Chapitre 2
« En l’an 4869, nous découvrîmes que nos corps immortels ne renouvelaient plus nos globules rouges. Nous risquions à tout moment de nous figer pour l’éternité de la même manière qu’un bloc de métal. La destruction fut l’option la plus logique. Au début, nous absorbâmes l’énergie des criminels, discrètement, jusqu’au jour, où Ashura nous révéla au monde en dévorant l’énergie vitale et sanguine de toute une ville, dont le nom n’a plus d’importance. Notre peuple fut effrayé à juste titre et dans sa folie, nous combattit. Nous avions ce que nous voulions, la guerre pour le sang, et le pouvoir pour atteindre nos objectifs : la création de l’être suprême. Une décennie plus tard, nous avions écrasé toute résistance. »
Extrait du journal de Jormungand, le plus jeune chercheur du projet Fay.
Eléa s’éveilla lentement dans une tiédeur bienheureuse. Elle y resterait toute sa vie, si c’était possible, comme elle le fit jadis dans son vieux lit bancal. Son père l’avait minutieusement construit à l’aide de vieux outils rouillés. Dissimulée derrière la porte entrebâillée, elle l’avait vu des jours entiers perfectionner son œuvre avec amour. Elle devinait aujourd’hui qu’il l’avait éprouvé pour elle, sa fille, et le reste de sa famille et qu’il avait incarné ce sentiment sous la forme d’un objet utile. Tout avait peut-être brûlé. Suite à la destruction de son village, elle était restée à distance de son foyer.
La jeune fille ouvrit les yeux sur un patchwork de tissus ternes. La toile épaisse ondulait avec violence. Le vent sifflait à travers la vallée, à la manière d’une alarme. Une odeur détestable agressa ses tendres narines. L’adolescente se redressa avec la certitude qu’une vague intense de poison s’écoulait dans la gorge de la vallée.
En emballant ses maigres affaires dans un vieux sac de cuir, elle remarqua l’absence d’Ashura. Peut-être était-elle allée pêcher ? Elle sortit de la tente. Les éléments déchainés arrachèrent du sol ce maigre abri, malgré les pierres qui le maintenaient en place. La casserole renversée gisait au milieu d’une légère nappe de brume jaune. Les braises englouties ne donnaient plus signe de vie. L’eau déjà trouble absorbait la pollution ; des bulles éclataient à sa surface. Des truites, et d’autres poissons argentés remontaient dans des sursauts de non-vie. Sa compagne n’était pas dans les environs.
— Ashura ! hurla la jeune fille, paniquée.
L’écho de sa voix lui revint telle une gifle. Des bourrasques la secouèrent à la manière d’un drap déchiré. La tente vola vers les flots en ondulant violemment. Eléa se cramponna au dernier piquet, en pleurant. Elle lâcha prise et s’effondra sur les cailloux de la berge, s’égratignant les coudes au passage. Tant bien que mal, elle se releva au milieu des miasmes empoisonnés. Elle n’avait pas de temps à perdre en geignements. L’élément se ferait moins sentir dans la forêt. À peine trois jets de pierre la séparaient de la lisière inondée d’ombres mouvantes.
— Umbra !
La faux se matérialisa entre ses mains froides et abimées. Ses ongles s’étaient brisés dans sa chute ; du sang perlait entre ses doigts gourds. Eléa ignora cette blessure brûlante pour se concentrer sur sa survie. D’un mouvement ample de sa faux, elle fragmenta les rafales convergentes ; une trouée s’ouvrit dans la masse d’air instable. Eléa s’y engouffra d’un pas véloce. Le rideau de rafales se referma dans son dos.
— Ashura ! appela-t-elle de nouveau dans le tumulte, en courant.
Elle maniait sa faux de façon imprécise et maladroite ; ses coups n’en étaient pas moins formidablement puissants. Elle s’en étonnait. En trébuchant sur des morceaux de bois et des pierres, elle mordit plus d’une fois la poussière, au point d’en goûter la saveur aigre. Chaque fois, elle défia le déchainement élémentaire et le brouillard jaune.
Enfin, elle pénétra dans les bois, où les immenses troncs lui offrirent une muraille de paix. Tout la poussait à continuer son ascension. Leurs cimes étaient secouées avec virulence ; des craquements inquiétants retentissaient à intervalle régulier. Entre ses jambes frêles, l’air tueur circulait à la manière d’un beau diable. Le visage sur la lame courbe de sa faux semblait goguenard. Eléa foudroya ce portrait déformé d’elle-même d’un regard volontaire.
— Tu ne m’aides pas, maudite chose ! lança-t-elle avec fureur.
