Chapitre 11
Le soir tombe, et la feuille d’un arbre valse sous la brise. Inoëm la suit des yeux ; puis la première étoile apparaît loin, là-bas, vers l’Ouest. Rien ne laisse présager l’arrivée au Crépuscule de cet homme tout de blanc vêtu. Il a de longs cheveux blonds, au regard pénétrant, et éclatant d’un sentiment inconnu du jeune garçon.
Ils ne se connaissent pas, ne se sont même jamais croisés dans la cité ou ailleurs. L’homme lumineux lui adresse la parole, ainsi qu’un début de sourire.
« La Lumière disparaît derrière les Monts. Tu devrais rentrer chez toi, à présent, mon garçon. Tiens, c’est un bijou… »
L’individu pose un pendentif en forme de fleur de Lys dans sa paume, puis lui replie les doigts avec fermeté.
« Porte-le sur toi tous les jours à partir de maintenant. Il te sauvera à de nombreuses reprises. Nous nous reverrons. »
Sa puissance devient presque palpable tant ses prunelles étincellent, mais son expression elle-même demeure indéchiffrable pour le jeune garçon. Inoëm ne sait rien de ce sentiment. Pas encore tout du moins.
Sans un bruit, il a disparu à l’horizon.
Le lendemain, ces parents ont péri. Et le pendentif en forme de Lys a trouvé sa place contre son cœur.
Lorsqu'Inoëm se réveilla, le Soleil déployait ses atours par le hublot de sa cage. Les lames d'azur des vagues rasaient le point le plus haut de la vitre verdâtre. Une douleur sourde pulsait dans le creux de ses reins et son front barré d'un tissu ensanglanté le picotait désagréablement.
Combien de temps était-il resté ici ? Il ne savait pas, le temps lui échappait tels des grains de sable entre des doigts écartés. L’obscurité. Jeune déjà, il rêvait d’être entouré d’amis, et se retrouvait toujours esseulé malgré ses tentatives pour rentrer dans les rangs. Aujourd’hui, ces ténèbres qui l’exhortaient au désespoir reflétaient cet état de fait. Il était seul. Personne ne viendrait le sauver, il serait livré.
Plus jeune, il adorait voir sa mère danser, il se souvenait de ses mouvements gracieux et de son regard illuminé d’une passion divine. Elle portait souvent une robe si blanche qu’elle se fondait dans le jour. Son rêve de monter sur les plus belles planches de l’empire lui avait été volé d’un coup de poignard acéré.
Inoëm devait-il ravaler sa colère et rentrer dans les rangs, même pour servir l’être à l’origine de la mort de ses parents ? Peut-être lui permettrait-on de retrouver Syline et de fonder une famille. L’empereur était un homme après tout, et Inoëm savait qu’il récompensait ses fidèles.
Mais combien d’atrocités serait-il forcé de commettre pour en arriver là ? S’il perdait son âme, à quoi bon fonder une famille ? Il ne souhaitait pas que ses enfants portent le fruit de ses mauvaises actions. Non, si tel était le cas, il préférerait mourir. Il ne servirait jamais un être cruel pour profiter lui-même d’une existence paisible et sans histoire. Il serait égal à lui-même. Quand on l’amènerait aux pieds de l’empereur, il le lui dirait avec ses mots et se condamnerait sans doute par ce choix.
Encore une fois, était-ce bien judicieux ? S’il attachait si peu d’importance à sa vie, il ne valait pas mieux qu’un tueur, ce qu’il était déjà, d’ailleurs.
Quoiqu’il choisisse à l’avenir, il le ferait en cas et conscience, sans fausse hésitation, en suivant son instinct, même si ce dernier le menait à la destruction. Il ne faillirait pas, ne demanderait pas pardon pour ses faiblesses. Malgré tout, il ferait de son mieux, quand bien même sa destinée le poussait déjà vers un enfer insondable.
Son nom était Valmort et il serait son étendard sur-le-champ de bataille bien qu’il ne l’eût pas choisi. Pour ses parents, tous les innocents qui avaient péri à cause de ce régime meurtrier, il se battrait, quitte à tracer un val de mort sur ses talons.
Inoëm tâtonna à la recherche de la dague de feu sous sa chemise où une grosse tache noire de suie et de crasse s’était épanouie. Ainsi, la femme rousse lui avait dérobé Mororia.
La porte de la cage s’ouvrit un bref instant, en grinçant. Un bol en bois simple tourbillonna jusqu’à ses pieds crasseux. Le gardien referma, et tout replongea dans un silence réconfortant.
