Chapitre 4
Sa première action fut de glisser le panneau « fermé » sur la porte. Sous le choc, il s'élança en direction de l’étage supérieur. Fuir, sans se retourner, semblait la seule issue. La chambre de Slaven se trouvait au fond du couloir. Quelques flaques de lumière éparses éclairaient la pièce. Le lit à édredons était défait et une bougie à moitié consumée croupissait sur la table de chevet. Une armoire noire entrouverte lui faisait face, et à côté, posé sur un tabouret, gisait un parchemin cacheté.
Inoëm l'aperçut. Quand il le prit entre ses mains, ces dernières tremblaient…
« Au Château d’Ecueille, le 20 Sinor,
Septième siècle de l’empire d’Elonéa la Grande ;
Gloire à Serothran Ecxvar, l’Élu de dieu et le Prince des Cieux.
Cher Slaven,
Un homme vous apportera bientôt un poignard serti d’un rubis rouge feu. Il est convoité par notre Empereur et lui a été dérobé il y a de cela très longtemps par un être impie. Nous le recherchons activement depuis des années. Je veux que vous me le remettiez dans les plus brefs délais. Posez-le dans votre vitrine quand vous le recevrez. N’envoyez ni messager ni missive. Brûlez cette dernière.
Ne doutez pas que vous en serez récompensé et que votre nom sera soufflé à Notre Empereur, le Roi des Rois, trois fois sanctifiés.
Je prendrai directement contact avec vous.
Rien de tout ceci ne doit filtrer hors d'ici. Tenez-le-vous pour dit. »
Le sceau de la Duchesse d’Ecueille, un cygne au cou relevé, était apposé en bas du message. Il observa plus attentivement le poignard, suivit des doigts les lettres flamboyantes sur sa garde. Comment diable un objet appartenant à l’empereur avait-il pu échouer dans ce taudis ?
Il l'ignorait. Qu'importe. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il venait de tuer de sang-froid et qu’aucun remords ne l’assaillait, pas même un début de culpabilité. Il rejeta cette pensée ignoble. L’instinct de conservation prédominait pour l’instant.
Il se dirigea vers le meuble noir. Il lui fallait des vêtements, de l’or et une nouvelle identité solide. Il arracha les deux portes quand il voulut les ouvrir davantage. D’où que vienne cette force, elle le rendait plus gauche qu’un canard boiteux. Il la fouilla et jeta sur le lit défait ce qu'il jugeait à sa taille.
Il cacha sa tunique ensanglantée et la remplaça par un haut élégant brodé d’argent. Il se drapa ensuite d'un pantalon de velours bleu et de solides bottes de cuir. Il flottait dans ces vêtements comme un cadavre entre deux eaux. Enfin, il endossa un long manteau marron aux poils de lapin. L’hiver serait bientôt là. Il découvrit une bourse avec un nombre non négligeable de Desangs qu’il enfouit dans sa poche. Il rabattit le lourd manteau sur Mororia et dissimula son visage sous un capuchon gris.
Le cri suraigu d’une femme résonna dans la boutique en contrebas. Inoëm se figea. Il aurait dû fermer la porte à clef et déplacer le corps ! Pas l'abandonner à l'entrée et le bazar ouvert. Il devait intercepter cette femme s’il voulait avoir une chance de sortir vivant de cette cité. Il se rua dans le couloir et dévala l’escalier pour tomber nez à nez avec un garde entièrement vêtu de rouge et armé d’une lance.
― Qui êtes-vous ?!
Derrière lui patientaient deux hommes aux casques flamboyants. Inoëm ne répondit pas.
― Assassin !!!! Attrapez-le !!!
Le capitaine avait aboyé son ordre tout en portant un coup d’estoc. Inoëm détourna sa lance en la saisissant à pleines mains, la bloqua et la repoussa violemment en arrière. Tandis que les corps s’écrasaient les uns sur les autres, il renversa deux longues rangées d’étagères. Des assiettes hors de prix, des ustensiles et des horloges étranges submergèrent les gardes. Des jurons s’élevèrent au milieu du chaos et des bruits de vaisselles. Surpris par sa puissance, Inoëm n'avait pas fait de quartier. D'où que lui vienne cette puissance, elle le garderait en vie.