« À qui crois-tu donc parler, sinon à toi-même, pauvre folle ? » rétorqua une voix intérieure.
Eléa fit disparaître sa faux ; son utilisation prolongée épuisait son corps déjà meurtri. À présent, elle devait économiser ses forces et sortir de ce cul-de-sac terreux et empoisonné. Elle ignora sa démence et se réengagea entre les conifères violentés. Ashura s’était certainement dirigée vers les hauteurs pour échapper à la tempête mortelle. Par endroit, l’herbe brunissait à cause des membres souillés de l’air. Eléa risquait de suffoquer à tout moment, d’être piétinée et enterrée par les pattes du poison infâme. Ses blessures lui seraient fatales si elle restait en contact prolongé avec le soufre artificiel.
La jeune fille escalada le massif avec vaillance ; s’aidant des racines stables et épaisses dans les pentes raides. Sa prudence et son habilité lui remémorèrent ce terrible moment, où elle avait rejoint son village avec de l’eau. Ce moment, où son frère avait péri, alors même qu’elle l’avait sauvé du fond d’un ravin. Que serait-il arrivé si elle l’avait laissé là ? Aurait-il survécu au dieu venu massacrer les derniers humains ? Serait-elle revenue le chercher, après la fin de sa possession par Lucifer ? Et Bel ?
Un instant, le sourire charmant du jeune homme lui revint, celui qu’elle avait entrevu lors de sa disparition au milieu des trônes. Elle se souvint de l’éclat à la fois tendre et amoureux de son obstination.
Lui aussi avait disparu.
Ses prises se faisaient rares. La jeune fille en larmes prenait appui sur l’une d’elles, puis bondissait vers les cieux, qu’elle devinait au-dessus du promontoire déchiqueté. Plus vite elle atteindrait cette corniche, plus vite, elle serait tirée d’affaire. La masse de gaz mortel remplissait le fond de la vallée et se faufilait le long de l’escarpement qu’elle empruntait ; au-delà, le lac disparaissait sous l’amas jaune et vicié de la brume. Plus elle prenait de l’altitude, plus ses chances de survies augmentaient. Se fiant à cette logique, elle empruntait le chemin le plus dangereux. Son épreuve fut rude. Elle se hissa au sommet de la friable paroi de roc ; dans un dernier effort, elle roula au-delà. L’air pur revigora ses poumons épuisés.
Bientôt, elle se restaurerait avec les victuailles qu’elle possédait encore dans son sac. Ses vêtements serrés pesaient davantage à cause de la boue. Aucun membre de sa famille n’aurait été heureux de la voir rentrer dans un tel accoutrement. Elle imaginait sans peine les vociférations de son père, les sourires indulgents de sa mère et les rires de son gringalet de frère. En tendant l’oreille, elles les entendaient presque résonner au milieu des cris du vent. Sa famille la hélait depuis l’au-delà. Eléa raffermit sa détermination, en s’efforçant d’oublier les murmures insistants de sa mémoire. Le passé avait déjà été inscrit sur la partition ; la rejouer ne le ferait pas renaître.
Se fiant à ses sens, elle repéra le sentier crevassé mainte fois parcouru par les villageois. Il filait tel un serpent menaçant dans les frondaisons. En réalité, il s’agissait de l’ancien lit d’une rivière. Quelques flaques saumâtres parsemaient encore le chemin boueux. Une odeur fétide s’en élevait ; souillée, l’eau tuerait quiconque s’y abreuverait.
La jeune fille mâchonnait sa viande séchée de rongeur. Dans d’autres circonstances, elle aurait régurgité ce répugnant déjeuner. Là, elle en sentait à peine le goût, toutes ses pensées tendues vers Ashura. Son souhait de la revoir et l’inquiétude qu’elle entretenait à son égard la rongeaient davantage que la nourriture qu’elle mastiquait. Contrôlant les révoltes de son estomac, Eléa arpentait le terrain inégal. Ici ou là, des champignons, certains phosphorescents, attiraient son attention. Elle en ramassa quelques-uns de comestibles, d’une blancheur immaculée. Le brouillard était encore un mince filet putride ; elle ne craignait rien à récupérer les aliments comestibles répandus ici et là : les derniers d’une saison déjà bien avancée dans le temps.
Peu à peu, elle remplit son sac : radis sauvages, carottes tordues, salades en fin de vie, navets et racines comestibles. Elle découvrit même quelques tomates tardives, des noix dans un ancien nid de rongeurs, deux grappes de raisins et une source d’eau encore pure. Sa gourde débordante, elle repartit. Elle ne cessa jamais d’appeler Ashura durant son trajet solitaire. Sa voix se répercutait sur les falaises de grès, toute proche et entre les monts délavés, au sommet noir. Les austères géants ne lui répondaient guère. L’écho de ses mots lui causait des frissons cauchemardesques en se réverbérant à travers la vallée agonisante. La frayeur étreignit son cœur. Où était Ashura ? Au panthéon. Elle devait être là-bas, attendant sa venue. Pourquoi l’avait-elle laissée seule, en arrière ?
