Chapitre 3
Pendant près de cinq semaines, de jour comme de nuit, Inoëm accèda à tous les caprices de Slaven. Il servait et se taisait au son des sifflements du fouet. Slaven se vengeait de la disparition de son esclave. Les coups pleuvaient tous les jours. Inoëm fut bien vite relégué au rang de masse de chair à vif titubant à travers la boutique.
Un jour, une femme de haut lignage se présenta en remuant son éventail. Sa longue robe couleur azur était moulante à souhait. Elle secouait coquettement la tête. Son visage charmant et ses yeux bruns vivifiants examinèrent avec mépris le jeune homme endormi. Inoëm était étendu près du comptoir ; la fatigue l’avait submergé là.
La femme l’éloigna du piquant de son talon. Son chignon affriolant se dénoua lorsqu'Inoëm se redressa d’un bond et la heurta par mégarde.
― Vaurien ! Me bousculer, moi, la Duchesse d’Ecueille…
Le regard de bête sauvage du jeune homme la fit reculer craintivement. Elle froissa son jupon en se tortillant les doigts.
― Je vous connais, souffla-t-il sur un ton rauque.
Slaven apparut à cet instant précis, son horrible bedaine précipitée en avant dans sa course effrénée. Il s’empressa d’écarter Inoëm de sa route et de baiser les mains de la Duchesse.
― Ce garçon vous cause-t-il des ennuis, madame ?
― Juste ses manières, mon brave…
Le commerçant lui présenta son fouet avec joie.
― Souhaitez-vous que je le punisse ?
― Je ne suis pas une barbare, Slaven. Ce garçon ne mériterait même pas de vivre dans une porcherie, mais il reste un membre de notre espèce. Et depuis quand une personne de mon rang et de ma prestance fouetterait-elle des manants ? ajouta-t-elle en agitant rapidement son éventail.
― Soit. Ta présence gêne la Duchesse, va-t’en.
Inoëm ne s’en fit pas prier. Il connaissait très bien la duchesse d’Ecueille, car elle entretenait une rivalité mesquine avec sa tante décédée. S’il en avait eu la force, il aurait écrasé ses narines si délicates entre ses doigts, puis l’aurait traîné par les tresses à travers la boutique.
― L'objet a-t-il été livré ? s'enquit-elle d'une voix autoritaire.
― Pas encore, ma Dame. Un objet d'une telle valeur doit être convoyé dans la plus grande discrétion.
― Soit. On m'a loué votre diligence à exécuter les besoins de vos clients, votre professionnalisme et vos compétences en matière d'antiquité. J'espère ne pas avoir à regretter mon choix...
Inoëm n'entendit pas le reste de la conversation. Il pressa même le pas, sentant le regard de Slaven pesé sur ses épaules.
Après cette rencontre, les choses se tassèrent, même si les impacts de fouet s’amoncelaient sur son dos, même si le sourire ignoble de Slaven le poursuivait jusque dans ses cauchemars.
Les jours, les semaines défilèrent, jusqu’au retour de Ted Harkin.
Inoëm époussetait le comptoir avec minutie lorsque le voleur fit irruption dans la boutique, un balluchon nonchalamment jeté en travers de son dos. Le jeune homme était si affaibli par son manque de sommeil, de nourriture et son travail harassant que le monde lui paraissait tinté de gris et sans saveur. Ses réflexes émoussés ne lui furent d'aucun secours. Le poing de Ted le percuta sous le menton. Son chiffon vola dans les airs et il s'effondra sur le plancher.
— Alors, minable, où se trouve ton maitre ? s’enquit Ted avec un rictus.
Il le dominait de sa stature de brute, sa tignasse grasse lui effleurait le front. De l’index, Inoëm lui indiqua la sonnette sur le comptoir.
— Il rapplique comme un chien lorsqu’on appuie ici.
Le voleur lui assena un coup de pied dans le flanc, comme pour le punir de sa propre stupidité. Puis il aplatit avec force sa main sur la sonnette. Celle-ci lâcha un son si strident que des objets hétéroclites sursautèrent le long des étagères.
— Qu’as-tu fait de Syline ? lâcha Inoëm d'une voix lasse.
— Je m’en suis servi, elle m’a vite ennuyé et je l’ai vendu à un bordel…
Le jeune homme s'empara de la sonnette et reçut une nouvelle droite avant de pouvoir l’écraser sur cette face de vautour. Il s’écroula en geignant et son arme improvisée roula sous les bottes de son bourreau.
