Jani D'Orlame 2
Si l’on en croyait les pouvoirs publics, ce sacré monde tournait dans le bon sens et tout allait bien. Mère nature n’avait jamais été en colère. Père industrie n’avait jamais été aussi fructueux. Les deux tourtereaux ne pouvaient que cohabiter dans le même cocon, avec joyeuseté.
Jani savait que tout cela n’était que du romantisme bon enfant. L’outrecuidance des Onéreux du monde ne cessait jamais de le surprendre ; ils couvaient leur richesse comme de vieux lapins, des carottes pourries. Les crises économiques avaient anéanti assez de familles par le passé, et le système avait calé par intermittence, menant le monde à sa destruction partielle.
Désormais, tout était sous contrôle, jusqu’à la méthode de création des caleçons. Les grands groupes industriels s’étaient recyclés dans l’Écologie de Pointe. Depuis la fin du vingt et unième siècle, après avoir encrassé toute la planète, détruit des vies humaines comme on déchire du papier, marchander des armes comme s’ils s’étaient agi de beignets au chocolat, surexploiter les ressources des sols et des eaux fait fondre les pôles et troué la couche d’ozone, ils avaient pris la décision difficile de faire un peu moins de bénéfices et plus de projets censés pour l’avenir. Les êtres humains étaient parvenus à comprendre que le futur était sans doute plus important que leurs vies présentes. Ils avaient protégé la planète ; c’était un peu tard, cela dit. Les trois quarts des espèces avaient disparu ou avaient eu la malchance de finir en capsule dans des caissons hermétiques. Les déserts avaient cru, repoussant l’homme. De nouvelles maladies avaient fait leur apparition, causant tant de morts, qu’on n’avait jamais réussi à les compter. Des guerres économiques et physiques s’étaient succédées, révélant les plus bas instincts des êtres humains et les poussant dans la tombe.
Et voilà que le descendant d’une de ces puissantes familles venait frapper à la porte de sa boutique et entrait d’un pas nonchalant. Deux grandes oreilles, un nez fin, un sourire d’homme d’affaires, une démarche en crabe et un regard intéressé, l’homme de grande taille l’observait d’un air complaisant. Lin Hushin, membre très connu de l’entreprise S.I.C. (Science Ingineer Compagny), décoiffait le marché depuis bientôt douze ans. Il était connu pour ses paris audacieux, son respect de la concurrence et son impétuosité chanceuse. Bref, il était connu pour sa fortune.
Jani les connaissait tous, de vue, de nom, via les magazines et internet, comme clients potentiels. Lui aussi était un homme d’affaires, bien qu’il eût un sens de l’éthique irréprochable.
— Monsieur Hushin, quel plaisir de vous rencontrer en chair et en os ! Quel bon argent vous amène en ma modeste boutique ?
— Je vois que votre professionnalisme n’est pas une supercherie publicitaire. Vous êtes connu comme le Baron dans le domaine de l’Antique à petits prix. Votre marchandise, vous la photographiez. Vous vous prémunissez ainsi des vols.
— Exactement.
Les murs de la grande salle étaient recouverts d’affiches sur lesquels on avait un aperçu des marchandises en vente, ainsi que leurs prix.
— Que vous vendiez toujours autant est étonnant. Comment des clients peuvent-ils acheter quelque chose sans le toucher ? Je ne sais pas.
—Disons qu’ils me font confiance. D’Orlame, c’est mon nom et celui de ma boutique ; c’est leur seule garantie : mon honneur.
—Intéressant, souffla Lin sans le penser, bref, j’ai une proposition à vous faire, je n’irai pas par quatre chemins. Je vous veux associer à ma Compagny.
—Qu’est-ce que j’y gagne ? rétorqua Jani en posant l’un de ses bras sur le comptoir.
—Une protection vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Je n’ai pas peur des voleurs.
— Oh, mais les truands sont le moindre nos problèmes. Nous ne souhaitons pas protéger vos marchandises, mais votre personne, monsieur d’Orlame.
— Je peux me prémunir des calamités qui pourraient me pousser six pieds sous terre, monsieur Hushin ! rétorqua Janin sur un ton lourd de menaces.
