ; il avait rencontré un assortiment de spécimens rares et dangereux, et révélé assez de problèmes pour finir estropié au fond d'une cage ou dévoré.
Du coin de l'oeil, il repéra la sphère sur son bureau et un doute l’assaillit. Il la détailla avec une expression oscillant entre l’envie et la fureur. Elle était recouverte de symboles incompréhensibles, peut-être un alphabet ésotérique. Ou bien il s'agissait de chiffres ou de lettres censés donner un aperçu de ce qu'allait devenir Galférion dans les prochains jours : une soupe au fond d'un estomac de type inconnu.
Rien de très réjouissant en perspective. Ses sombres pensées défilèrent ainsi quelques minutes. Deux symboles étincelèrent brusquement telles des fenêtres ouvertes sur d’autres horizons. Galférion se pencha sur l'objet et discerna un mot dans leur masse.
« Gravité. »
Un souvenir remonta à la surface de sa conscience agitée, celui de sa rencontre maudite avec la voleuse à la cigarette bleue et ses échanges musclés avec Balel et les fous furieux lancés à sa poursuite. Pour se débarrasser de l'un d'eux, il avait dessiné un signe en plein vol.
― Ce signe ! Il représente une sorte de triangle aux côtés en arc de cercle.
Le jeune homme refit le geste qu'il avait fait ce jour-là, en écartant son pouce et son index ; tout en fermant ses autres doigts sur chacune de ses mains. Puis il relia les deux doigts ouverts les uns aux autres et ne fut pas étonné de découvrir le même symbole que celui gravé sur la sphère.
― Là, normalement, il doit se passer quelque chose. J'ai vraiment l'air ridicule, ajouta-t-il en s'observant dans la glace.
Son visage dépassa soudain le cadre du miroir, et ses longs pieds surgirent, puis grimpèrent, grimpèrent... Consterné, il se cogna la tête contre le plafond. Il leva les yeux avec une lenteur calculée, hésitant. Il s'esclaffa, la bouche grande ouverte, le corps parcouru de tremblements.
― J'hallucine. Je lévite. Que quelqu'un m'aide !
Tout en criant, il heurta lourdement le plancher où il se ratatina royalement, juste à temps pour entendre le hurlement furibond d'un de ses illustres voisins. Galférion sentit une douleur sourde remonter le long de sa jambe droite quand il se redressa, hagard. Son estomac protesta à cause du'ne faim dévorante inattendue.
―
Le jeune homme jaillit de sa chambre à la manière d'un lièvre lancé sur une route de campagne et continua sa course jusqu'à la modeste cuisine où il dévora tout ce qui passa à sa portée. Une fois rassasié, il se laissa tomber sur une chaise et réfléchit quelques instants à sa lévitation éphémère.
La sphère lui avait offert des pouvoirs maudits : les utiliser avec un peu trop de zèle l’affamerait jusqu’à ce qu’il en meurt. Autrement dit, c'était là une farce de très mauvais goût : s'il s'évanouissait ou trépassait peu après un combat, léviter ne lui servirait à rien.
Durant l'heure qui suivit, le jeune homme réussit à faire léviter un objet de petite taille, mais durant un laps de temps lamentable, exactement onze secondes. S'il affrontait un jour quelqu'un et était forcé de le maintenir à terre pour s'enfuir, il n'en aurait même pas l'occasion. La preuve étant que lorsqu'il avait projeté l'inconnu durant la rixe qui l'avait opposé à Balel, ça n'avait pas duré plus d'une seconde.
Cette sphère ne lui apportait qu'un maximum de complications monumentales ! Qu'en avait-il à faire de pouvoir accentuer la gravité en déliant le signe représenté sur l'objet ? Ou de pouvoir la renverser pour faire voler des choses, s'il ne pouvait même pas s'en servir pour se défendre ? Et d’ailleurs, d’où est-ce qu’il venait cet objet à l’aura étrange ?
Le cerveau du jeune homme surchauffait quand il décida de mettre un terme à ses élucubrations incessantes. Qui sait, ses pouvoirs mystérieux se développeraient peut-être avec le temps ?
Un tourbillon de poussière se dispersa sous son nez, et lui révéla un pont d’une noirceur démoniaque.
Galférion se rattrapa de justesse au dossier de sa chaise ; en sueur. La vision n’avait pas duré plus d'un dixième de seconde. Pour se détendre, il alluma la radio et changea de fréquence en se fiant à son intuition, jusqu'à tomber sur un flash info spécial.
« ... a pris feu tôt dans la matinée. Les pompiers viennent tout juste de maîtriser les flammes après un combat acharné de cinq heures. Nous en saurons plus dans l'après-midi, mais une chose demeure certaine : l'illustre monsieur... a pu sortir de chez lui à temps. Il est interrogé en ce moment même par la police comme témoin des faits, mais cet incendie serait d’origine criminelle. Une femme étrange avec des oreilles de chat aurait été aperçue par un voisin quelques secondes après le drame. »
Galférion poussa un long soupir en entendant cette nouvelle. Il doutait que sa situation actuelle y soit pour quelque chose. Voir des créatures innommables derrière chaque événement qui se déroulait dans le monde serait une autre preuve de sa paranoïa. Il ne lui restait plus qu'une chose à faire : contacter Zero.
Quelques heures plus tard, des gouttelettes glissèrent sur les joues de Galférion alors qu'il patientait à l'arrêt de bus. Il les essuya d'une manche noire et rêche, et observa plus attentivement le chenal qui passait juste au-dessus de sa tête. Il repéra la mince entaille dans le métal. La chance lui sourirait-elle un jour ? Il se décala en grommelant.