Il s'élança au-dessus du nuage de poussière et des corps enchevêtrés sous les débris. La duchesse d’Ecueille poussa un hurlement lorsqu'il surgit entre les rayons. Elle voulut reculer mais s’empêtra les jambes dans sa jupe et s’affala lourdement auprès du comptoir. Son chignon blond se défit et des tresses voltigèrent comme des têtes de méduses.
Le sang du mort imbiba sa robe. D’un coup de talon vengeur, Inoëm la rejeta hors de son chemin. Elle roula sur elle-même et percuta la vitrine avec un glapissement de souris. Ses petites mains se crispèrent sur son nez et son cri s’acheva sur un gargouillis lorsqu'un flot de sang s’échappa de ses narines délicates.
Inoëm sortit dans l’air froid face à une voiture aux portes cerclées d’argent. Le cocher se figea, les bras en l’air et les mains serrées sur les rênes à s’en blanchir les jointures. Les chevaux frappaient les pavés de leurs fers.
Le jeune homme ne prêta aucune attention aux regards hallucinés des badauds. Dans sa tenue, visage caché, il ne pouvait qu’horrifier les citadins d’Encela. Il s’empara du cocher hurlant et le jeta hors de sa chaise comme une vulgaire allumette. L’homme termina son vol au milieu d’une fenêtre qui se brisa sous son poids, le happa et assourdit son cri. Inoëm prit sa place d’un bond et donna un violent coup de rênes. Sa tante lui avait appris à diriger des chevaux. Ces derniers se cabrèrent, hennirent et s’ébranlèrent.
― Arrêtez-le ! Arrêtez-le !!!! hurla quelqu’un dans son dos.
Une lance se planta dans la calèche. Il fonça au milieu de l’avenue. Au détour d’une rue, il s’orienta sur la droite pour éviter une grand-mère qui transportait des victuailles. Des fruits s’envolèrent en rythme et explosèrent en retombant, inondant de jus les habitants effarés qui regagnaient leurs foyers pour la nuit.
Inoëm tressautait sur sa selle comme un chauffeur ivre. Il fit irruption au milieu de la grande place, poussa un cri féroce et chargea un groupe d’esclavagistes éberlués. Son manteau claquait contre ses chevilles lors de ses embardées. Il n’en avait cure ; une exaltation démente le possédait et il riait.
Dans un éclair de lucidité, il vit le rempart des esclaves agglutinés auprès des hommes aux baudriers sombres décorés de veines d'argent. Inoëm poussa un cri rageur et se déporta sur le côté d’une violente traction de rênes. Il eut la satisfaction d’entendre un choc sourd lorsque l’angle de sa charrette percuta un esclavagiste de point fouet. Sa silhouette hurlante saigna dans les lueurs du crépuscule.
À l’horizon, le pic tordu d’une tour apparut ; fier assemblage de granite aussi sensuel qu’une vieille peau racornie. Menaçantes, les fentes des meurtrières flamboyaient de noirceur. Les citadins les plus hardis la nommaient communément l’œil du Tyran. Cette tour rappelait son pouvoir à tous et dissuadait toute tentative de rébellion. Elle accablait la population par sa présence.
Inoëm se leva sur le siège du cocher. Son lourd manteau se gonfla sous la poussée d’une violente houle, bruissant avec ardeur. Il resserra ses mains cuisantes sur les rênes enroulées et redressa la tête juste assez haut pour qu’on ne devine ni la couleur de ses yeux ni son visage. Sa mèche rouge balaya son front luisant de sueur.
Ce qui l’avait mis dans une telle fureur, c’était cette phrase écrite en lettres grasses, qu’on devinait malgré la distance et l'obscurité rampante.
« En Ces Lieux, Le Feu purifie les Impies. En ce lieu, Ses Volontés seront appliquées par Le Fouet et par le Sang ; ainsi Les Hommes deviendront-ils des rédempteurs. Ici seront soumis les pêcheurs à la Justice de notre Grand Empereur, le Prince des Cieux. »
Attirés par le vacarme et les hurlements, des soldats avaient quitté l’Œil du Tyran et s’étaient répandus en rang serré devant l’immense arche décorée d'ange. Les Quatre paires d'ailes rutilaient comme les feux de l'enfer. À l’approche d’Inoëm, ils levèrent leur bouclier et leurs lances à hauteur de poitrine. Une véritable ligne rouge aux pointes étincelantes se dressa face à la charge chaotique du jeune homme.
