Bengi Imelem 2
« Viens te battre, que je te dévoile toute l’étendu de ton impuissance ! »
Jack Son dégaine son épée de plasma en réponse à l’odieux personnage. Ils adoptent une posture de combat chorégraphique des plus admirables et fondent l’un sur l’autre à une telle vitesse qu’ils en deviennent floues. Et survient le générique de fin.
Une larme de mélancolie jaillit du coin de l’œil de Bengi.
« Stop ! »
L’écran plat 70K s’éteignit et se rétracta dans le mur. Il n’était plus un enfant en panne d’aventures ; plutôt un adulte ne vivant que de chiffres et de rêves perdus. Il avait tondu la pelouse du passée pour cultiver une nouvelle variété de plantes. Finis le temps où il se délectait de ce genre de films et en créait avec son ami Mel Tor.
Ce dernier s’occupait du scénario. Pendant ce temps, il filmait des ombres sous les arbres, en les faisant passer pour des démons. Leurs courts métrages étaient si laids qu’il en pleurait. Il n’avait même plus besoin de les ouvrir pour ressentir cet élan de nostalgie printanière, où sans soucis, il rêvait à demain avec la facilité d’un gamin courant après un cerf volant.
Désormais, il officiait en tant que gardien des nombres. Avec héroïsme, il parcourait les comptes de personnes assises sur des liasses de fraudes plus énormes que la station orbitale Sésame. Or celle-ci faisait quelques milliers de kilomètres carrés. En l’armant, l’humanité était parvenue à détruire un gigantesque astéroïde sur le point d’annihiler la planète, deux décennies plus tôt.
Bengi se taisait lorsqu’il voyait des chiffres qui ne correspondaient nullement. Il évitait ainsi les dangers, touchait son salaire et dormait les oreilles fermées. Que les grandes entreprises fassent ce qu’elles veulent ; après tout, elles dominaient le monde. Le fan d’horreur n’était pas assez fou pour se dresser face à l’injustice et la médiocrité morale des hommes.
Non, il aimait les légumes et s’en contentait ; il ne voyait pas l’intérêt de manger des pissenlits par la racine, comme ces héros réels qui mourraient en anonyme dans l'ombre des buildings.
Son ami Mel aurait été de ce genre là, s’il ne s’était pas reconverti dans la Librairie Virtuelle. À l’époque, sa carrière héroïque s’était réduite à suffoquer d’épuisements sous les bottes des forts collégiens. Enfin, sauf lorsqu’il entrait en Fureur Noire. Bengi lui-même fuyait dans ces moments là ; notamment parce qu’il avait senti les effluves alléchantes du Self et souhaitait dévorer le tout avant que la nourriture ne refroidisse.
Bien plus jeune, Bengi courrait après les filles qui hurlaient « Gros sac ne m’approche pas ! ». Or il s’intéressait aux bonbons ou autres confiseries qu’elles transportaient, et sûrement pas à elles. Après tout, n’était-il pas en surpoids permanent, bon en cours, nul en sport et sérieux ? Il ne vivait que pour lui-même ; et cela n’avait toujours pas changé aujourd’hui. Bengi avait grandi et maigri depuis ces jours d’adolescence loufoques, où on le surnommait le « Dindon Estival ».
Un mail clignota sur son ordinateur à la platitude exagérée : un nouveau travail envoyé par la S.I.C., demandant une mise en lumière de l’état de leur finance. Apparemment, l’entreprise avait déjà un comptable, mais il se servait de lui comme garanti. Le jeune homme était très demandé dans le milieu des affaires, étant quelqu’un qui n’avait rien d’autre à gagner, sinon son salaire et qui n’entrait jamais en contact avec les salariés ou les hauts placés des entreprises concernées.
Qui plus est, il ne cachait pas son identité, ni le lieu où il vivait ; l’affichant même sur son site comme référence. Il était ainsi digne de confiance ; puisqu’on le retrouverait avec une facilité déconcertante dans le cas où il s’amuserait à dévoiler des informations privées à des tierces personnes. Sans oublier qu’il était libre, totalement en dehors du marché économique, et n’avait pas conséquent aucune préférence, aucune subjectivité concurrentiel. En guise de garanti, il détruisait aussi tout ce qu’il recevait après avoir accompli son travail.
Cette fois-ci, le mail l’interpella ; il était codé. Bengi relia son esprit à l’interface électronique et le déchiffra avec une promptitude suspecte. Il s’aperçut alors qu’on lui avait fourni directement les clefs de décodage via le réseau.