— Si j’en juge à votre expression, ma proposition est rejetée. On dit que vous êtes un homme de parole, que vous ne revenez jamais sur votre décision. Bien, voici notre carte de visite…
Lin lui jeta un morceau de métal. Janin le bloqua entre deux doigts.
— Souvenez vous que je me suis déplacé pour vous rencontrer, monsieur d’Orlame. Vous connaissez mon nom, vous n’ignorez pas ma réputation. Je suis moi aussi un homme d’honneur. Je ne vous propose pas cette association par légèreté.
L’homme d’affaires parcourut les quelques mètres qui le séparait de la porte où pendait une vieille clochette décorée de runes, et sortit.
— Un homme d’honneur… affairé, marmonna Jani en tâtant le long poignard au manche en forme de dragon qui pendait à sa ceinture.
Il s’interrogeait sur les dires de l’homme et les conséquences sous-entendues. D'habitude, on essayait de lui vendre des panneaux solaires nouvelle génération en forme de sphère. Mais jamais encore lesdits publicitaires n’avaient mis le pied sur son parquet. Monsieur Hushin n’était pas venu dans ce but, et il paraissait confiant.
La S.I.C. était une entreprise connue pour ses avancées en matière de créations militaires. Elle possédait aussi une Agence de garde du corps reconnue mondialement. À vrai dire, le S.I.C. se servait de ces derniers pour tester leurs inventions sur le terrain, avant de les mettre sur le marché. Ils possédaient la technologie la plus performante dans le domaine de la sécurité.
Alors pourquoi diable monsieur Hushin était-il venu lui rendre visite ? Qu’avait-il à offrir de plus, à part son nom ? Un individu aussi connu ne jouait jamais avec l’argent. Son investissement lui rapportait toujours davantage que sa mise de départ.
Jani n’entendait rien à la science ; son ami Enal le lui disait bien assez sur sa messagerie privée. Ils s’étaient rencontrés lors d’un congrès, où Jani avait présenté des artefacts antiques et magiques. Même si la magie était un mythe aux yeux de la population, il la manipulait depuis sa plus tendre enfance. En tant que mage, il n’avait pas le droit d’en faire une démonstration en public. La Première Loi l’interdisait, non pas pour cacher le « Truc », mais bel et bien pour empêcher le commun des mortels de s’amuser avec des forces incontrôlables.
Or Enal lui avait ri au nez ; lui qui, il l’apprendrait plus tard, ne possédait pas une once d’humour. Ce jour-là, de la glace couvait dans son regard vif et du vent semblait avoir sculpté sa chevelure d’ébène. Jani apprendrait plus tard qu’à force de courir les cent pas, son ami et rival ne parvenait plus à garder une coiffure convenable.
« Magique ! » avait-il crié face à l’assistance médusée.
Enal était monté sur l’estrade recouverte d’un tapis écarlate. Il avait saisi un objet contondant, et l’avait examiné sous toutes les coutures. C’était le poignard que portait actuellement Jani sur le côté gauche de sa hanche.
« La lame est en fer noir. Elle a sans doute été forgée entre le douzième siècle et le cinquième siècle avant Jésus Christ. Elle est décorée de symboles ; je suppose que vous leur prêtez des pouvoirs spéciaux ? Bref, le manche est fabriqué dans un alliage de cuivre, de zinc, d’onyx et de fer. Pardonnez-moi, mais ce n’est qu’à fichu bout de ferraille, antique, peut-être, mais sûrement pas magique. En tout cas, pour l’époque, une belle prouesse scientifique. » avait-il ajouté avec un léger hochement de tête.
« Je ne peux pas le prouver, mais cette arme a bien été enchantée par un ancien mage de l’empire chinois au cinquième siècle avant Jésus Christ. » avait chuchoté Jani avec véhémence.
Il n’avait pas l’habitude d’être toisé par quelqu’un de sa taille et encore moins de recevoir des avis d’un individu avec des cheveux évoquant des strates rocheuses tournées vers le ciel.