― Par Ordre de la Garde rouge, stoppez cette voiture ou mourrez !
La voix retentit depuis l'arrière des rangs. Inoëm l’ignora. Les guerriers avaient laissé une brèche. Il conduisit ses chevaux entre le mur d’une maison et les troupes. Il se cramponna aux rênes.
Les roues de sa voiture se retrouvèrent à l’horizontale et le harnachement de l’attelage déjà fortement éprouvé lâcha subitement. Inoëm tourbillonna à trois cent soixante degrés et atterrit lourdement sur la croupe d’un canasson.
Le reste du chariot s’était écrasé au milieu de ses assaillants. Un brusque changement de trajectoire de l’attelage incontrôlable les esquiva à sa vue. Le jeune fol exalté fut éjecté sur l’auvent d’un commerce environ cinq cents pas plus loin. Il s’abattit sur une étable en contrebas de la rue des Cents.
Un grognement de douleur lui échappa sous un tas de poireaux, de carottes et d'autres légumes. Des courgettes avaient éclaté sous son poids et une bassine de riz s’était renversée sur les pieds de la gérante.
Celle-ci le dominait de toute sa taille. Ses yeux verts flamboyaient de colère. Inoëm lui adressa un sourire contrit. Elle l’empoigna par les cheveux et le releva sans ménagement.
Le jeune homme déglutit. La Garde Rouge allait vite retrouver sa trace, attirée par les clameurs. Alors la potence serait le moindre de ses soucis.
— Je m’apprêtais à fermer… Espèce de vandale !
Inoëm reçut une gifle mémorable. La gérante était plus forte qu’il n’y paraissait au premier abord.
— Faire fuir mes clients avec un attelage fou et ruiner mon commerce ! Je ne vois pas ce qui pourrait être le pire…
Une clameur guerrière attira son attention. La femme le dévisagea avec une expression bien différente.
— Peut-être, la Garde rouge ?
Inoëm déglutit une nouvelle fois sous son regard d’acier, sans chercher à en cacher le son, cette fois-ci.
— Dame Marilyn m’étripera sans doute de vous envoyer vers elle, mais j'aurais la satisfaction que vous soyez rudoyé au préalable.
Elle le poussa à l'intérieur de sa boutique.
— En plus, je suis tombé sur un imbécile ! Entrez, jeune homme ! Et priez pour que personne d’autre ne vous ait aperçu.
Inoëm plongea derrière des barriques de fruits. Au même moment, les soldats remontèrent la rue. La gérante les héla avec force de voix.
— Bande d’écrevisses nauséabondes ! Vous arrivez trop tard, comme d’habitude ! Ce vandale, ce rat puant vient de détaler vers l’Ouest !
Vu son ton, Inoëm aurait juré qu’elle allait frapper les gardes rouges pour leur incompétence.
— Vous serez remboursé en conséquence, femme. Écartez-vous de notre chemin.
Des rires s’élevèrent tandis que quelques soldats adressaient de clins d’œil à la jeune femme écarlate qui se détourna chastement. La troupe s’ébranla. Inoëm sentait son cœur battre avec furie. Il s'apaisa quand il n'entendit plus les martèlements des gardes. Le silence fut total et Inoëm se permit un soupir de soulagement.
L’instant suivant, la gérante lui ordonnait de la rejoindre au pied d’un escalier. Elle avait de longs cheveux auburn. C’était une femme d’âge mûr au caractère bien trempé qui lui fit songer à sa tante.
― Je suis Nathalie et vous allez devoir me faire confiance. C’est la seule chose que je peux vous dire pour le moment sans compromettre ma situation et la vôtre.
― Pourquoi donc… ?
Elle le poussa dans les escaliers avec dureté.
― J’ai dit, pas de question. Estimez-vous juste heureux d’être encore en vie. La Dame vous attend.
― La Dame ? Mais quelle Dame ?
― J’ai dit : plus de questions.