— Te voilà à ta place, déclara Ted avec un horrible sourire, ne t’angoisse pas, le gros type à qui je l’ai vendue lui a sans doute ouvert le ventre à l'heure qu'il est. Du gibier de mauvais lignage finit toujours le premier dans l'estomac de la bête.
Inoëm sentit le goût de la bile et de la haine se répandre au sein de son corps et de son esprit.
« Je te tuerai, Ted, je te tuerai. » songea-t-il, en enfonçant ses ongles brisés entre les rainures du plancher.
Du sang goûtait sur son menton. Il l'essuya. La large silhouette de Slaven se matérialisa au milieu d’une de ses allées. Sa moustache frémissait de mécontentement. Inoëm se releva, et se maintint debout grâce au comptoir.
— Que fais-tu là à ne rien faire ? Hein !
Le jeune homme voulut esquiver le fouet, mais ce faisant, il bascula en arrière et retomba lamentablement aux pieds de Ted. Ce dernier lui écrasa les doigts sous ses vieilles bottes puantes. Un faible cri s’échappa de sa gorge, avant de mourir sur les sifflements et les claquements du fouet.
— Je vais t’apprendre, moi, à présenter un comptoir sale à mes clients !!! Et où est ma sonnette ? OÙ ?
Slaven le châtia, en traçant de longs liserés sanglants sur son corps avec un sourire sadique. Inoëm n'était plus qu'une masse de souffrance vivante. Ted Harkin affichait un sourire affreux qui donnait plus d’éclat encore à ses dents jaunies par le vice et la drogue.
Lorsque Slaven se fut bien défoulé, il posa son arme de l’autre côté du comptoir et reporta son attention sur son client.
— Que puis-je faire pour vous, Ted ?
— J’ai en ma possession des objets à vendre et je souhaiterais m’en débarrasser le plus vite possible. Je vous ferais un prix.
La convoitise de Slaven explosa derrière ses pupilles.
— L'objet est donc parvenu jusqu'à nous. Inoëm, déplace-toi à un endroit où tu ne risques pas de tacher mes biens de ton sang !
Le jeune homme rampa entre deux étagères, et se recroquevilla contre le mur gris, tremblant de tous ses membres. Des larmes de douleur et de rage glissaient le long de ses joues en sang. La conversation des deux hommes lui parvint assourdie, derrière un écran de souffrance.
— Cette dague est particulièrement ouvragée, magnifique ! C’est du grand art. Elle correspond à la description. Je t’en donne deux cents Desangs.
— Rajoutez-en cinquante de plus et je vous offre cet éventail au fil d’argent. Les dames en raffolent ces derniers temps.
— Vous ne la gardez pas pour votre femme ? s’étonna Slaven en jetant un regard féroce à Inoëm.
— La chienne s’est enfuie avec un riche noble bedonnant, à la face rougeaude et poilue par-dessus le marché. Je doute seulement qu’il réussisse à la faire jouir… Ou puisse s’installer entre ses jambes, affirma le voleur avec mépris, alors, acceptez-vous mon offre ?
La transaction s'effectua sur des éclats de rire cupides et les deux hommes se serrèrent vigoureusement la main.
― Je vous rappelle que rien concernant cette dague ne doit filtrer hors de cette boutique, lui chuchota-t-il.
― Je sais à quoi m'en tenir vis-à-vis des puissants...
Ted disparut après avoir vendu son larcin, en sifflotant joyeusement.
— Inoëm, relève-toi, ordonna Slaven quelques instants plus tard.
Le jeune homme abattu s’exécuta, malgré ses blessures. Ses jambes le soutenaient à peine. Les rayons disparates du Soleil couchant se réfléchirent sur la petite lame déposée sur le comptoir. Des lettres de feu brillaient sur son manche. La terreur broya son cœur quand il lut :
« Mororia… ».
Ses yeux se perdirent dehors, dans la rue crasseuse. Un souvenir de sa mère traversa son esprit embrumé. Il la revoyait, là, au milieu des jardins, dansant sur un tapis de feuilles mortes ; ses cheveux noirs, son sourire, un rayon d'aurore.
« Mon petit chéri, tu t’es fait mal… Viens là, viens voir maman, ce n’est rien… »
Il s'était écorché les genoux sur les taillis qui bordaient la propriété. Du sang coulait le long de ses jambes jusqu’à ses mocassins bleus. Il ne comprenait pas pourquoi… Et il sanglotait, se tortillait de souffrance. Sa mère le prit dans ses bras, le réconforta, glissa à ses oreilles des murmures apaisants.