S’en était suivi une altercation, le soir même, lors de la fermeture du congrès. Enal lui avait déclamé qu’il percerait à jour tous les mystères de la nature et lui ferait renier ces âneries mystiques. Jani avait rétorqué qu’un homme aussi arrogant et abject devrait d’abord apprendre où était sa véritable place dans l’univers. La conversation s’était poursuivie sur une comparaison entre des grains de poussière et des êtres humains, et parachevée par l’intérêt des poils dans la régulation de la transpiration.
Jani avait toujours eu une toison assez abondante sur les jambes, les bras et le torse. Il s’était senti ciblé par l’explication scientifique et vaguement goguenarde d’Enal. Il aurait préféré affronter un banc de piranhas ou des crocodiles qu’un discours explicitant les raisons de ces odeurs nauséabondes. Le scientifique avait formé l’hypothèse selon laquelle l’homme primitif marquait son territoire de cette manière, et qu’il avertissait ainsi les autres mâles qu’une femelle lui appartenait grâce à ses effluves. Il avait assimilé l’acte sexuel à une poussée de fièvre débilitante et délirante due à un excès de phényléthylamine. Il avait d’ailleurs déclaré que l’homme perdait quelques neurones dans le processus, ce qui expliquait son aveuglement comportemental, digne d’un animal de cirque s’acharnant sur les barreaux de sa cage.
Une jeune femme avait interrompu net leur échange fort étrange en leur indiquant la sortie d’un ongle aiguisé. Elle n’avait apparemment pas apprécié la fin sur les échanges sexuels au temps de la préhistoire. À la surprise de Jani, Enal lui avait donné son mail.
« Ainsi nous pourrons continuer notre joute verbale sans l’intervention abusive de quelques créatures obtuses. »
Jani d’Orlame revint au présent avec une expression amusée. Ils partageaient tous les deux quelque chose ; ils ne portaient aucune considération aux femmes et se méfiaient de toutes celles qui les côtoyaient d'un peu trop près.
L’une d’elles pénétrait dans la boutique d’un déhanché instable. Allait-elle se déboiter la hanche dans le processus ? Ou bien se craquer une cheville en trébuchant avec ses talons hauts ?
Jani retint le sourire qui accentuait la courbure de ses lèvres épaisses ; il aurait l’occasion de s’esclaffer un peu plus tard. On ne se moquait pas des clients ; on attendait qu’ils aient quitté les lieux pour le faire.
Les cheveux noirs de la jeune femme étaient noués en chignons sophistiqués. Elle approchait de la trentaine, en témoignaient les quelques rides sur son front. Un soupçon d’intérêt grandit dans ses yeux verts évoquant des mousses poussant entre deux rochers, lorsqu’elle l’aperçut. Elle portait un tailleur immaculé sans ornement et une veste de la même couleur enroulée autour d’un corsage assez pudique.
— Vous le vendeur, j’ai eu de la peine à vous trouver ! Quelle idée de construire une boutique à la campagne, au milieu d’une vallée sauvage, loin d’une route convenable ! J’ai besoin de décorations pour mon bar. Sortez la marchandise ; je veux quelque chose de vieux, de beau et de robuste, ajouta-t-elle sur un ton autoritaire.
Jani s’exécuta, après des formalités d’usage, tout en se retenant d’étrangler sa cliente qui levait le nez d'un air hautain et écartait les narines comme si quelque chose sentait mauvais. Il lui proposa des objets d’intérieurs comme des pots, des vases, des petits céramiques et fut surpris par la tournure des événements.
— Je n’ai pas besoin de pots de fleurs, rétorqua-t-elle avec brusquerie.
Elle repoussa les photos inutiles de ses doigts déliés.
— Il me faut des armes pour dissuader quelques olibrius qui se prennent pour des dieux lorsqu’ils ont bu une bouteille de trop.
— Nous ne sommes pas dans une armurerie…
— Je m’en fiche. Vous avez bien ce joujou à votre ceinture. Vous devriez donc avoir quelques armes blanches dans le coin, genre une masse d’arme. Avec des piques. Ça fait toujours peur, ajouta-t-elle avec un regard dur.
Elle avait la voix légèrement grave et suave à la fois. Cette femme était dangereuse.
— Je ne vends pas ce genre de choses.