Le plus court trajet passait au milieu des ruines du village. Eléa les atteignit quelques heures plus tard. Un escalier usé cascadait le long de la pente raide envahie de ronces. Il s’achevait non loin d’une bâtisse écroulée et noircie, l’ancienne mairie carrée qui avait été bordée de fleurs. Toutes fanées, elles délivraient leurs pétales fripés à la terre carbonisée. Cette offrande morbide écœurait la jeune fille farouche.
Plus loin, la place centrale, le Guet des Dieux, débordait de cadavres entassés sur les pavés fendus. Allongés là où ils avaient été massacrés, les habitants n’étaient plus reconnaissables, tout juste humains, un amas de chairs sans nom. Les charognards avaient déchiqueté certains d’entre eux, d’autres avaient été réduits à l’état de squelette.
Les ruines figées exsudaient une aura de mort et de déchéance. Une vingtaine d’autres habitations tordues sommeillaient au-delà de la place à la si encombrante assemblée. Cette masse tordue évoquait celle de quelque macchabée. Là, la côte brisée d’une maison, plus loin, les viscères d’un chariot, au-delà, les doigts de pieds d’un toit ; l’image se forma avec netteté dans son esprit, au point qu’elle confondit même les restes d’un stand avec des vertèbres. Les fruits et autres produits alimentaires putréfiés s’agrippaient aux os des rues. Le vent carillonnait entre ces visions distordues de pierres et de peaux.
Cette immense empreinte humaine serait bientôt recouverte par la brume tueuse. Cette bête innommable escaladait les ravines dans son dos, depuis le lac, qui était devenu sa nouvelle tanière. Le mal corrompait peu à peu la vallée, aidé en cela par le vent, ce traitre, qui accélérait son invasion et érodait déjà le village. Des fragments de volets, de pierres et de tuiles s’arrachaient des murs et des toits. Les claquements forcenés des premiers se mêlaient aux crépitements sauvages de la tempête en formation.
Eléa patientait au bas des marches ; sa sueur glacée aspirait sa chaleur corporelle. La mine maladive, la jeune fille serra son sac contre son flanc. Elle ne marchait plus que d’un pas vacillant. L’air la fouettait avec une férocité surnaturelle. Il la mettait en garde ; si elle continuait d’avancer, il la tuerait.
Des tourbillons emportaient par endroit des fragments de verre, des ustensiles et même des meubles. Une casserole de fer carambola dans sa direction, en tressautant sur les pavés. Un ancien lampadaire s’effondra plus loin, délogé de son socle à la manière d’un simple piquet. Son crissement assaillit l’ouïe d’Eléa, et le fracas la renvoya à son enfance, où le moindre bruit la nuit la faisait sursauter dans son lit. Une table ronde transperça brusquement une fenêtre fragilisée au-dessus d’elle. La jeune fille l’esquiva de justesse. Des tuiles giclèrent d’un toit vacillant. L’une d’elles éclata dans son dos, déchirant ses vêtements et bleuissant sa peau de craie.
La douleur fulgurante la fit foncer jusqu’à chez elle. Eléa évita les tourbillons vengeurs qui détruisaient les rues en traçant de longues failles dans les pavés. Des projectiles l’entaillèrent plus d’une fois, mais elle ne ralentit pas jusqu’à la porte entrebâillée de ce qui avait été sa maison pendant dix-sept ans. L’édifice de petite taille tremblotait face aux rafales à la manière d’un enfant apeuré. Eléa bondit dans le silence du hall d’entrée. Le vent furieux s’acharna sur la porte. Ébranlée, la demeure vacilla sur ses bases. Plaquée contre un mur, la jeune fille reprit sa respiration. Elle entendit un gémissement. Il venait d’une pièce sur sa droite. Elle s’y précipita, croyant entendre une voix plaintive.
Une poutre affreuse pleine de vers avait pulvérisé la paroi sud de l’atelier de son père. Le meuble sur lequel il travaillait avait été éventré ; des chevilles et des clous rouillaient à ses pieds.
— Tu sais Eléa, il faut que tu saches ce que tu veux faire plus tard, disait son père, Sol, en emboitant les pieds de ce meuble.