« Vous êtes en danger, monsieur Imelem. Nous pouvons nous protéger ; joignez nous au… »
Bengi se déconnecta avec une expression bougonne. Pourquoi diable serait-il en danger ? Il ne sortait jamais de chez lui, et personne de sa connaissance ne lui en voulait, autant dans le milieu professionnel que dans le milieu amical, surtout qu’il avait toujours été réglo. Peut-être que la S.I.C. était à la recherche de clients fortunés ou bien en déficit. L’entreprise avait pourtant doublé ses bénéfices l’année précédente.
Même si le jeune homme détruisait tous les fichiers, il avait une très bonne mémoire et se souvenait plus ou moins des bilans économiques des entreprises dont il s’occupait, à quelques milliers près, arrondissant toujours aux milliards ou aux millions.
La S.I.C. se portait diablement bien. Toutes les flèches de croissance et de performance pointaient vers le ciel. Alors pourquoi diable lui envoyaient-ils ce message codé lourds de menaces ? Jusqu’à preuves du contraire, leur agence de garde du corps n’était pas leur activité principale, juste une façade pour tester leurs nouvelles technologies. Les chiffres en témoignaient.
Bengi décida de leur renvoyer un mail codé de la même façon en leur posant directement la question. Qu’on lui dise au moins par quiou quoi il était menacé ! Il fut surpris de recevoir leur réponse dans la minute.
« Terroristes. »
Le jeune homme s’attendait presque à ce qu’une bombe à plasma détruise à la fois l’immeuble et sa personne. Il n’en fût rien. Bengi décida de relancer, demandant : Où ? Comment ? Pourquoi ?
« La raison : vous êtes au service des grands groupes de ce monde. Le reste, il ne vous appartient pas de le savoir, nous en faisons notre affaire. »
« Autrement dit, payez d’abord. » songea Bengi, effrayé.
« A combien s’élève le prix de vos services ? » s’enquit-il via un nouveau mail.
« 5000 Monds les trois jours. »
« Dans ces cas là, autant créer moi-même ma boîte de garde du corps ! » rétorqua-t-il par réseau.
« Nous ne négocions pas ; aucune autre agence n’arriverait à notre cheville en matière de technologie, de professionnalisme, sans oublier que nos hommes sont les meilleurs, monsieur Imelen. »
« Soit. Laissez-moi le temps de la réflexion. »
« Il vous reste une semaine ; passé ce délai, le prix doublera, si vous êtes encore en vie. »
Bengi coupa la connexion d’une pensée, et regarda l’écran extra fin se replier dans le bureau. Il ne savait pas quoi penser de toute cette affaire. Sans oublier qu’il ne s’occupait que de vérifier des comptes de diverses entreprises. Il ne produisait rien ; il était en quelques sortes en dehors du circuit, un intermittent de la finance.
Un bruit de tapotement parvint jusqu’à ses oreilles ; apeuré, il baissa les yeux sur ses doigts, qui pris de convulsions, frappaient le bureau en cadence. Il retira ses mains d’un geste vif et les enfouit dans ses poches de smoking. Il se contrôlait parfaitement d’habitude ; cette histoire l’avait-elle autant touché ?
Il ne craignait rien dans cet immeuble haut de gamme où personne n’entrait sans éveiller la vigilance des alarmes, robots et autres dispositifs de défense. Des millionnaires vivaient ici, les trois quart du temps, étant plus proches du quartier des affaires d’AvalonCity. Lui-même était riche, mais pas autant ; il touchait environ quatre mille Monds par mois ; le loyer valait à lui seul la moitié de son salaire. Pour payer la S.I.C., il lui faudrait emprunter ; il préférait ne rien devoir à une banque ou un quelconque organisme financier. Surtout qu'il connaissait très bien les gens du milieu, tous nettement déconnectés des réalités de ce monde. Il avait en outre les assurances les plus perfectionnées au cas où ses biens subiraient un anéantissement total.
Alors pourquoi diable rechercherait-il l’aide d’une agence de garde du corps ? Les dangers existaient seulement dans l’imagination de ces types de la S.I.C. En attendant, il avait prévu un film d’horreur, Tryblood, pour rythmer sa soirée, et ne comptait pas passer à côté de ce chef d’œuvre en trois dimensions pour satisfaire les lubies de cette corporation maladive.
Bengi enclencha une clef USB dans l’orifice prévu à cet effet, et vit apparaître le menu déroulant. Il pianota sur sa télécommande horizontale pour sélectionner Tryblood, puis tapa trois fois du pied le sol lisse. Un canapé jaillit du plancher avec un bruit sourd, et un rideau de velours noir s’enroula autour, dissimulant la lumière du jour déclinante. La petite salle se trouvait entre sa cuisine et sa chambre. Son emplacement était parfait.