— Oh, alors vous les gardez pour votre usage personnel. Vous êtes antiquaire ou décorateur d’intérieur ? Il faudrait savoir !
— Ne faites pas cet affront où vous allez le regretter, répliqua Jani avec une expression affable.
Elle s’approcha alors, l’attrapa par sa cravate kaki et la tira pour l’abaisser à sa taille, trente centimètres plus bas.
— Vous devriez apprendre à traiter vos clients avec davantage de respect, monsieur d’Orlame.
— Vous devriez apprendre à ne pas menacer les vendeurs, madame.
— Mademoiselle, rectifia-t-elle en le lâchant brusquement, je resterai ici tant que je n’aurais pas eu ce que je désire. J’en ai mâté des plus coriaces que vous.
Quelques minutes plus tard, le choix effectué, Jani serrait les dents. Elle avait fait un chèque de trois milles Mond sans sourciller. Il avait pensé que le prix la rebuterait, mais la garce avait de l’argent dans le tailleur.
— Où et à qui dois-je livrer la marchandise ? demanda-t-il sur un ton neutre.
— À Mademoiselle Sina Valash, vingt-huit rue d’Aubrage, 75678 Avaloncity.
Jani prit tout en note d’un coup de crayon précis.
— Très bien, vous devriez recevoir le tout dans sept jours au maximum…
— J’en ai besoin dans les trois jours. Je sais que vous en êtes capable, déclara-t-elle avec satisfaction, il en va de la protection de ma danseuse, de mes clients et de ma personne.
— Qu’il en soit ainsi, Mademoiselle Valash. Voici votre reçu ; à présent, je vous souhaite une merveilleuse journée et un bon retour. Les routes sont traîtresses par ici.
Elle arbora une grimace qui le remplit à son tour de satisfaction.
— Oh, et qui vous a dit que je vendais ce genre d’objets antiques ?
Elle tressaillit légèrement ; cette femme n’était pas aussi métallique que le soulignait son caractère. Néanmoins, elle ne cilla même pas, exerçant un contrôle sans faille sur elle-même.
— Par l’amie d’une amie qui est en contact avec une de vos connaissances, répondit-elle après quelques secondes de silence.
— Dans ce cas, dites-leur d’éviter de créer une nouvelle chaîne d’amie à amie. Si je vois deux mille clients surgir tout à coup, je vous en tiendrai pour responsable.
— Ne me menacez pas ou il vous en cuira, monsieur, dit-elle avec dignité.
Bien qu’un soupçon de colère éclaircit ses yeux verts.
— Je ne vous menace pas, mademoiselle Valash. Vous protégez vos connaissances, donc vous serez responsable le moment venu, si moment il y a, c’est de la logique pure. Voyez-vous où je veux en venir ?
— C’est très clair. Je ferais en sorte que personne ne soit au courant de la double vie que vous menez en tant qu’antiquaire et décorateur d’intérieur, déclara-t-elle sur un ton sec. Bonne journée.
Elle quitta ensuite la boutique avec un petit sourire mystérieux. Jani la suivit des yeux en soupirant. Voilà pourquoi il se méfiait des femmes. Elles avaient toujours quelque chose derrière l’esprit ; un intérêt. Malheureusement, elle était en position de force ; elle savait qu’il était trafiquant d’armes blanches. Bien sûr, elle garderait le secret ; surtout s’il lui obéissait de manière à la satisfaire en tant que vendeur reconnu. Mais il n’aimait pas cela. Cette journée était décidément maudite.
* * *
Le bar, mais quel bar ! Situé à la confluence de quelques ruelles d’AvalonCity, il reluisait littéralement de fientes de pigeons. Les oiseaux du coin avaient quelques problèmes digestifs, à moins qu’ils ne trouvassent à l’endroit, un charme bucolique digne de leurs fientes.
Pas très fier de son jeu de mots, Jani évita les badauds inattentifs qui filaient telles des âmes damnées entre les murs étroits des vieilles demeures. Parfois, il avait la nette impression que sa vue les poussait à fuir comme des lapins terrorisés. Comment mademoiselle Valash pouvait-elle avoir de la clientèle dans un endroit paumé comme celui-ci ? Il n’avait croisé que des clochards et des personnalités bizarres depuis son entrée dans ce quartier malfamé.
