Chapitre 1
Au ciel est né un enfer de songes enfiévrés,
L’univers impitoyable a cueilli l’innocence
D’une jeune femme en transe qui séjournait
De l’autre côté de ce voile, en l’absence
D’un autre cœur amoureux près de son empire.
Elle s’observait dans l’eau de ses souvenirs,
« Vois, disait-elle, ici rampent les ténèbres. »
En ces terres agonisantes, une lueur
Demeure au sein du Bifröst,
Un éclat dans l’ombre :
Eléa
« Nos recherches sur l’être et le non-être débutèrent en l’an 3187. Elles prirent une direction inattendue : créer un être suprême capable de remodeler notre monde, voire l’univers. Une seule existence ne suffirait pas à mener à terme notre projet. L’immortalité devint notre seul recours.
Chacun d’entre nous a payé le prix de cette erreur, nous avons perdu les personnes que nous aimions et causé bien des torts. Malgré toutes ces erreurs, nous avons façonné un orbe de vie indestructible ; une sphère capable de percer les abysses infinis de l’espace et du temps. »
Extrait 2 du journal de Thor, sous chef du projet Fay.
Année 6666 du calendrier divin...
Un aigle famélique fuyait en direction d’une saignée dans la montagne. Le brouillard corrompu s’approchait des contreforts de la vallée luxuriante, en dévorant tout sur son passage. Rien ne vivait au-delà.
L’oiseau survolait le col, seul point de passage le reliant à l’ultime poche de vie du monde connu. Eléa patientait là tous les jours. En tant que dernière née du clan des Færies, sa faux était une partie de son âme. Miroir d’un Autre, qui lui ressemblait. D’un Autre dont elle s’effrayait parfois, livrée à elle-même et à sa détresse. Des mèches crépusculaires ruisselaient dans sa chevelure noire ; autre signe de sa métamorphose.
La jeune fille blême et décharnée se sentait perdue.
— Nous sommes proches de la fin, pensa-t-elle tout haut.
Un battement d’ailes l’interrompit dans son monologue. L’aigle s’écrasa non loin d’un arbuste défiguré. Elle l’observa d’un œil vert pâle et mélancolique. L’oiseau se redressa sur ses serres. Ses plumes grises évoquaient la chevelure d’un vieil homme. Son œil jaune brillait d’intelligence ; l’oiseau ouvrit et referma son bec, cherchant son air. Il savait lui aussi. Pourtant, il redécolla dans un soubresaut puissant et plein d’espérance.
Cet oiseau salutaire disparut derrière un pic immaculé. Aucun être vivant ne surgirait de la brume mortelle. L’aigle n’y avait pas découvert de proie et affamé, était retourné se nicher dans les hauteurs.
— Tous les jours, tu attends ici, s’agaça une voix féminine. Personne ne viendra, Eléa ; je te l’ai dit : cet endroit est le dernier lieu de vie de ce monde. Ma mémoire est fragmentaire, mais pas au point d’ignorer l’état de délabrement de la planète.
— Je ne peux pas me résoudre à ce que tu dis ! rétorqua-t-elle, obstinée.
Ashura aurait pu être sa grande sœur, à cause de leurs similitudes ; notamment ses cheveux noirs, sa grande taille, ses courbes et son charme. Mais ses yeux bleus évoquaient tout un ciel pur d’un autre temps, ceux d’Eléa, des forêts à l’agonie. Son caractère n’en était pas moins sinistre, alors que la jeune fille avait un caractère optimiste et rêveur.
L’absence de lumière était l’une des causes du dépérissement de la nature. Affaiblis, les arbres, les plantes et les cultures succombaient. Les plus forts survivaient au poison, mais l’oxygène se faisait de plus en plus rare.
Quelques semaines après la dernière guerre des dieux, Eléa et Ashura avaient manqué de vivres. La faune et la flore de la vallée agonisaient.
Quelques bulles de luxuriances résistaient au plus profond des bois, sur les hauteurs ou les collines, là où l’obscurité veillait sur les plantes à la manière d’une divinité chaleureuse. Ailleurs, les ruisseaux et les bois se teintaient de reflets pourpres et sales.
Au lac, des poissons minuscules remontaient à la surface. Bientôt, les plus gros émergeraient à leur tour, en dévoilant leurs entrailles pourries. Les deux femmes n’ignoraient en rien leur condition, mais l’une d’elles n’acceptait pas cette réalité pitoyable.
— Je ne renoncerai pas ! D’autres êtres humains doivent bien vivre quelque part ! Je les retrouverais !