― Ce n’est rien, mon poussin, juste une écorchure…
Elle l’embrassait alors, jusqu’au creux de son cou, et le rire jaillissait du petit garçon en pleurs.
― Tu seras toujours là, hein, maman… pour me soigner !
Au tour des yeux de sa mère de se voiler. Mais elle souriait toujours avec tendresse.
― Je serais toujours avec toi… Inoëm, toujours.
Sa voix devint un murmure. Puis Inoëm la vit disparaître là-bas, sans perdre ce petit sourire…
― Non maman, ne me laisse pas… Tu m’avais promis, pourquoi est-ce que tu t’en vas ? souffla-t-il, encore englouti par son hallucination.
Inoëm revint à la réalité, sa main libre et livide tendue désespérément en avant comme pour retenir ce souvenir vaporeux. Mais il n’y avait plus rien à quoi s’agripper, sinon la rue vide de pénombre, envahie de silhouettes inconnues et indifférentes, et ce poignard.
― Pourquoi es-tu partie ? Pourquoi m’as-tu abandonné ?! cria-t-il avec colère.
― Qu’est-ce que tu as à parler tout seul dans ton coin ?
La voix de Slaven alluma un brasier quelque part dans le ventre d’Inoëm. La fureur enveloppa son corps, révélant des ressources insoupçonnées. Ses doigts se refermèrent sur la dague aux rubis de feu.
― Repose ce poignard sur cet établi, dépêche-toi !
― Non.
― Quoi ? s’étrangla Slaven.
― J’ai dit non. Je ne resterais pas plus longtemps votre souffre-douleur, je ne mourrais pas pour vous.
Inoëm affronta son maitre sans ciller, en brandissant le couteau. Il le savait, s’il restait plus longtemps ici, il se briserait. Un paysage infini de dévastation et de chaos envahit ses prunelles.
― Pour ce que vous avez fait à Syline ou à d’autres, pour ce que vous m’avez fait à moi… Je vais vous tuer.
Le jeune homme avança d’un pas en direction de Slaven. Ce dernier livide de peur et de rage se prépara à l'affontrement. Inoëm n’en éprouva aucune satisfaction. Son acte lui vaudrait un aller simple à la potence. Mais il voulait en finir une bonne fois pour toutes avec la vie, et rejoindre sa famille dans les Terres de Lumière.
― Mon garçon, sois raisonnable ! Tu sais ce qui t’attend si tu fais une chose pareille…
― La Mort. Elle sera ma délivrance. Mon seul réconfort sera que vous partagerez mon tombeau !
― Tu es fou, possédé par la Ténèbre !
― Vous avez fait de moi ce que je suis devenu, cet empire a voulu que je devienne ainsi ! Aujourd’hui, je prends ma revanche sur vous, Slaven et sur cette saloperie d’obscurité abjecte qui étouffe le monde ! Vous venez de commettre votre dernière erreur…
Le marchand avait récupéré son arme durant l'échange, il administra à Inoëm un regard torve. En deux enjambées, ce dernier fut sur lui, le fouet claqua ; le jeune homme ignora la douleur et visa droit au cœur. La petite lame transperça le gilet de son maitre et sa peau avec une douceur diabolique. La bouche de Slaven s’ouvrit sous le choc ; des ombres écarlates voilèrent les éclats de sa vie. Le meurtrier retira le poignard d’un geste fluide. Sa victime s’écroula en crachant son précieux liquide. Quelques soubresauts rythmèrent son agonie.
Alors, la dague s’illumina d’une flamme crépusculaire. Une force surhumaine submergea Inoëm. Un instant, il se vit dédoublé. La faim, la faiblesse et la souffrance disparurent sans laisser de trace, tels de vieux souvenirs enfouis, et ses blessures cicatrisèrent.
Sans qu’il en ait conscience, son corps se métamorphosa. Ses muscles saillirent, sa taille s’élargit et une unique mèche se colora de rouge au milieu de ses cheveux noirs. La dague s’éteignit,.
― Mais qu’est-ce que j’ai fait ? s’exclama-t-il avec dégoût confus.
La panique s’empara de lui à la vue de la mare de sang. Bientôt, elle effleura ses pieds. Il bondit en arrière et percuta la porte de la boutique. Il devait s’enfuir avant que quelqu’un ne découvre le cadavre, sinon il serait pendu haut et court.
― Qu’est-ce que j’ai fait ? répéta-t-il avec horreur.
Il venait de tuer un homme.