Le couloir était étroit et donnait sur trois portes. L’une d’elles était entrouverte et laissait filtrer un mince rayon de lumière. L’obscurité envahissait peu à peu la cité. Le Soleil aurait bientôt entièrement disparu derrière l’horizon.
Inoëm était stupéfait par la teneur des événements. Qui était cette Dame, qu’il allait rencontrer ? Comment pouvait-elle savoir qu’il était ici ?
De longues zébrures sur ses mains le cuisaient de manière redoutable. Il serrait les dents pour résister à la souffrance. Nathalie le fit pénétrer dans une chambre plongée dans l’ombre.
Elle referma la porte. Le jeune homme trébucha sur quelque chose et tomba à la renverse sur un tapis de laine représentant un taureau. Une silhouette se leva d’un bond, épée au poing.
— Qui vient par là !
Une lumière s’alluma dans un coin et fit cligner Inoëm des yeux.
― Que faites-vous là ? ajouta l’homme sur le qui-vive.
― Je m’amuse, crétin ! Relevez-vous, jeune homme, ce damné voleur ne vous fera pas de mal ! Il a certainement encore dû boire son content d’alcool.
Inoëm s’exécuta en prenant garde à rester loin de l’objet contondant. L’homme portait un foulard sur le devant de sa chemise noire au col rabattu et tenait d’une main sûre un sabre recourbé. Ses cheveux de jais lui tombaient sur le front, mais il n’en paraissait pas moins redoutable. Son regard bleu et froid ne cillait pas.
― Je n’ai pas bu, Nathalie. Tu dois confondre avec quelqu'un d'autre, comme d'habitude. Et qui est-ce ?
― Cela ne te regarde pas.
― Je suis le garde de l’entrée… je…
Les yeux gris de Nathalie le clouèrent sur place alors qu’il amorçait un geste en direction d’Inoëm. Elle tenait une bougie entre ses doigts.
― Très bien, je sors, dit-il de mauvaise grâce.
― Ça vaudrait mieux…
La porte se referma doucement. Inoëm repoussa sa mèche rouge qui prenait un malin plaisir à venir obscurcir sa vision et échangea un regard intrigué avec la dame. Il remarqua au passage qu’elle était fort belle.
― Si vous dévisagez la Dame de cette manière, jeune homme, elle vous fera pendre par les pieds à une poutrelle de sa chambre ou vous jettera dans une embarcation qui prend l’eau avec un grand sourire en guise de salut.
― Qui était-ce ?
― Qui, Dardannel ? Ne vous occupez pas de lui, il est juste chargé de garder l’entrée et de me garder moi, continua-t-elle avec un grand sourire qui en disait long.
― Mais quelle entrée ?
― Vous posez beaucoup trop de questions pour votre propre bien, jeune homme. La Dame n’appréciera pas, c’est moi qui vous le dis ! Mais ce ne sera pas mon affaire. Placez-vous au centre de la pièce.
Sa voix était redevenue mordante comme si elle s’apprêtait à dépecer un animal. Inoëm recula, effaré. Elle s’approcha du lourd rideau qu’elle tira sur toute la longueur de la fenêtre comme si elle voulait le déchirer. Elle posa fermement la bougie sur une petite table jusque là plongée dans l’ombre. Puis elle se saisit d’une corde enroulée qui pendait dans un coin.
― Gardez les bras le long du corps. Et évitez de crier, ça fait toujours mauvaise impression.
Inoëm la regarda avec un air confus. Au même moment, Nathalie tirait sur la corde. Le sol se déroba sous ses pieds. Il ne put retenir un hurlement.
― Ah, ces jeunes hommes, tous plus fous les uns que les autres…
Sa voix lui parvint de très loin. Inoëm rebondit sur un coussin de plume géant.
Ses dents tressautèrent sur des pavés bleus en contrebas. Un visage dur d'homme à barbe apparut dans la pénombre. L’individu, large comme une ou deux stèles, était revêtu d’un bliaud de cuir et portait un poignard à la ceinture en plus d’un arc et d’un carquois débordant de flèches empennées. Son expression aurait mis en fuite un loup, notamment à cause de ses yeux réduits à deux fentes féroces.