Enfin, lui-même portait des vêtements bariolés, à la fois écarlates et dorés ; il n’était pas un exemple à suivre en termes de visibilité. Il concevait ainsi qu’un brin d’effroi puisse saisir l’intimidé de service ou le zélé patriotique imbécile. C’était l’autre nom qu’il donnait aux gens aux petits yeux porcins, aux babines retroussées sur un goulot d’alcool et qui avaient des problèmes imaginaires avec les gens de couleur, les homosexuels, les religieux, les types pas coiffés comme eux, et en définitive, la plupart de ceux qui n’entraient pas dans des moules sociales. Jani ignorait ces gens depuis bien longtemps ; mais ces derniers prenaient toujours un malin plaisir à l’observer avec leurs yeux de vieille chèvre acariâtre.
Il pensait justement à cet homme aux bajoues tremblotantes et gonflées de boisson, qui l’observait d’un œil belliqueux, à l’angle de la ruelle du Saindoux et de celle du Croquemitaine, non loin du Bar de mademoiselle Valash. Ce dernier l’apostrophait depuis qu’il était arrivé là, débitant entre deux hoquets qu’il volait le travail des gens bien nés et d’autres sornettes du même genre. Jani le trouvait si pathétique qu’il avait envie de lui donner un billet de cent Monds, pour qu’il aille cuver son vin ailleurs. Il détestait les alcooliques.
— Eh bien, mon bon monsieur, vous avez sans doute raison. Si vous êtes à la rue aujourd’hui, en train de boire comme un trou, c’est de ma faute. Je suis l’un des responsables de votre déchéance, le bouc émissaire idéal. Donc, laissez-moi vous donner un petit coup de main, tenez, prenez.
Jani glissa fermement ledit billet entre les doigts aux ongles noirs. L’autre le regarda avec une expression oscillant entre celle d’une belette et d’un raton laveur. Finalement, redressant son sac de marchandises sur ses larges épaules, le mage entra à l’intérieur du bar, mis en valeur par une porte à ouverture automatique — chose rare dans le coin.
Il fut accueilli par une véritable marée humaine et des vapeurs d’alcool bon marché. Des yeux globuleux, quelques fois intelligents, se fixèrent sur sa personne. Un barbu aux poils gras se leva de sa chaise bancale et le pointa d’une chope de bière.
— Mais qui voilà, un grand homme mal dans sa peau qui veut se taper du bon temps !
— Ferme-la, Belrik.
Sina se fraya un passage à travers les tables avec autorité, n’hésitant pas à admonester quelques claques aux clients les plus aigris. Elle portait des talons noirs, une jupe bleue plutôt longue et un corsage pudique. Une longue épingle écarlate maintenait un chignon compliqué dans sa chevelure d’ébène. Elle s’arrêta devant lui et l’admonesta d’un regard volcanique. Cette petite femme avait un sacré caractère.
— Je ne savais pas que vous livriez vous-même vos fournitures, monsieur d’Orlâme, souffla-t-elle avec ironie, ni que vous le faisiez en entrant par la porte de devant.
— La prochaine fois, vous n’aurez qu’à placer un écriteau indiquant la porte de derrière, rétorqua Jani qui n’appréciait pas le ton de son interlocutrice.
— Suivez-moi, Monsieur d’Orlâme, ordonna-t-elle en se détournant.
Il lui emboîta le pas à travers le bar plutôt vaste et bien entretenu ; excepté sous les tables, où croupissaient quelques flaques jaunâtres. Un sapin de noël en carton peint était suspendu au-dessus des bouteilles d’alcool qui se prélassaient sur leurs étagères telles des œuvres d’art. Beaucoup de gens attablés semblaient les considérer comme tels, si l’on en croyait leurs regards extatiques, figés tels ceux d’une statue bon marché.
— Je suis étonné que vous parveniez à tenir un bar avec des clients aussi immondes, lança-t-il lorsqu’ils atteignirent l’autre côté du long bar ciré.
— Ne les jugez pas à la couleur de leurs teints. Seule une minorité ne se tient pas à carreau, les autres sont juste des gentlemans désespérés.