— Ne t’énerve pas face à l’évidence, jeune fille, répliqua Ashura avec humeur, tu ne fais qu’user ton énergie en vain. Nous sommes les dernières.
— Arrête de m’assommer avec tes vérités divines !
— Je ne suis plus une déesse, je ne l’ai d’ailleurs jamais été réellement. Et tu n’es plus tout à fait humaine. Toi, tu as encore du chemin à parcourir dans cette vie.
— Je ne partirai pas ! Il y a sûrement d’autres humains qui vivent au-delà de cette vallée maudite. Je ne les laisserai pas en arrière !
— Même si des personnes se présentent ici, elles ne feraient que retarder l’inévitable. Aucune régénération n’est possible : notre existence sur cette planète est condamnée. Rends-toi à l’évidence. Tu es jeune, tu dois vivre.
— Toute seule et perdue ? En t’abandonnant, toi aussi ? lança-t-elle dans un sanglot.
Eléa se jeta dans les bras de la seule humaine des environs. Son cœur cognait de fureur glacée dans sa poitrine. Ce mélange de rage et de tristesse assombrissait ses réflexions. Elle pleurait sur ce monde, sur Ashura, la femme qui la berçait, sur elle-même et sur ses proches. Elle n’avait plus de mère, plus de père, plus de frère, plus d’amis, plus d’ennemis, plus rien. Juste cette femme, qui voulait être abandonnée à son sort. La laisser était au-delà de ses forces, au-delà de ce que son esprit pouvait encaisser sans sombrer dans la folie.
— Tu n’as pas le choix, souffla Ashura en l’enlaçant plus tendrement. Tu n’as pas le pouvoir de sauver ce monde, mais tu possèdes celui de te sauver toi-même. Il faut juste que tu le veuilles. Tu es la dernière Færie, après tout.
* * *
Au-delà du col, des carcasses d’animaux s’amoncelaient entre les parois de calcaire. Parfois, les empreintes inquiétantes d’un prédateur entaillaient la boue. Des filets de brouillard dissimulaient les jambes des voyageuses.
Les survivantes veillaient l’une sur l’autre tout en progressant à travers le col. Elles ignoraient vaillamment les craquements sous leurs semelles usées. Eléa aurait pu détruire ce col à l’aide d’Umbra, sa Faux, ralentissant l’avancée mortelle de la brume. Mais les survivants n’auraient plus eu de point de passage pour pénétrer dans la vallée. Elle aurait en plus épuisé ses talents pour gagner quelques jours.
Les humaines silencieuses atteignirent le carrefour où l’arbre foudroyé alertait les voyageurs d’un danger caché. Sur ses branches noires poussaient quelques pousses vertes. À gauche, la voie de poussière menait au Bifröst. Le pont enjambait l’abime insondable, jusqu’au panthéon indiscernable à cause d’une haute montagne aride et informe.
À droite, plus boueuse, la route se changeait en sentiers au milieu des conifères maladifs. Encore au-delà, les ruines d’un village carbonisé sortaient de terre. Des poutres noircies, des colonnes filiformes, des masures dévastées et des murs écroulés s’élevaient au milieu de centaines de squelettes. Aucune personne n’avait échappé aux massacres.
Ni Eléa ni Ashura n’avaient songé à leur offrir des funérailles décentes. La vermine avait envahi ces lieux naguère prospères et fait un festin de membres et d’entrailles. Les deux femmes évitaient l’ancien village autant que possible, quitte à longer les contreforts vers le couchant.
Elles avaient établi leur campement sur les berges rocailleuses du lac au fond de la vallée. Une vieille cabane de pêcheur trônait sur la rive ouest. Lorsqu’elles parvinrent sur le promontoire, un corbeau bien dodu s’enfuyait vers les hauteurs nourrir ses oisillons.
Elles rejoignirent leur tente : des morceaux de tissus assemblés autour de quelques piquets hâtivement taillés. Les braises d’un ancien feu jonchaient le sol sous une casserole bosselée. Quelques rongeurs maigrichons avaient rodé autour de leurs succulentes soupes en la flairant avec avidité. Ashura les avaient fait frire quelques jours plus tôt, malgré les réticences de sa compagne.
— Tu es en pleine croissance : il te faut des protéines, avait répliqué Ashura, implacable.
Cette vieille sorcière en loques pensait à son bien-être plus qu’au sien. La viande avait été salée et séchée ; elle se préserverait quelque temps. Eléa doutait de la manger un jour, à moins d’être sur le point de mourir d’inanition.
— Je ne partirai pas, assura-t-elle pour la énième fois.
