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Chapitre 8

Edell, membre éminent de la Horde noire, caressait les pommeaux de ses deux lourdes lames. Elles dépassaient de son dos, non loin de son visage couvert d’un duvet de poils écarlates, où scintillaient des prunelles noisette pailletées d’or. Elles étaient légèrement ovales ; ses traits semblaient taillés dans de la pierre lissée par les intempéries. Il n’aimait pas le nom de son bataillon ; il aurait préféré la Garde Blanche, ou une appellation plus poétique. Bien sûr, l’effroi fonctionnait davantage dans ces conditions, surtout lorsque des rumeurs le désignaient comme un géant capable de trancher en deux des collines.

En réalité, il mesurait moins d’un mètre soixante-cinq, ayant arrêté de grandir à cause de son statut d’Eokan, quatre siècles plus tôt. Il portait une cotte de mailles en fibres légères et extrêmement résistantes, fondue dans un alliage de Daïna et d’Argent noir. Ces chacals de mages avaient démontré leur utilité en la forgeant. Puis l’empereur avait abattu leur ultime bastion au Mont Amenrod. Il avait eu ses raisons. Edell ne les ignorait pas ; en plus du pouvoir que ces derniers avaient détenu, ils avaient réalisé des expériences inhumaines, en se prenant pour l’égal des dieux élémentaires.

Des reflets bleu sombre couvraient son équipement. Un Eokan ne craignait rien autant que la magie. Ses protections corporelles contraient toute émission d’énergie, tous les sorts. Qui plus est, lors d’affrontements contre des créatures impies ou mystiques, elles le rendaient quasiment invincible.

L’actuel commandant de la Horde noire, Edell, arpentait les rues d’Encela, une cité où la puanteur de la crasse, des quais et des excréments se disputaient l’atmosphère cendreuse due aux feux de cheminée. Il aurait deux mots d’acier à échanger avec le gouverneur des lieux, un certain Ric Mil, encore un noble qui s’inquiétait davantage du nombre de pièces sur sa table, que de leur utilité publique.

Les individus s’écartaient sur son chemin. L’aura qu’il dégageait n’était pas rassurante, si bien qu’environ cinq mètres le séparaient des faibles aux alentours. Quelques personnes à l’esprit fort restaient sur le qui-vive, mais non loin de lui ; ceux-là, il leur vouait un brin de respect. Les autres, il ne leur prêtait aucune attention ; même les rats étaient plus dangereux ou intéressants.

Edell avait déjà donné des ordres. Son bataillon s’était dispersé à travers la cité, aux points d’entrée et de sorties connus de la cachette des rebelles. Il n’en était certes pas à sa première chasse : il coordonnait l’assaut, ensuite, la sélection naturelle s’opérait d’elle-même. Les forts survivaient, les faibles mourraient. Les premiers étaient souvent les véritables meneurs, les plus intéressants à cueillir. Son père le lui avait précisé un jour, après une leçon particulièrement ardue qui l’avait laissé exsangue sur le tapis rouge.

« Lors d’une confrontation, l’important n’est pas de triompher, mais de soumettre jusqu’à l’esprit de l’individu face à toi. La peur fonctionne sur tous les cœurs, sauf que certains êtres humains la dépassent par la volonté de leur âme. Ceux-là, tu devras t’en méfier, les cueillir et te les attacher, ou les détruire. Nous avons des guerriers pour éliminer la vermine, des soldats de métiers : qu’ils gagnent leur or en exécutant leur travail. Ainsi, tu devras toujours glorifier tes hommes, même si ce sont des êtres pitoyables. Ne te charge jamais personnellement d’éliminer la vermine, mon fils. Les meneurs se dévoilent toujours dans les pires situations, lorsqu’ils sont à deux doigts de la perdition ; là, n’interviens pas encore ; laisse-leur un espoir, puis soumets-les. L’idée n’a jamais été d’agir comme un vulgaire boucher ou un tueur dément : ces personnes sont mes sujets ; ils doivent reconnaître ma puissance et s’y plier, de par leur condition d’êtres inférieurs. »

Edell avait suivi ces directives à la lettre pendant des siècles : elles fonctionnaient toujours avec autant d’efficacité. Ses ennemis avaient ainsi trois choix : devenir loyal, se soumettre ou périr. Les relations humaines se pliaient à la loi et à la hiérarchie de l’Empereur. Il en était l’un des gardiens.