Chaque nuit, il entendait les grattements, un court, un long, puis un court. Était-ce un rêve ? Quelqu’un essayait-il d’entrer en contact avec lui ? Alden s’était-il échappé ? Il ne se souvenait pas l’avoir vu sur le navire bourré de soldats. Une angoisse insidieuse croissait dans son cœur.
Pour y échapper, il songeait à Syline, à la douceur de son regard, la fraîcheur de son teint et la soie de sa peau. Il ne l’avait pas connue longtemps ; il l’avait perdue si vite. Sa présence réconfortante demeurait hors de sa portée, envolée, disparue, telle la lumière d’un phare dissimulé parmi les limbes.
« Ted n’aura jamais mon Cœur. » avait-elle dit.
Maigre assurance. Il n’avait pas songé à la chercher après avoir poignardé Slaven avec cette maudite relique. Ensuite, il avait abattu Ted, qui détenait son seul indice pour la retrouver. Et désormais, la revoir était impossible. Il ne savait même pas s’il serait encore vivant demain.
Depuis combien de temps était-il enfermé dans cette cale fétide ? Il ne voyait plus le Soleil. En revanche, les grattements retentissaient à divers moments, parfois lorsqu’il dormait, roulé en boule dans un coin de sa paillasse où un rat aurait refusé de se vautrer.
On ne l’avait pas enchaîné ; et il lui aurait été facile de briser cette porte munie de barreaux. Il aurait même pu détruire le fond du navire et regagner la rive à la nage. Quelque chose le retenait, sans doute ces bruits intrigants, qu’ils attribuaient à quelques rongeurs exaspérants.
Ni tenant plus, il se rapprocha de la paroi de planches ; ça sentait le goudron et le poisson pourri ; et il appela. Les bruits cessèrent, et une voix inconnue s’éleva, à la fois déterminée et pleine d'espoirs. Lui n'en avait plus.
— Voilà trois jours que je cherche dans quelle cellule tu as été emprisonné, et ce n’est que maintenant que tu te signales ? Tu tiens tant que ça à renifler le crustacé ? Franchement, comme parfum, je connais mieux !
Un élan de colère traversa Inoëm. Il se refusa à hurler des injures au personnage à l’accent bizarre, d’une part pour ne pas attirer l’attention des gardes, d’autre part, par fierté. Il lui lança sur un ton sarcastique :
— Pour un gratteur de planches, tu as une grande gueule !
— Chut, le gardien dort, rétorqua l’inconnu.
— Fait-il nuit ?
— Pas le moins du monde ; la Sainte triple le nombre de soldats affectés ici la nuit, je ne m’y risquerais pas à moins de vouloir rejoindre dame la mort.
— L’individu doit avoir un sacré retard de sommeil !
— Je l’ai quelque peu aidé à dormir dans mon infinie bonté. Bref, on n’a pas toute la journée, je suis censé être un esclave sans histoire récurant le pont jusqu’à ce que mort s’ensuive. Malheureusement, je n'ai plus de victuailles et je commence à perdre patience.
— Viens-en au fait, Gratteur.
— Tu sais, ce n’est pas mon genre de plier le genou devant des ordures, même si j’ai des articulations robustes. En plus, je viens de découvrir un fait qui m’a rendu de mauvaises humeurs. Et je n’ai même pas mes lunettes de Soleil. Alors, juste avant d’arriver à Déséal, je te libérerai et nous créerons le chaos.
— Quoi ? Et comment comptes-tu réaliser ce miracle ? La rousse…
— … est dangereuse. Mais j’ai connu bien des femmes dangereuses, marmonna-t-il avec amusement, l’une d’elles est ma mère, l’autre ma sœur et la troisième, ma… fiancée. Je m’avance peut-être en terrain marécageux de ce côté-là ; si elle m’entendait en ce moment, elle se ferait une joie de m’ébouriffer de manière musclée. Elle considère le mariage comme une cérémonie de possession machiste. Je n’ai pas parlé à grand monde ces derniers temps, mais on aura tout le temps de converser si on réussit à dégager le bateau des indésirables.
— Dégager le pont des indésirables ? répéta Inoëm, intrigué. Et quel est ton plan ?
— Je m’occupe de distraire la Rousse et les mages encore aptes avec mon compagnon d’armes. Toi, tu balances quiconque s’interpose avec un peu trop de zèle par-dessus bord. Voilà le plan. Des questions ?
— Une seule, qui es-tu ?
— Oh, on me connaît sous différents noms dans le sud, tous plus extravagants les uns que les autres. Appelle-moi juste Tristan ; Tristan Vivlar, si tu tiens au nom de famille.
Fin...