Assises en tailleur, elles se toisaient au-dessus de la casserole où mijotait une soupe à la flagrance exquise – sans morceaux de rongeurs, Eléa y avait veillé. Grâce à ses talents de Færie, la jeune femme contrôlait la cuisson, tout en défiant Ashura d’un regard où dansaient des flammes. Les yeux de l’ancienne déesse s’étaient réduits à des fentes glaciales suite à son refus claironnant. La jeune fille adorait mettre la marmite de sa colère en ébullition.
— Tu partiras, ordonna-t-elle, inflexible.
— Tu n’as pas le pouvoir de m’y forcer.
— Certes.
Quelques crépitements troublèrent le silence vite oppressant. Aucune des deux n’avait peur des ténèbres qui grimpaient le long des escarpements. Intraitable, Ashura reprit la parole :
— Tu es la seule capable d’atteindre ce lieu et d’affronter ce qui y a été enfoui. Je ne peux pas aller au-delà du panthéon. Ne peux-tu pas le comprendre ?
— Tu m’accompagnes, marmonna Eléa, en la désignant de sa cuillère.
— Non, j’ai des millénaires d’existence ; des millénaires de carnages comme souvenirs. Je veux la paix. La mort. Maintenant. Toi, tu as le choix.
— Toi aussi, rétorqua-t-elle, butée.
De toutes les discussions qu’elles avaient, celle-ci s’achevait toujours sur un match nul. Aucune n’arrivait à supplanter l’autre dans l’usage de l’acharnement. Une troisième personne aurait pu trancher ces différends ; mais voilà, elles en étaient réduites à deux camps qui s’affrontaient à armes égales. Peut-être était-ce leur manière de se dire adieux. Eléa détenait la clef de leur séparation. Aux tréfonds de son esprit d’adolescente écervelée, elle le savait. Il lui suffisait d’un oui.
Ashura enrageait à cause du manque de discernement de la jeune fille. Comment pouvait-on être aussi bornée ? Qu’Eléa fût jeune n’excusait pas tout. À son âge, elle forgeait son identité, en s’opposant à la seule personne de sa connaissance. Ashura comprenait sa passion.
— Qu’est-ce que le Wyrd ? lança Eléa Dédales, en dévorant sa soupe.
— Ton destin.
La jeune fille grogna de mécontentement. Son interlocutrice renfrognée ne répondait jamais de façon claire. Depuis des jours, elle lui disait qu’elle devait partir, sans lui révéler sa destination. Le Wyrd devait la mener vers ce lieu inconnu. Eléa se fichait de savoir où elle allait, à condition de ne pas être seule lors du voyage.
— Je ne comprends pas ! Pourquoi veux-tu mourir ?
Son geste brusque fit voltiger sa cuillère dans l’eau saumâtre du lac. Ashura l’observa d’un œil où se lisaient des éons de désespoirs et d’annihilations.
— J’ai peut-être ce corps de jeune femme, Eléa, mais je n’en demeure pas moins vieille, répéta-t-elle calmement. Les anciens doivent quitter ce monde un jour, et surtout, avant leur descendance.
— Alors pourquoi as-tu construit cette relation avec moi ? rétorqua Eléa en reposant son bol vide.
Elle lui aurait bien jeté à la tête.
— Je ne t’ai pas encore légué tout mon savoir. Lorsque tu sauras d’où tu viens, alors seulement, tu pourras aller de l’avant.
— Je sens que je vais aller de l’avant dans mon lit, marmonna la jeune, en se levant dans l’obscurité.
Sans un mot, Ashura contemplait la jeune fille qui s’éloignait en silence, les joues rouges d’une fureur tout juste contenue.
« Eléa, je suis celle qui a ordonné le massacre de ton village. En es-tu seulement consciente ? T’en rappelles-tu ? Je n’ose pas te le dire ; je veux que tu gardes un bon souvenir de moi, lorsque je ne serais plus là. Un bon souvenir de la dernière humaine que tu as côtoyé dans ton existence. Mon silence est un cadeau. » songea Ashura en tisonnant les braises avec un bâton.
Le lendemain, en se réveillant dans la tiédeur de son humanité, l’ancienne déesse effleura les cheveux d’Eléa avec tendresse. Étendue sur le flanc, cette dernière ne sentit pas cette caresse, plongée encore dans un profond sommeil. Ashura sourit tristement ; elle s’apprêtait à réaliser un acte sournois comme elle en avait eu l’habitude. Prenant quelques affaires et quelques vivres, sans bruit, elle quitta les lieux dans l’aube maligne.