― Oui, c’est bien vous. La Dame vous attend. Inutile de la faire patienter davantage. Elle est d’une humeur exécrable, en ce moment. Je m’appelle Mathandir et en plus d’être archer, je serais votre guide.
L’individu le poussa sans ménagement dans un couloir encore plus sombre et poussiéreux que la pièce. L'œil embrasé d'une torche apparut quelques mètres plus loin. Il s’en empara et Inoëm lui emboîta le pas avec anxiété.
Où se trouvait-il ? Les murs nus et lisses ne lui offraient aucun indice. Le corridor déboucha sur une grande salle dallée. Quelques colonnes soutenaient le large édifice de pierres bleues. Un lustre à six branches pendait du plafond ; il tournait sur lui-même avec une lenteur hypnotique, illuminant la pierre étrange qui semblait s’enflammer de l’intérieur sur le passage de la lumière.
Des silhouettes patientaient entre les colonnes, la main posée sur la garde de leur sabre. Quand Inoëm descendit les marches, il se demanda si ces hommes étaient réels. Comme s’il avait lu dans ses pensées, son guide lui répondit.
― Vous vous trouvez dans le temple des Fils des Anges, dissimulé depuis la nuit des temps sous la cité d’Encela. Ces statues en sont ses gardiens, sur un mot de commandement secret, elles prennent vie.
― Mais c’est impossible ! D'une part, nous sommes sous une boutique en plein milieu de la ville et d'autre part, les statues, ce n'est pas vivant.
― Il y a diverses raisons à cela. Vous devriez commencer par revoir votre géographie, le commerce de Nathalie se trouve à moins de cinquante pas des quais. Ce site se situe sous le fleuve Galampa depuis de nombreux siècles.
― Mais à quoi servait cet endroit ?
Mathandir ne lui répondit pas et le conduisit jusqu’à une tapisserie qui courait sur toute la longueur du mur au fond de la pièce. Quatre anges entouraient une table de cristal ficelé, suspendus sur des nuages. Leurs ailes déployées formaient un dôme de plumes et de brume. Sur l’autel reposaient une flèche, une couronne, une coupe et un poignard…
Inoëm s’arrêta net face à la gigantesque fresque. Le mot Mororia brillait comme des perles de feu sur le couteau.
― Ces objets ? D’où viennent-ils ? demanda-t-il, excité malgré sa fatigue.
Son ton impérieux n’échappa pas à son guide. Ce dernier l’observa un instant, se demandant s’il pouvait ou non lui répondre. À vrai dire, à l’instant présent, il ne pensait qu’au flacon d’alcool qui l’attendait patiemment dans sa chambre. Il n’avait pas de temps à perdre ; Inoëm l’apprendrait bien tôt ou tard.
― La Dame attend.
Mathandir se dirigea vers un cercle de métal. Il appuya, et une porte dérobée s'ouvrit. Le jeune homme lui emboîta le pas à l’intérieur d’une pièce d’une longueur égale à celle qu’il venait de quitter, mais beaucoup moins large. C’était littéralement une allée qui menait à une fontaine d’où jaillissaient trois jets d’eau glougloutant. Ils éclaboussaient la statue d’une femme d’âge mûr recouverte d’une longue robe immaculée. Son regard fier cloua Inoëm sur place et il dut détourner les yeux. Comment une statue pouvait-elle paraître si réelle au point de le dévisager avec hargne ?
― Voici la dernière impératrice d'Elonéa, annonça Mathandir.
Diana. Ce nom resurgit à la lueur d’un souvenir lointain et enfoui qui se dissipa à la surface de sa conscience. Inoëm fut incapable de le retenir, mais il avait l’impression de l’avoir déjà vue. Les chroniques dépeignaient cette femme comme une souveraine juste et puissante, belle et gracieuse. Elle s'était opposée au mariage de l’empereur avec sa fille. Et plus tard, elle avait été assassinée lors d'un conflit. Cette escarmouche avait dégénéré en guerre civile et permit à l’empereur d’assurer sa domination sur Elonéa.
― Voilà, nous sommes arrivés, la Dame vous attend.
Mathandir lui indiqua une arche derrière la fontaine. Un drap rose recouvrait l’ouverture. Inoëm regarda son guide, indécis.
― Je ne vais pas plus loin. La Dame n’accepte jamais plus d’une personne à la fois dans son bureau.