Ses souvenirs l’engourdirent dangereusement ; elle recula dans le hall, recula jusqu’à la cuisine. Ses pieds rencontrèrent une surface spongieuse, les restes du lapin qui avaient mijoté ce même jour. Là aussi, tout croupissait sur le sol fêlé et gelé. Des fourchettes, des couteaux, des assiettes, tout avait été renversé suite au passage des éléments. Le vent sifflait avec dédain à travers un trou dans le mur.
La jeune fille horrifiée sauva quelques ustensiles, notamment un bol décoré de fleurs violettes. Son père et sa mère y avaient gravé son nom avec tendresse et hardiesse à la fois. Un bébé qui survivait était rare à cette époque.
Sa mère Vala lui parlait souvent des hommes et de la manière de gérer l’un d’eux. Elle croyait dure comme fer que sa fille se marierait avec un gentil gaillard et aurait tout un bataillon d’enfants, alors qu’elle-même avait peiné à en avoir deux. Eléa ne voulait alors guère entendre parler d’une famille, mais elle l’écoutait toujours d’une oreille attentive et respectueuse.
— Tu verras, disait Vala, tu seras heureuse, à condition d’être aimée. Ce sera difficile, certes, mais la vie t’apportera bien quelques éclats de joie.
— Il n’y aura plus jamais d’enfants, l’espèce humaine n’a plus de futur, maman, souffla Eléa avec tristesse, de retour dans le présent.
Son sac gonflé ballottait contre ses frêles hanches lorsqu’elle quitta la cuisine méconnaissable. Elle grimpa à l’étage, reconnaissant dans l’angle de l’escalier, la rayure hideuse que son jeune frère, Mel, avait faite avec un gros clou. Leur père aigri l’avait enfermé dans sa chambre tout le reste de la journée en guise de punition. Mel avait tempêté contre son battant avec une incroyable combattivité. Au point d’y incruster la marque de ses petits poings.
Sol n’avait plus jamais bloqué sa porte. Eléa n’entra pas dans la chambre de son frère. Cela lui remémorait sa mort, l’horreur de l’instant et son évolution en Færie, en un démon, dans la croyance populaire. Ashura lui avait révélé beaucoup de notions oubliées sur le monde. Les dieux n’avaient jamais vraiment existé ; pas plus que les démons. Et certes, Eléa ne ressemblait guère à un quelconque être démoniaque ; plutôt à une belle représentante de l’humanité. Même si, elle le ressentait au fond de son cœur mélancolique, elle possédait de terrifiants pouvoirs qui la rendaient surhumaine.
Elle s’engouffra dans sa chambre, tout juste assez haute pour qu’elle n’heurtât pas le plafond et assez grande pour en contenir trois comme elle. Elle voulait récupérer son pendentif sous son oreiller de cotons et de toiles. Elle songea à emporter ce dernier pour rendre ses nuits moins dures, puis se ravisa, suite aux bruits sourds dans la rue en contrebas. Des débris s’amoncelaient devant la porte à cause du stationnement d’un tourbillon qui percutait l’habitation à la manière d’un bélier vivant.
Elle n’avait plus le temps. Sa maison serait bientôt un piège mortel. Elle saisit la chaîne, au bout de laquelle pendait un simple cercle d’argent. Les craquements de planches et les gémissements du bois mis à rudes épreuves l’accompagnèrent dans sa course. Eléa tituba jusqu’à la porte de derrière, encore libre, qu’elle délogea de ses gonds sans mal.
« Adieux. » songea-t-elle avec force.
Prenant une longue et triste inspiration, elle s’engagea dans la tempête et se dirigea vers les hauteurs, et elle l’espérait, vers Ashura. Son cœur cognait dans sa poitrine éreintée, à mesure qu’elle cheminait à travers les sentiers tortueux, jusqu’à l’arbre sentinelle.
Elle ralentit encore et encore, la mine blême. Ses blessures noircissaient, sa fièvre enflait. Mourrait-elle aujourd’hui ? Un soupçon d’adrénaline la saisit à la vue de l’arbre noir aux branches torturées.
Immobile et courageux, l’aigle aperçu la veille l’observait d’un œil jaune depuis son sommet torsadé. Les rayons du Soleil arrosaient ses plumes luisantes lorsqu’une brèche s’ouvrait entre les nuages sinistres. Il lui fit une révérence du bec ; Eléa lui rendit son salut avec un mince sourire. Il prit son essor et s’envola dans l’air froid, en lui offrant son ultime bénédiction d’un chatoiement de plumes.
« Au revoir. » souffla-t-elle comme s’il avait pu la comprendre.
La jeune fille ragaillardie s’engagea entre les sentinelles montagneuses, vers le Bifröst, vers Ashura.