« Le nom de ton bataillon, la Horde noire, je sais que tu l’abhorres. Mais entre nous, mon fils, tu es le protecteur de la Loi, en tant que tel, tu te dois d’effrayer autrui. Ils te surnommeront le Justicier. »

* * *

Le lendemain, Inoëm se réveilla en sursaut et jaillit de son lit comme si quelqu’un y avait mis le feu. Des larmes avaient tracé un sillon humide sur ses joues mais il ne se souvenait pas de son rêve. Il se débarbouilla avec des gestes lents, précautionneux et dévora le poisson froid qu’il trouva sur la petite table.

Eokan ? Dans les légendes, on les dépeignait comme des êtres parfaits à la beauté troublante qui annihilaient les créatures maléfiques et les opposants de l’Empire d’Elonéa. Leur origine était méconnue. Les Méditations Divines avaient été rédigées bien après leur naissance présumée, l’ouvrage original ayant été découvert un millénaire plus tôt. C’était alors un livre taillé dans de la pierre fine par des mains inconnues.

Le fait qu’il soit en voie de devenir un Eokan exaltait son âme d’espoir. S’il continuait sur ce chemin, il renverserait l’empereur, pas seulement par vengeance, mais aussi pour instaurer un nouveau régime dans cet empire martyrisé par un faux culte et l’esclavagisme.

Brusquement, la porte de sa petite chambre bascula sur Alden.

— Dépêche-toi de t'habiller, j'ai de graves nouvelles à t'annoncer.

Une fois vêtu, le jeune homme lui emboîta le pas jusqu’au hall des anges.

— Nous n’avons plus de temps à perdre. Je vais te révéler la raison de ta présence ici et de celle de Mororia. 

— La Dague ? Est-ce la même que celle de la tapisserie ?

— Oui, elle l’est. En tuant ce boutiquier, tu as libéré son pouvoir et tu es devenu plus fort. Cependant… 

— Maître !

Le cri retentit derrière eux. Un jeune homme surgit au pas de course de l’escalier. Il plaquait son bras contre son flanc et du sang s’écoulait d’une estafilade sur sa joue. Alden le rattrapa quand il s’écroula sur un gémissement de souffrance.

— Nous avons été trahi. Celui que l’on surnomme le Justicier est en ville. 

— Que s’est-il passé ? s’exclama Inoëm avec vigueur.

Le blessé gémit, puis recracha du sang, incapable d'en dire davantage. L’inconnu chuta. Sous les yeux horrifiés d’Inoëm, du sang gicla de sa peau devenue violette quand il percuta les dalles.

— Que lui est-il arrivé ? s’enquit Inoëm, horrifié.

— Il se meurt ; empoisonné.

— Tu as peur, c’est bien, fit une voix féminine.

Dame Marilyn se matérialisa derrière eux comme surgie du néant. Son gracieux visage concentré lui donna un air des plus inquiétants lorsqu'elle évalua le cadavre et Inoëm.

— Vous aurez au moins eu le temps de lui apprendre ce sentiment, Alden. Car du temps, nous n’en avons plus. Ce mort le prouve. Edell est arrivé bien plus tôt que prévu. L’empereur attache un si grand prix à cette dague qu’il a requis l’ouverture d’un Portail, lui qui déteste les mages.

— Un Portail ? répéta Inoëm, bouche bée.

— Fermez donc cette bouche, jeune homme, elle vous donne l’air d’un cheval en train de bâiller !

— Mais enfin, un homme est mort, là ! Comment pouvez-vous plaisanter dans un moment pareil ?

— Je ne plaisantais pas, rétorqua la dame avec une moue terrible, mes paroles étaient un simple avertissement. Edell a toujours eu un humour des plus singuliers. Ce trait de caractère, il en a sûrement hérité de son très estimé père.

— Sans aucun doute, souffla Le Clerc avec froideur.

— Je suis désolé, je ne voulais pas…

— Dame, ce n’est pas grave, intervint Alden en levant une main apaisante, mon passé ne changera pas. Quoiqu’il se soit déroulé, ceci ne rentrera jamais en ligne de compte. Ce n’est pas pour cela que je combats.

— Voilà pourquoi vous êtes toujours en vie, aujourd’hui. Remarquable. Jeune homme, vous devriez prendre exemple sur votre mentor, nos chemins se séparent ici. Si l’empereur trouvait cet endroit, il découvrirait ce que nous tramons.

— Quoi ? Nous allons laisser ce fou furieux impuni !