Bengi claqua des doigts et un oreiller tomba du plafond. Il se coucha tranquillement, les yeux étincelant d’excitation. Enfin, il tenait son chef d’œuvre horrifique ! Il avait préparé une pizza aux petits légumes pour l’occasion ; elle trônait sur sa petite table en verre. Tout était prêt ; le film était lancé !
* * *
Elle enrageait ; et les flammes se reflétaient dans la flaque d’eau croupie à ses pieds, l’empêchant d’entrevoir ne serait-ce que ses yeux sombres. Ils avaient osé ! Sa villa brûlait, et avec lui, près de cinq ans de sa vie. Oh, elle le leur ferait payer.
« Viens vite, Nelada ! » cria son lointain faux cousin en la tirant avec violence.
Il était plutôt fort, aussi se laissa-t-elle entraîner dans une fuite désespérée à travers les bois qui bordaient sa propriété. Sa silhouette fine se profilait sous les pins. Un craquement sourd retentit et une pluie d’étincelle jaillit dans la nuit tombante, nimbant la tombe noircie de sa demeure d’un halo angélique. Oh, la fureur divine ne s’était pas abattue sur sa personne, loin de là, mais quelqu’un avait attenté à sa vie. En mourant, l’assassin avait explosé, noyant tout le périmètre sous une avalanche de flammes.
Sans les talents de son cousin, elle serait morte à l’heure actuelle. En réalité, ce n’était pas réellement un membre de sa famille, mais un garde du corps de la S.I.C. qui se faisait passer pour tel. Il était grand, large d’épaules, livide de peau et chauve. Il arborait en permanence un sourire tordu qui rehaussait ses lèvres et lui donnait l’air d’un bouffon de basse extraction avide d'en découdre avec les gens du commun. Bref, lorsqu’on ne le connaissait pas, il était terrifiant, notamment à cause de sa cicatrice rougeâtre qui tranchait sa joue telle une épée dentelée. Il se nommait Gléric. Elle était certaine qu’il avait vécu des choses horribles.
Après une course éperdue, ils arrivèrent enfin à une voiture semi-volante bleu cobalt. Nelada détestait cette couleur céleste, préférant de loin le rouge pur d’un Soleil déclinant. Une explosion lointaine fit trembler le sol, lorsqu’il la projeta sur la banquette arrière. Sa tête heurta la portière droite. Elle poussa un juron, en se redressant, une main fine sur son front haut, autour duquel jaillissait une chevelure auburn mi-longue.
Baissée, au cas où, elle jeta un coup d’œil par la vitre, tout en mettant le verrou. Des coups de feu retentirent, et des éclairs scindèrent la pénombre en multiples morceaux, comme du verre brisée.
Apeurée, Nélada se coucha, les bras au dessus de sa tête. Les bruits se turent bientôt et quelque chose heurta la portière avant. La jeune femme hurla et bondit de l’autre côté de la banquette, lorsque le visage balafré de Gléric se colla contre la vitre.
— Ce n’est que moi, déclara-t-il avec un grognement de douleur.
Il rejoignit le siège du conducteur avec difficulté. Il haletait.
— Mettez votre ceinture, je vais vous conduire chez votre oncle, Nélada.
Elle s’exécuta. Il démarra promptement. Des graviers giclèrent alentours dans l’ombre fluctuante. Le Soleil s’était totalement couché, mais les éclats du brasier éclairaient les bois de reflets écarlates.
— Ah, vous savez, mademoiselle Nélada, je vous aime énormément…
Ils venaient d’atteindre la route principale menant à Avalon City. Les lampadaires filaient tellement vite que le visage de Gléric, tantôt se nimbait d’ombres, tantôt d’une lueur artificielle.
— Vous ressemblez à ma petite sœur, enfin, lorsque cette dernière était vivante. Elle a péri à peu près à votre âge, renversée par une voiture conduite par une ivrogne.
Il reprit douloureusement son souffle et emprunta un virage, qui les amena en aplomb de la ville. Nélada se tordait les mains d’anxiété et d’embarras, ne sachant quoi répondre. Il l’avait protégé pendant six mois et elle ne savait rien de lui, sauf qu’il dissimulait un cœur tendre sous ses dehors monstrueux. Pourquoi lui parlait-il de ça maintenant ?
Elle remarqua alors la tâche sombre qui s’étendait sur son T-shirt marqué d’une tête de mort ricanante.