En fait, l’homme avait eu un jour l’indécence de surgir dans le bureau de sa chef avec un taux d’alcool dans le sang des plus remarquables. Il avait eu le malheur de lui faire des avances… Aussi, son ton était-il ferme et Inoëm n’insista pas. Il prit une longue inspiration et repoussa la teinture sur le côté, dévoilant un couloir plongé dans l’ombre.
Il continua en direction d’une porte de chêne vieillotte. Une faille courrait sur le bois. La souffrance explosa dans sa main écorchée lorsqu'il abaissa la poignée.
La première chose qu’il vit, ce ne fut ni le bureau d’ébène sur lequel se liquéfiait une bougie, ni la silhouette solitaire dans un coin de la pièce, mais bien la femme assise dans un grand fauteuil. Elle avait de longs cheveux plus sombres et peut-être plus doux que la nuit, des prunelles étranges où se lisaient flamme et misère, rigidité et force. Elle écrivait. Sa plume évoluait élégamment sur un parchemin aux bords d’argent ; sa main blanche traçait de manière univoque, précise et pointilleuse. Cette femme déterminée ne se fiait pas au hasard.
Inoëm ne sut que dire. Il attendit qu’elle daignât lever les yeux. Il se sentait déjà mal à l’aise, presque craintif. Elle le dominait de sa seule présence.
Sans doute est-elle d’ascendance noble, songea Inoëm. Il ferma son manteau. Ici, sous le fleuve, l’air était glacial.
― Qu’attendez-vous pour vous asseoir ? Une demande explicite de ma part ?
La dame n’avait même pas levé le nez de son parchemin. Elle continuait de griffonner avec acharnement. Inoëm observa aux alentours à la recherche d’une chaise et fut stupéfait de découvrir un homme à moins de deux mètres de sa personne.
Il était en soutane et ses mains étaient plaquées l’une contre l’autre au niveau de son ventre. Ses yeux noisette brillaient étrangement dans la pénombre. Sur le devant de son habit, une flamme de couleur jaune et écarlate scintillait comme un véritable flambeau. Inoëm eut un mouvement de recul.
― Que fait un Clerc de l'empereur ici ?
Il garda l’homme et la dame dans son champ de vision. Cette dernière continuait d’écrire comme s’il n’avait rien dit. Le Clerc lui présenta une chaise des plus banales. En revanche, un début de sourire plissa légèrement ses lèvres. Ce fut si fugace qu’Inoëm se demanda s’il ne l’avait pas imaginé.
― Asseyez-vous.
L’ordre était sec, aussi concis que la femme qui venait de le donner.
― Un Clerc…
― Asseyez-vous.
Le timbre de sa voix n'admettrait pas d'autres répliques. Méfiant, Inoëm les dévisagea tour à tour. Il fronça les sourcils et avec la prudence d’un insecte traqué, s’immobilisa sur sa chaise. L’homme ne bougea pas, inerte telle une sentinelle implacable.
― Une souris ne peut pas combattre un lion, seulement fuir ou se glisser entre ses pattes.
Inoëm se tourna vers la dame, désarçonné par son ton condescendant. On aurait dit qu’elle réprimandait sévèrement un jeune garçon pour ses bêtises.
― La prochaine fois que vous volez une calèche, assurez-vous que ce ne soit pas celle de la Duchesse d’Ecueille. La prochaine fois que vous tuez un homme…
Inoëm déglutit difficilement et trembla face à son regard perçant.
―… débarrassez-vous du corps avant l’arrivée d’un témoin. Et la prochaine fois que vous vous emparez d’une arme, ne prononcez pas son nom avant de vous en servir et surtout, veillez à ce qu’elle ne soit pas un artefact ancien et magique appartenant à l’empereur.
Inoëm en resta sans voix. Comment savait-elle tout ça ?
― Enfin, quand on a assez de cervelle pour être qualifié d’être humain, on ne se lance pas à l’assaut d’un empire avec une poignée de chevaux mal étrillés, sans arme et des cris rageurs plus prompts à effrayer des paysans qu’à déstabiliser des soldats d’élite de la Garde rouge.