— Vous allez vraiment devoir lui apprendre à réfléchir, Alden. Sinon il ne verra pas sa vingtième année.

— Je ferais de mon mieux, ma dame. Mais peut-être que s’il voyait…

Les pupilles de Marilyn étincelèrent dangereusement.

— Très bien, termina Alden, je ferais en sorte qu’il sorte de cette cité, vivant.

— Je vous fais entièrement confiance pour accomplir cette tâche. Quant à vous, jeune homme, je dois vous remettre ceci. Gardez-le précieusement.

La dame lui tendit un parchemin plié et replié par des doigts fébriles. Inoëm observa le papier froissé avec circonspection.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il avant de s’en saisir.

— Une carte tracée par Maitre Kirith, le dernier Grand Clerc de l’histoire. Vois-tu quand son élève, Serothran, le trahit, Kirith décida de protéger les quatre sources de pouvoirs offertes par les anges. À cette fin, il envoya ses plus puissants disciples dissimuler les reliques que sont la flèche, la coupe, la couronne et la dague. Quiconque s’en empare, devient invincible. Mais pour chaque pouvoir donné, un prix doit être payé. Maintenant, écoute-moi bien, Valmort : désormais, tu ne peux plus faire marche arrière. Pour combattre à armes égales contre l’empereur, il te faudra réunir les Reliques et faire ce qui doit être fait.

— À chaque fois, devrais-je tuer quelqu’un ? s’enquit-il avec un certain effroi.

— Non. Chaque Cérémonie est différente. Je ne veux pas t’alarmer, tu les découvriras en temps voulu. Maintenant, Alden, je vous le confie. Partez, vite.

La seconde suivante, la dame s’était échappée à haute vitesse.

Alden l’entraînait déjà en direction de l’escalier. Ils traversèrent rapidement un couloir, puis longèrent une série de portes jusqu’à la chambre où avait dormi Inoëm.

« Récupère rapidement tes affaires. Nous discuterons plus tard. »

Le Clerc se dirigea à toute vitesse en direction de ses propres quartiers. Inoëm poussa un juron avant de rentrer dans la petite pièce. Il se jeta sur le lit de paille, le temps de souffler. Outre les vêtements dérobés dans la boutique, le pendentif en forme de fleur de Lys était la seule chose qu’il possédait.

Inoëm entendit alors un bruit sourd. Il se leva d’un bond et récupéra son sac en cuir où il avait entassé ses affaires. Quand il se redressa, un flot de poussière s’abattit sur lui. Le plafond se fissurait !

Un juron lui échappa. Il recula et ouvrit la porte à la volée avant de détaler dans la direction qu’avait prise Alden. Il fut stupéfait de voir un carré de ciel bleu apparaître quelques minutes plus tard. L’air le frappa de plein fouet et les flots déchaînés du fleuve l'arrosèrent. Des ombres s’étendirent sur la surface agitée de Galampa, le plus grand et le plus rapide fleuve du monde.

Dardanelle et Aegor l'attendaient. Les deux hommes avaient dégainé leur arme et se tenaient prêts à combattre.

— Que faites-vous là ? Où est passé Alden ?

— Il nous a ordonné de te protéger. Nous avons été trahis ! Nous sommes cernés ! 

— Mais qui a pu faire une telle chose !  s’écria Inoëm pour couvrir le hurlement des brisants.

— Les espions de l’empereur sont partout, souvent plus proches que l’on ne croit, remarqua Dardannel sur un ton grave. La stratégie d'Edell est toujours la même et pour cause, elle fonctionne. Quand on essaye de se cacher, il détruit l’endroit où ses proies sont supposées être. S’il sait où se trouvent les sorties, il n’a plus qu’à attendre pour la cueillette. 

— La cueillette ?

— Edell a toujours eu un faible pour la poésie, souffla Aegor en mâchant ces mots.

— Qui plus est, il doit vraiment nous juger comme quantité négligeable pour nous comparer à des végétaux, lança Dardannel en grimaçant.

— Que devons-nous faire ?

— Ne pas bouger jusqu’à nouvel ordre. 

— Là, nous avons un gros problème, alors. Nous sommes au niveau de l’une des sorties de la cachette !

Brusquement, Aegor se précipita sur Inoëm. La hache stoppa sa course à deux doigts de son visage. Le sabre de Dardannel la repoussa dans un chuintement féroce. Aegor recula prudemment.