— Gléric, vous êtes…
— Oh, ce n’est rien, je vais juste mourir. Mais ne vous inquiétez pas, je vous mènerai saine et sauve chez votre oncle, souffla-t-il d’une voix éraillée.
— Mais, tenta-t-elle, choquée.
— Ma mission importe davantage que ma propre disparition. Je n’ai plus de famille, je suis seul. Vous en avez une, protégez-la. Ne dîtes rien, inutile de rendre la situation plus difficile.
Nélada se tût. Dans les mois qui suivraient, elle se dirait souvent qu’elle aurait dû relancer la conversation, par respect et pour garder en mémoire cet homme. La ville se rapprochait de minute en minute et avec elle, les bruits de circulation et les chatoiements artificielles de la civilisation. Ils passèrent à travers le champs de force, ce qui provoqua les légers soubresauts du véhicule. Bientôt, ils furent en vue du centre ville, et d’immenses immeubles, qui tels les hommes orgueilleux de Babel, défiaient les cieux. L’un d’eux, elle le savait, était celui où vivait son oncle. Gléric s’arrêta près du bon. Il coupa le moteur et se tint droit un instant, tandis qu’elle s’échinait avec la poignée de la portière, avec un mélange de rage et de tristesse.
— Une dernière chose, mademoiselle.
Elle vit son regard souriant dans le rétroviseur central, et laissa sa main reposée sans force sur la poignée.
— N’approchez jamais de la S.I.C., jamais. Il se trame des choses en ce lieu qui feraient honte à toute l’humanité… Ah oui, ne pleurez pas…
Sa tête s’affaissa sur le volant, ses bras pendirent lourdement et sa voix disparut avec son âme. Une odeur putride envahit le véhicule. Nélada se précipita à l’extérieur et courut sans se retourner jusqu’à l’immeuble de diamant. Elle tâcha de se concentrer sur sa destination ; le monde tournait toujours, sa vie continuait. Au niveau de la double porte, elle jeta un coup d’œil vers la voiture et s’aperçut que le corps de Gléric avait disparu.
* * *
Bengi ronflait. Le son se répercutait à travers sa salle de cinéma. Il arborait un sourire démentiel dans son sommeil.
« Tryblood… Tryblood… » chuchotait-il en ricanant.
Son poings s’éleva en signe de victoire et retomba lourdement sur son torse découvert. Il se retourna, une fois, deux fois, trois fois, avec beaucoup d’enthousiasme. Le canapé tanguait telle une pirogue en eau trouble. Un prédateur aquatique n’allait pas tarder à submerger son rêve.
— Oh, ça tourne…
Il l’attendait de pied ferme, perché au dessus du fleuve. Il l’abattrait ou bien il mourrait. Il possédait une arme imparable. Il brandit brusquement son DVD scintillant dans les brumes, et se jeta…
…sous la table. Une part de pizza s’écrasa sur sa joue, et de la sauce rouge pimentée coula jusqu’à ces lèvres d’entre lesquelles jaillit une petite langue agile. Il lapa le produit comme un divin nectar, puis il se prit la gorge, ouvrit les yeux et cria. Il haleta, renversa la table, la reçut sur le pied, et se traîna jusqu’à la cuisine, la gorge en feu, le doigt de pied douloureux.
Il se frictionnait avec de l’eau chaude dans sa salle de bain quand l’interphone sonna. Il activa le haut parleur avec une phrase préprogrammée. « Je suis là ! »
— Qui est-ce ? l
— Jonas Henn ! J’aurais une requête à te soumettre, Bengi.
— Quoi donc ? s’enquit le jeune homme, intéressé.
— Pourrais-tu t’avancer jusqu’à la porte, très cher ?
— As-tu deux minutes ?
— Sûrement, mais pas bien plus ; on m’attend à un dîner d’affaire.
Jonas Henn était son voisin de pallier. Toujours chaussé de cuir et coiffé d’une perruque, il adoptait souvent la démarche d’un volatile de haut plumage. Outre cet aspect agaçant de sa personnalité et de son physique, il était très honnête dans ses démarches professionnelles, et très demandé dans les hautes sphères d’Avalon City. Sans lui, Bengi aurait mis bien plus longtemps à lancer son affaire de comptabilité. Qui possédait l’oreille de Jonas Henn, avait celle de tous les sièges sociaux de la ville. Ce dernier connaissait des hommes politiques influents à travers le pays et le monde. Il prétendait même être en contact avec des colons de Mars, notamment le président actuel des cités martiennes libres.