Il observa le ciel ; l’averse n’avait pas duré longtemps. Au bout d'un certain temps, une grande masse blanche occulta le Soleil, puis la lumière revint. Derrière lui, des arbres aux feuilles rouges se tordaient face au vent violent qui s'engouffrait dans leurs robes d'écorce. Leurs ombres dansantes demeuraient plus attirantes que les formes torturées des immeubles.
Le jeune homme ne s'étonnait pas de voir des graffitis et d'autres dessins tracés à la bombe un peu de partout pour rendre le tout moins lugubre. Ce coin était un quartier glauque où s’entassaient des êtres humains tels des fantômes oubliés au fond de la cave obscure d’un château en ruines. Ici, un bruit de ballon devenait effroyable quand il se répercutait en échos sur les parois défraîchies des bâtiments. Dans ce coin de ville, l'hiver durait toute l'année. Ainsi s'épanouissait et prospérait la jungle urbaine, loin de toutes racines, de toute terre, plongée à jamais dans la lueur tamisée et froide du béton.
Galférion revint à la réalité face au roulement de tonnerre que produisit le bus en s'arrêtant. Il monta à l’intérieur d'un pas lourd.
Il fut surpris par l'arrivée fracassante de Balel quelques minutes plus tard. Habillé de manière quasiment militaire, l'illustre métisse avait de nouveau sa batte de baseball en main et des lunettes de soleil carré qui lui donnaient un air de gangster. Il prit le siège à côté de l'étudiant effaré, armé de sa fameuse batte. Un homme d'âge incertain lui jeta un regard noir par-dessus son journal de papier jauni, mais il n'y prêta pas la moindre attention, pas plus qu’aux œillades courroucées d'une jeune femme aux allures bourgeoises.
― Salut mon pote !
Balel lui donna une accolade amicale et rit.
― Qu'est-ce que tu as ?
― Tu n'imagineras jamais ! Je l'ai retrouvée, ajouta-t-il dans un murmure, elle a assisté à une réunion entre les différents membres de la haute classe mafieuse du coin. Je l'ai reconnue par la fenêtre lors de mes rondes...
― Tes rondes ?
― Oui, je protège les grands et en échange, je reçois une paye conséquente. C'est à travail au noir comme un autre, sauf qu'il rapporte sans doute plus. Ils achètent autant les muscles que les cerveaux, et aussi le silence. En fait, on n'a pas vraiment le choix ; la seule loi qui existe par ici, c'est marche ou crève. Mais qui s'opposerait au système s'il peut vivre dans de meilleures conditions ? Personne, sauf quelques aliénés attirés par une mort rapide. Autant en profiter. Tu es d'accord avec moi ?
― Disons que j'en comprends la logique.
― Ce n’est pas une réponse, ça !
― Il faudra t'en contenter.
Tous deux échangèrent des regards tenaces, mais aucun ne baissa les yeux. Balel réussissait même à ne pas ciller, un exploit.
― Et ? l'encouragea Galférion.
― Je suis resté éveillé toute la nuit.
― Et les lunettes de soleil, c'est nouveau ?
― Juste là pour dissimuler mes cernes. Je me suis vraiment trouvé laid ce matin en m'observant dans la glace.
Ils ne purent retenir un léger rire spectral. Puis ils se turent subitement en se détournant l'un de l'autre, comme deux personnes éloignées par une frontière invisible.
― Très tôt ce matin, j'ai vu cette femme sortir de la villa du Boss juste avant son explosion.
― Je l'ai entendu à la radio, déclara Galférion, les yeux exorbités.
― Pas étonnant. Cette garce vient de détruire le pilier sur lequel reposait mon monde, enfin, celui de la mafia. Désormais, nous avons tous pour ordre de la retrouver. Celui qui la lui livrera recevra plus d'un million ! Autant dire que nous allons avoir de la concurrence !
― Quel rapport avec moi ?
― Tu m'aides, et en échange, on fait cinquante, cinquante.
― Tu plaisantes là ? À quoi pourrais-je bien te servir ?
― Je n'y arriverais jamais tout seul. N'importe qui aurait dit oui tout de suite. Tu n'as donc jamais voulu devenir riche ?
Galférion réfléchit quelques secondes. Ses parents auraient certainement été heureux de recevoir un tel pactole, mais auraient-ils accepté au prix ne serait-ce que d'une vie ? Il ne doutait pas un seul instant que la jeune femme aux oreilles de chat serait traînée dans la poussière, puis mise à mort.
― Ils ne l'attraperont jamais. Et nous non plus. Tu dois en être conscient, non ? déclara-t-il.
― Si tu changes d'avis, viens à cette adresse ce soir, tard de préférence.
Balel lui glissa un papier froissé de petite taille entre les doigts, puis se leva. Ses yeux sombres se remplirent de colère, mais elle n'était pas dirigée contre l'étudiant agité.
― Je ne sais pas ce qu'ils font à cette adresse, je m'en fiche. Mais pour toi, ce sera peut-être différent. Je ne suis pas un héros.
― Moi non plus, rétorqua l'autre, blasé.
Balel descendit à son arrêt, sa batte en main.
Galférion baissa les yeux sur sa montre, puis sur les mots écrits en petits caractères sur le bout de papier. L'un d'eux attira son attention : Belzébuth. Ce nom ne lui inspirait pas la moindre confiance, surtout quand on savait que l'endroit en question était situé dans une usine désinfectée face à une falaise de roc jaune. C’était un lieu ouvert sur l’enfer, en quelque sorte…