— Je vois. Tu avais deviné depuis longtemps, n’est-ce pas ? 

— Aegor, nous sommes de vieux amis, après tout. Nous nous battons avec égoïsme et nous sommes sans scrupules. Qui d’autre que toi aurait pu nous vendre à l’empereur ? 

— Pourquoi ne pas venir avec moi ? Tu deviendrais riche ! Edell m’a promis bien plus que le trésor supposé de la Duchesse d’Écueille !

Dardannel ne cilla pas ; ses yeux bleus demeurèrent fixes et froids.

— Nathalie est morte Aegor. Elle était devenue mon vrai trésor. Je ne te le pardonnerai jamais. 

— Ainsi donc, tu étais tombé amoureux de cette garce ?

— Nous allions nous marier à la fin de l’hiver, Aegor. 

— Je suis désolé, mon vieux, les affaires sont les affaires. Tu en trouveras bien une autre quand nous aurons acheté notre palais. 

Inoëm se souvint de l’expression joviale de Nathalie et ses poings se serrèrent d’eux-mêmes. Ses dents s’entrechoquèrent elles aussi. Comme si Dardannel avait soudain perçu sa tension, il lui intima de rester calme.

— Il est à moi, gamin. Il a son sang sur les mains. 

— Tu sais bien que non. Ce sont les troupes de l’empereur qui l’ont tuée. Pas moi, rétorqua Aegor avec intransigeance, qui plus est, cette femme a résisté les armes à la main. Dans l’empire, cela signifie la mort. Les femmes n’ont pas le droit de porter des épées ou des poignards ; elles doivent se soumettre à la loi.

— Ne te cherche pas d’excuses pour tes vilénies ! Maintenant, prépare-toi, car je vais devoir te tuer. 

Aegor eut un rictus terrifiant quand il leva sa hache double de ses mains puissantes.

— Quand je serai riche, je poserai des gerbes de mimosas sur ta tombe tous les jours!  promit le géant en s’élançant.

Dardannel repoussa l’arme du plat de son sabre et traça une estafilade sanglante sur le bras de son adversaire. L’instant suivant, il était derrière lui.

— Ne compte pas sur moi pour te faire ce cadeau ! Tu devras te contenter des poissons qui te dévoreront ! 

Aegor se retourna sur un rire. Leurs armes s’entrechoquèrent violemment.

— Tu aurais dû me tuer, tu n’auras pas cette chance deux fois ! 

— Je ne suis pas un assassin. Et puis, je préfère te voir mourir en face à face. Gamin, fuis et vis ! Tu me dois une revanche ! hurla Dardannel avant de se fendre pour esquiver une attaque.

Inoëm brandit le poing en signe de compréhension. Dardannel hocha la tête en réponse avant d’attaquer son adversaire avec une force renouvelée. Ses yeux ne cillaient toujours pas.

Le jeune homme s’éloigna au pas de course. Il devait vivre. Par ce poing, il venait d’en faire la promesse. Des silhouettes armées formèrent une vague en haut de la crête.

— Regarder, en voilà un ! hurla l’un des gardes rouges.

Ses coéquipiers lui répondirent par des cris goguenards. Inoëm retira sa longue lance de son carcan en pleine course. L’arme siffla. Son regard devint de feu et de glace.

Le jeune Eokan percuta de plein fouet le premier rang. Des rires s’éteignirent sur des hurlements de douleur. Des hommes furent propulsés par-dessus la jetée et s’écrasèrent dans le fleuve en contrebas. Inoëm s’arrêta dans un dérapage près du bord. Des pierres tombèrent dans les eaux tumultueuses.

Il profita de la soudaine accalmie pour s’élancer en direction des soldats qui accouraient sur sa droite en poussant des cris de guerre. Il dévia les trois lances en même temps, fila sur le côté et les frappa par-derrière avec une telle force que des os se brisèrent. Ses trois assaillants s’écroulèrent en gémissant malgré leurs cottes de mailles.

Le jeune homme remonta la piste en direction du port. Soit sa puissance était inconnue, soit on le sous-estimait. Dix gardes rouges n’étaient pas suffisants. C’était la première fois qu’il maîtrisait aussi bien sa force depuis des jours. Son sac ballottait sur son dos et ne pesait rien, pas plus que sa lance qu’il tenait à bout de bras. Il ralentit son allure à l'approche des quais. Des matelots s’activaient non loin de là en chargeant de lourdes boîtes en bois sur un grand bateau de marchandises.