Le jeune homme rougit légèrement sous son regard de glaçon qui aurait justement causé quelques sueurs froides à un Caporal de la Garde. En cet instant, Inoëm avait vraiment l’impression d’être plus petit et plus chétif encore que Syline. Malheureusement, la dame n’en avait pas terminé.
― Jeune homme, je ne serais pas surprise que dans très peu de temps, on vante vos exploits…
Elle appuya le mot avec une telle ironie qu’Inoëm se sentit fondre d'horreur.
―… à l’empereur en personne.
― Même le coursier le plus rapide ne pourrait pas…
Un regard impérieux de la dame lui fit ravaler sa langue. Il se tut.
― L’Évêque d’Encela a d’autres moyens de faire circuler des messages. La cité sera bientôt bouclée et je ne serais pas surprise qu’un des généraux de la Horde noire soit dépêché par notre souverain pour vous traquer comme un rat. Vous êtes un imbécile, Inoëm Valmort.
― Comment connaissez-vous mon nom ?! maugréa le jeune homme.
Elle se leva brutalement en lissant sa jupe brodée. Inoëm crut un instant qu’elle allait le gifler. La plume se planta dans son parchemin.
― Qui ignore le nom du chef de la Résistance en personne ? Mon garçon, vous allez passer un sale moment si l’on vous trouve, encore plus à présent, avec la montée des rébellions ouvertes menées contre la couronne.
― Pourquoi ? dit-il d’une toute petite voix.
― Vous êtes enfin effrayé. C’est bien. Je commençais à croire que vous étiez fou. La peur vous fera peut-être prendre conscience de la triste réalité de votre situation. Je fais le vœu qu’elle vous empêche d’agir comme un dément à l’avenir. Votre vie a plus d’importance qu’elle n’en a l’air, au moins pour nous autres, les Résistants.
― La jeunesse est mère des expériences nouvelles, Dame Marilyn.
Le Clerc semblait plus amusé qu’autre chose. Inoëm s’en étonna. Qui était cet homme ? D’où venait-il ? Les Clercs étaient l'élite du Clergé et censés servir corps et âme l’Empereur.
― Passez-moi vos sermons, Père Alden. Ce garçon mériterait qu’on le noie comme un chiot mal-formé pour ses actions immondes. Vous ne vous rendez donc pas compte de ce qu’il a fait ?!
― Sa mèche rouge est assez équivoque. Vous savez comme moi que ses choix sont désormais fort restreints. Le châtier ne serait pas la solution idéale.
― En effet. Que proposez-vous ?
Dame Marilyn avait posé la question sur un ton toujours aussi glacial. À nouveau, le Clerc eut ce mince sourire.
― Recruton-le et préparons-le !
― Je vous vois venir, vieille bique. Vous voulez lui enseigner le maniement des armes et l'enrôler dans notre armée. Très bien, quoi d’autre ?
― J'aimerais lui révéler la vérité.
― Il en sera donc ainsi, assura-t-elle, Valmort, vous ne serez bien sûr par logé et nourri gratuitement. Vous participerez aux missions que jugera bon de vous confier Alden. Et vous combattrez au nom de la Résistance durant les prochains jours, avant la venue d’un membre de la Garde noire. J’aurais bien fait en sortes de vous exiler dès à présent, mais c’est impossible à cause de vos exploits néfastes.
Les yeux de dame Marilyn étincelèrent dans la pénombre. Elle reprit sa plume et recommença à écrire. Inoëm se sentait encore plus exclu qu’à son arrivée. La main de Le Clerc se posa sur son épaule, pressa légèrement. Tous deux allaient quitter la pièce quand la voix de la dame s’éleva une dernière fois.
― Vous avez un mois, Alden, peut-être moins. Edell est pour le moment occupé avec des rébellions dans l’ouest d’Elonéa, mais il ne tardera pas à bouger, savourant d’avance l’idée d’étriper notre protégé. Or il est l’un des seuls à représenter une véritable menace ; une menace que je préférerai éviter d’avoir sur le pas de ma porte. Nous ne sommes pas encore prêts à affronter les troupes impériales.
Elle se tut. Alden poussa Inoëm devant lui.
― Oh… Et n’oubliez pas de soigner ses mains. Elles ont l’air salement amochées, ajouta la dame dans leur dos.