— Et moi qui les prenais tous pour des soudards mal dégrossis, je suis confus, déclara Jani, sarcastique. Bon, où dois-je déposer la marchandise ?
D’un index, la trentenaire lui indiqua une longue table recouverte de cargaisons, d’ustensiles divers et de machines à café. Dans un coin, un frigo ronronnait de dépit, et face à eux, une porte grise menait dehors ; sans doute était-ce là la porte de derrière.
Une serveuse noire essuyait son front avec une serviette blanche. Elle avait les cheveux mi-longs, une jupe très longue et un corsage tout aussi pudique que celui de Sina. Ses yeux marron brillaient de lassitude. Son corps était fin et musclé, digne de celui d’une danseuse. Elle portait des chaussures simples, qui lui permettaient sans doute d’esquiver plus facilement les tentatives de pelotages de la gent masculine bourrée.
— Je vous présente Era, ma serveuse principale ! Era, voici Jani D’Orlame.
— Ah, celui qui vend des armes blanches anciennes ! s’exclama-t-elle, enthousiaste.
À peine avait-il déposé le sac plutôt lourd sur la table qu’elle se précipitait d’un pas souple pour l’ouvrir. Elle dégaina le katana d’un geste si vif, que Jani bondit en arrière. Elle le tint un instant des deux mains et le fit siffler une ou deux fois dans les airs, tout en évoluant d’un pas chassé.
— Impeccable. La lame est parfaitement ajustée, elle coule comme une rivière !
La danseuse la rengaina avec un sourire immense.
— Cette arme en dissuadera plus d’un, ajouta-t-elle avec ferveur, je ne m’en servirai qu’en dernière extrémité.
Jani se demanda s’il avait fait une bonne affaire : un pouvoir ancien sommeillait à l’intérieur, pas très puissant, mais entre des mains comme les siennes, il s’activerait. La lame avait scintillé lorsqu’elle l’avait saisie. Généralement, les sens de Jani ne le trompaient pas.
— Servez-vous-en avec prudence. Êtes-vous contente de votre commande, mademoiselle Valash ?
Cette dernière fouillait dans le sac. Elle en retira un court sabre blanc et une petite hache noire, qu’elle ceignit aussitôt sur sa hanche et dans son dos, grâce aux fournitures de cuir vendues avec. Jani perçut une résonance entre les deux armes et la jeune femme.
— Oui, je suis très satisfaite.
— Je ne m’étais pas trompé à votre sujet, marmonna ce dernier sur un ton sombre.
— Oh, et sur quel point, monsieur d’Orlâme, lança-t-elle en se saisissant de sa cravate.
Elle la lissa d’une manière particulièrement féroce, et leva ses fabuleux yeux verts sur lui. C’était un avertissement, que Jani ne prit pas en compte. Era était déjà retournée servir les clients.
— Ce n’est pas dans mes habitudes de questionner un client, chuchota-t-il, mais j’aimerais savoir pour quelle raison vous avez besoin d’armes magiques.
— Pour me défendre ; j’ai été pris pour cible, si vous voulez tout savoir, dit-elle après quelques secondes de silence.
— Dois-je comprendre que m’acheter des armes n’était pas votre seul but ? s’enquit-il avec intelligence. Bref, si vous avez un pépin, n’hésitez pas à me recontacter, mademoiselle Valash. Cette fois-ci, je prendrai la porte de derrière.
Il récupéra son sac et s’en fut sous l’œil acariâtre de la sorcière moderne. Il l’avait su dès le début, et s’il s’était déplacé personnellement, c’était justement pour lui rappeler la promesse qu’elle lui avait faite de ne parler de lui à personne, mais aussi, par curiosité et peut-être aussi par attirance. Il lui avait fourni trois reliques enchantées, prises dans sa collection personnelle. Il faisait rarement une telle offrande à une consœur, mais il avait senti son désespoir et agi en conséquence, car elle était trop orgueilleuse pour lui demander directement son aide.
« Ah, ces satanées bonnes femmes… Je vais surveiller le coin dans les prochains jours. » songea-t-il avec humeur.