L’un d’eux le dévisagea avec étonnement. Peu de personnes venaient de sa direction. Et pour cause, la jetée était dangereuse en cette saison ; on ne comptait plus le nombre de morts repêchés aux alentours. Inoëm commençait à avoir sa petite idée sur les « morts accidentelles » qui avaient lieu dans les environs. Les rebelles combattaient en utilisant les mêmes méthodes que les gardes impériaux.

Le jeune Eokan remontait le quai avec calme. Dès qu’on avait aperçu son arme, on avait arrêté de le dévisager. Les matelots vaquaient à leurs occupations et quelques passants pressés filaient en tout sens avec une détermination étrange. On accédait au port par une large avenue qui menait directement à l’œil du Tyran. Ailleurs, les entrepôts étaient si serrés qu’une souris aurait eu du mal à se faufiler entre eux.

Inoëm prit alors conscience que les gardes rouges n’étaient que des éclaireurs d’un bataillon plus puissant, qui barrait l’avenue un peu plus loin. Le jeune homme était tout bonnement coincé et, à moins d’emprunter un navire, il ne pourrait pas faire grand-chose sinon courir se jeter dans les bras de ses ennemis à l’entrée de la cité.

« La cueillette… Sacrées Dardannel, j’espère que tu vas t’en sortir. Je crois qu’il y a déjà eu suffisamment de morts pour aujourd’hui. » songea-t-il avec espoir.

Moins d'une semaine s'était écoulée depuis la mort de Ted. Et il était déjà en fuite. Quand il repéra un matelot un peu à l’écart qui braillait à en perdre la voix, Inoëm s’approcha. Le grand gaillard charpenté lui fit penser à Aegor et sa fureur redoubla d’intensité.

— Excusez-moi, vous ne sauriez pas par hasard où on peut trouver un navire pour quitter ce fichu endroit ? s’enquit-il d’une voix enrouée de colère.

Le matelot le dévisagea avec une expression féroce. Son nez était tordu, ses lèvres enflées et ses sourcils si énormes qu’elles auraient pu aussi bien être des lisières de forêt. Ses habits sales et rapiécés par les intempéries en rajoutaient dans le mauvais sens et ses cheveux drus achevaient de le rendre effroyable.

— Le commandant a reçu l’ordre de ne laisser personne quitter cette ville ! Comment diable pouvez-vous ne pas être au courant ?

— Un blocus ?

— Ouais et nos livraisons vont prendre un sacré retard, c’est moi qui vous le dis ! D’où tenez-vous cette lance, vous êtes un soldat ? 

— Seulement un écuyer. Mon maitre m’a demandé de lui trouver un navire en partance pour Déséal… 

Une main se posa soudain sur son épaule et le jeune homme sursauta.

— Ah ! Tu es là mon garçon, je te cherchais partout ! 

Le Clerc ne ressemblait plus du tout à un homme du Temple. Il avait troussé ses manches et revêtu un bliaud où aucune flamme blanche, signe de sa fonction, ne brillait d’un éclat étrange. Un tintement violent résonna lorsque tous deux s’éloignèrent du grand matelot. Inoëm baissa les yeux en direction de la bourse accrochée à la ceinture de l’Ecclesiaste.

Derrière eux, les matelots s’arrêtèrent subitement de travailler. Leurs mains halées restèrent inertes, et la lourde caisse oscilla doucement au bout de sa corde. L’ombre d’un sentiment traversa le visage de Alden, peut-être de l’amusement. Le capitaine s’approcha du bord de son navire. C’était un grand gaillard au nez énorme et au sourire éblouissant, coiffé d’une large casquette de cuir blanche. Son pied botté heurta la boîte de marchandise avec vigueur.

— Mon Brave, nous pouvons peut-être nous arranger !

— Pourquoi donc ? Vous oseriez vous opposer au blocus commandité par Sire Edell ?

Un murmure d’effroi parcourut le pont du long navire effilé et les matelots à terre se figèrent littéralement. Le capitaine garda son expression affable qui aurait fait tomber à ses pieds toutes les demoiselles des environs, évanouies d’horreur.

— Le blocus n’est pas encore effectif… Et puis, nous avons bientôt fini de charger nos marchandises et il me reste une cabine libre. Après, moyennant un échange de capitaux, tout peut s'arranger. 

— Les affaires fonctionnent à merveille, n’est-ce pas ? 

— Surtout depuis que vous êtes apparus, messires, si vous le désirez, grimpez. 

L’homme donna un coup de talon sur le côté et une longue planche bascula en direction du sol. Un panache de poussière accompagna sa chute sur le ponton. Alden se dirigea vers le navire à grandes enjambées. Le tintement de sa bourse résonnait toujours autant. Ils empruntèrent la passerelle avec prudence.

— Je me nomme Férir, et je suis à votre service. Suivez-moi. 

Quelques minutes plus tard, le gigantesque rire du capitaine achevait de mettre tout le monde d’accord. Quand on les conduisit à leur cabine située sous celle de Férir, Inoëm n’en revenait toujours pas. Il n’avait jamais vu autant de Desangs rassemblés au même endroit de toute son existence.

— Comment avez-vous fait pour dégoter une telle somme ? demanda Inoëm dans la cabine.

Deux couchettes leur faisaient face, ainsi qu’une petite table en bois poli. Alden jeta ses affaires dessus, sans répondre et rejoignit l’un des deux lits. Inoëm haussa les épaules devant le manque d’informations de son maitre et posa son sac au pied de sa propre couchette. Il se débarrassa de sa lance d’un geste fluide et s'assit en tailleur contre le bois sombre du navire.

— Sais-tu Inoëm que bien que l’empereur abhorre la magie, il emploie des mages dans les plus hautes fonctions de l’Empire ? Notamment à travers son clergé ; cet homme est intelligent, il a bien vite vu l’utilité que nous pourrions avoir en réalisant des miracles en son nom… Créer de l’or ou soigner quelques blessures ou maladies n’a jamais été un souci problématique pour nous autres, les Clercs de l’empereur. En réalité, notre titre n'est qu'une façade pour cacher le fait que nous soyons les derniers mages de l'empire.

— Mais ne représentez-vous pas un danger pour lui ?

Pour la première fois, Inoëm observa plus précisément le Clerc. Il avait réuni ses mèches noires striées de blanc en queue de cheval. Cela avait révélé ses rides. Quant à ses yeux noisette, ils restaient les mêmes ; ils cachaient tout de sa personnalité, évoquant du bois luxuriant parsemé d’ombres.

— Danger ? Dans le passé, l’empereur a causé le massacre de mille mages au Mont Amenrod. Et tous avaient des talents considérables. Aujourd’hui, nous ne serions pas plus de neuf cents réunis. L'empereur maintient ce nombre constant.

— Alors, il tue les autres.

— Je n’irais pas jusqu’à penser qu’il les abat de ses propres mains, Inoëm. Ils nous emploient pour rechercher des nouvelles recrues ou des dissidents magiques. Tu sais, l’enseignement d’Ilengie, notre magie, est devenu encore plus drastique et incomplet avec son arrivée sur le trône. Ceux qui survivent durant leur noviciat, s’agenouillent d’office et n’utilisent pas leur magie en dehors des lieux de cultes ou des villes. Les autres meurent. La seule magie tolérée dans l’empire est celle des Miracles de l’empereur.

— Ce n'est pas ce que m'a appris ma tante, constata Inoëm, abasourdi.

— Ta tante te protégeait sans doute à ton propre insu. La connaissance entre des mains impétueuses et irréfléchies, mène à l'exile ou à la pendaison. Je pense qu’elle voulait que tu sois heureux, plutôt que de te voir batailler contre des lois ou énoncer des vérités qui t’auraient été préjudiciables vis à vis de ton prochain. Rare sont les individus capables d'accepter l'évidente vérité.

Inoëm poussa un long soupir. Il connaissait bien sa tante : qu’avait-elle fait d’autre durant toutes ses années pour le protéger ? Il ne le saurait jamais, à présent qu’elle était morte. Ce chagrin-là, il le ressentait encore un brin…

Il se demandait avec inquiétude si Dardannel avait survécu, si tout le monde avait pu s’échapper à temps. Le sourire de Nathalie lui revint en mémoire et il eut beaucoup de mal à retenir ses larmes. Cette femme l’avait recueilli en prenant des risques énormes et aujourd’hui, elle avait péri, sans doute à cause de sa présence et de ce maudit poignard. Ses doigts se crispèrent sur l’arme et il songea pendant quelques secondes à la jeter par le hublot de leur cabine.

« Ceci ne servirait à rien. » songea-t-il en calmant les battements de son cœur épuisé.

— Que s’est-il passé ?

— Je te l’ai déjà dit, la cueillette a eu lieu. Mais le fruit le plus intéressant est toujours en fuite. Seule Dame Marilyn est vraiment en sécurité. Bref, tout comme toi, elle est une Eokan. Sa vitesse ne lui aurait servi à rien contre Edell. Imagine du vent contre un morceau de roc bougeant à la même vitesse et tu auras une vision assez proche de la réalité de ce qu’aurait été sa résistance. 

Au même moment, un brusque mouvement fit tanguer le bateau.

— Et bien, Férir n’a pas perdu son temps. Je lui ai promis un surplus si ce navire quittait le port en moins de dix minutes. Il semblerait qu’il ait réussi. Je ne serais aussi pas étonné qu’il ait aperçu Edell sur les quais. 

— Comment a-t-on pu quitter le port avec tous ces gardes ? Seraient-ils tous bêtes ?

— Pas du tout, simplement, ils ont dû tomber sur de la résistance. Tu devrais t’asseoir ou t’accrocher quelque part, il risque d’y avoir quelques secousses. 

— Je ne comprends rien… Quelle résistance ?

— Celle de la connaissance. Ils ignorent qui tu es, Inoëm : ton visage leur est inconnu. De même, je suis passé derrière toi, et j’ai noyé les gardes rouges que tu avais épargnés, dans le fleuve. Quant au capitaine Férir, il possède quelques capacités intéressantes.

Le navire s’engagea dans le courant terrible du fleuve Galampa. Inoëm se sentit soulevé du sol et repoussé violemment contre le mur de la cabine. L’instant suivant il avait giclé sous la table. Un engourdissement s’empara de ses membres. Il s’accrocha au pied bosselé comme si sa vie en dépendait et ferma les yeux.

* * *

Sur les quais, les rebelles survivants affrontaient les troupes de la Garde rouge. Alver tirait des volées de flèches depuis les mats d’un navire marchand, nommé le Parbeau avec Mathandir. Ce dernier était un maitre d’armes en plus d’être un archer surentraîné. Il décochait ses traits avec une telle précision et une telle puissance, qu’il parvenait souvent à perforer deux hommes en même temps par le flanc.

Tout cela au prix d’une habitude bien rodée : il relâchait son arc, puis s’emparait du cruchon d’alcool à ses pieds ; il s’envoyait alors une rasade. De nouveau, il tirait sur la corde ; ces imbéciles d’individus marchaient en ligne droite.

D’un coup de pied, Alver délogea un matelot belliqueux du filet de la vigie, où ils s’étaient tous les deux perchés tels des étourneaux. Le capitaine n’avait guère apprécié cette disposition à envahir son habitat de commerce ; il hurlait en contrebas des ordres à ses laquais, enfin, à ses employés. Quelque temps plus tôt, il avait eu l’audace de jeter une hachette dans leur direction ; elle avait détruit l’un des cruchons de Mathandir. En retour, un projectile avait frôlé son visage brunâtre. Au lieu de remercier le dieu du fleuve Galampa, il s’était dissimulé derrière une rambarde, d’où il commandait des représailles avec un art consommé du juron.

— Alors comme ça, tu te fournissais chez lui, Mathandir ? s’enquit Alver en rechargeant son carquois.

— En plus des chansons paillardes, ce marchand vendait du bon vin. Depuis quelque temps, il s'est recyclé dans l'esclavage. D'où mon idée d'envahir son navire.

— Tu as toujours de drôles d'idées, Mathandir, rétorqua Alver sur un ton amusé. 

Il visa, et tira sur un homme du détachement qui accourait vers le Parbeau. Ce dernier s’écroula, touché à la gorge. Les autres ralentirent et eurent la bonne idée de lever leurs boucliers.

En dessous, Dardannel les prit de vitesse en compagnie de quelques rebelles essoufflés. Il s’agrippa à la rambarde, de laquelle il se hissa sur le pont, son sabre au clair. Aucun des matelots ne se frotta à lui ou à ses hommes. Couvert de sang coagulé, les yeux injectés de fureur, ses cheveux noirs gouttant de perles sanglantes, il avait l’allure d’un démon surgi tout droit d’un royaume infernal.

Alver comprenait sa rancœur, et imaginait à peine sa tristesse : la Garde Rouge avait assassiné Nathalie. Aegor les avait trahis ; sans lui, ils se seraient tous donné rendez-vous sur le Parbeau, puis auraient filé avant l’arrivée d'Edell.

En contrebas, Dardannel s’était approché du capitaine bedonnant, et lui avait posé le fil de son arme sur la gorge. Aussitôt, le bateau s'était mis en mouvement, s’éloignant des quais de pierres grises et sanglantes. Quelques gardes tentèrent de se lancer à l’abordage, offrant ainsi leurs points faibles aux deux archers. Frappés en plein vol, certains sombrèrent dans les eaux noires. Alver s’inquiétait néanmoins ; pourquoi Edell ne s’était-il pas montré ?

* * *

Edell descendait l’avenue centrale d’Encela d’une foulée rapide, évoquant celle d'une tempête dévalant les pentes du Mont Amenrod. Alentour, les êtres se mouvaient avec tant de lenteur qu’ils paraissaient figés, ou appartenaient à une autre dimension. L’espace se courbait, se déformait et s’effilait telle une flamme de bougie. La sensation de vitesse était exaltante. Le justicier gardait son esprit affuté, rejetant toute forme de distraction.

Le fils de l'empereur aperçut le Parbeau qui s’engageait dans le lit du fleuve, à plus d’une trentaine de mètres de la rive.

Un léger sourire retroussa ses lèvres sculptées. Il s’approcha du rebord, prit appui, et bondit dans les airs, silhouette auréolée de bourrasques. Il s’éleva au-dessus des mâts des navires toujours à quais, sentit le vent siffler dans ses lames gainées, puis glissa jusqu’au pont du Parbeau. Il atterrit dans une explosion de planches et de bois.

Les résistants se figèrent d’effroi. Puis ils se rassemblèrent autour du trou sur les ordres de Dardanel. Une main gantée s’accrocha brusquement au bord. Edell se hissa sans effort, réjoui d’avoir effleuré le ciel de ses doigts. Des rebelles se propulsèrent dans sa direction d’un même élan.

Edell brisa leur assaut d'un tourbillon de poings et de pieds invisible à l'œil nu. Ils voltigèrent en arc de cercle ; certains sombrèrent dans le fleuve, d’autres s’écrasèrent sur le filet central, déchirèrent les voiles, s’encastrèrent dans les gréements, au milieu des épées, des dagues, et du métal tournoyant et cliquetant sur le pont.  

Dardannel repoussa le capitaine vers le gouvernail, et s’élança à l’assaut de l’individu d’une démarche résolue. Il ne voyait en Edell qu’un des responsables du meurtre de Nathalie. Son sabre rencontra du vide ; il se baissa alors, esquivant le poing ganté de son adversaire réapparu dans son dos. Son arme se fracassa sur la cotte de mailles enchantée du Justicier. Ce dernier referma sa main sur son poignet.

— Pas mal.

Il le projeta à travers le pont. Un trait fusa ; Edell disparut, surgit en haut des mats. Le cruchon de Mathandir lui implosa entre les doigts, du vin ruissela jusque dans sa barbe et il chuta, cogné par quelque chose de flou. Alver subit le même sort.

Ils furent attrapés au vol et rejetés vers leur compagnon sonné. Au milieu des matelots terrifiés, Edell atterrit souplement, puis chemina en direction de ses prisonniers.

— Alors, messieurs les meneurs, qui parle le premier ? s’enquit-il d’un rictus cruel. Qui est le nouvel Eokan ? Où se trouve Mororia ?

— Il semblerait que vous les ayez manqués, l’un et l’autre, constata Mathandir d’une voix rendue aiguë par l’alcool, ils sont tous les deux sur un autre navire, en sécurité.

Alver se prit le visage entre les mains, meurtri par les empoignades brutales d'Edell et les révélations abusives de l’alcoolique. Edell se volatilisa à nouveau, puis revint quelques instants plus tard, avec quelques cruchons. Il les offrit à Mathandir, puis s’adossa contre l’un des mâts.

— Capitaine, descendez le fleuve !

— Comme vous le désirez, seigneur Edell !

Ces paroles s'accompagnèrent d’une courbette plus obséquieuse que le sourire de rapace d’un marchand. Edell reporta son attention sur Mathandir, qui observait son vin d’un air d’ours face à son miel.

— Et bien, buvez très cher, nous allons entamer une très longue conversation…

Les protecteurs d'Andalénia : Valmort (prélude à la suite) - fantasy
G.N.Paradis - inconnu

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Résumé du Livre

La suite des aventures de Tristan Vivlar et de ses alliés au sein du monde d'Andalénia...

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