Bengi claqua des doigts, et la porte s’ouvrit toute seule. Il avait pris soin d’enfiler une tenue plus appropriée, un costard noir, une cravate blanche et des souliers en cuir. L’homme le dominait ; un parfum féminin embauma l’air. Les yeux bridés de Bengi se plissèrent de scepticisme. Jonas Henn faisait littéralement barrage dans l’encadrement, l’empêchant de voir au-delà de sa stature de géant.
— Nous nous connaissons depuis déjà quelques années, Bengi. J’aurais vraiment besoin que vous me rendiez ce service ! s’exclama-t-il en lui serrant la main.
— Attendez, de quoi…
— Oh, c’est bon, mon oncle, arrêtez avec vos fioritures !
Une jeune femme toute menue se glissa entre l’embrasure de la porte et le flanc de Jonas. Ce dernier froissa sa cravate avec embarras. Elle avait des cheveux mi-long et un air maladroit, controversé par le feu qui couvait dans ses prunelles.
— Je m’appelle Nélada, déclara-t-elle en le détaillant de la tête au pied, vous êtes Bengi. Mon oncle part en voyage d’affaire pendant une semaine, alors il a décidé de m’envoyer chez vous. Et bien sûr, vous ne refuserez pas, puisqu’il vous a rendu des services pas le passé.
— Nélada ! s’offensa Jonas.
— Ce n’est que la vérité, mon oncle. Vous n’êtes qu’un fieffé homme machiavélique qui profite de l’honnêteté et de l’éthique d’autrui.
— Arrêtez avec vos accusations infondées !
— Vous souhaitez me mettre à la porte de votre appartement. Je ne suis même pas certaine que vous ayez réellement un voyage d’affaire !
Bengi s’aperçut alors que Jonas bloquait le battant, avec un sourire de circonstance. Cet échange sentait le complot à pleines narines !
— J’ai déjà connu mieux comme scène de dispute familiale, commenta-t-il sombrement.
— Je suis désolé, Bengi. Elle a insisté pour réaliser cette pseudo pièce de théâtre étriquée, croyant que vous prendriez pitié d’elle et feriez ses quatre volontés.
— Je ne m’attendais pas à autre chose de la part d’une femme, observa le jeune homme avec morosité.
— Je vous la laisse, prenez soin d’elle ; je vous le demande en tant qu’ami. Elle n’est pas facile ; tenez bon !
— J’espère que vous me revaudrez ça, monsieur Henn.
— Ne vous inquiétez pas, Bengi, vous aurez une contrepartie financière conséquente.
— Je possède déjà pas mal d’argent ; seulement, si un jour, j’ai besoin d’informations ou d’un peu d’aide, pourrais-je compter sur vous ?
— Bien entendu, mon brave. Bien…
— Arrêtez de m’ignorer ! Toi, la queue de cheval machiste, intervint Nélada en lui enfonçant l’index dans l’épaule, tu as intérêt à être à la hauteur de ta réputation.
— Elle a épluché tous les magazines où vous apparaissez et fait des recherches sur internet, expliqua Jonas avec un air peiné, bon, je vous laisse, j’ai un avion à prendre. Au revoir. Bonne semaine, Nélada, je serais vite de retour.
Il s’éloigna dans le couloir d’une démarche décidée. Nélada fit demi-tour, tout en bloquant la porte d’une jambe, au cas où Bengi l’aurait poussée dehors, et lui cria :
— Bon vent, oncle indigne !
Elle recula avec une valise rosâtre, bouscula Bengi, et referma la porte avec une douceur trompeuse. Le jeune homme s’éloigna ; un affreux mal de crâne couvait déjà. Réussirait-il à passer une semaine entière avec cette femme ? Il se jetterait pas la fenêtre de la cuisine avant.
— Bien, annonça-t-elle en soupirant, qu’avons-nous là.
— Un hall d’entrée…
— Et pas de majordome ?
— Pas les moyens, aucune utilité : les robots font le ménage.
— Dois-je en conclure que l’intelligence artificielle sera ma seule consolation lors de mon séjour ?
— Qu’est-ce que tu sous entends, là ? rétorqua Bengi qui ressentait déjà une légère envie de meurtre.
— Que tu n’as rien d’un gentleman. Que tu hibernes en haut de cette tour, que tu n’es qu’un nain d’immeuble avec une queue de cheval et que tu ignores jusqu’au mot « chaleur humaine ». Tu ne sors jamais, tu adores les films d’horreur ; je vois d’ici le rayonnage où ils pullulent, ces films, par grappes de vingt, indiqua-t-elle en se penchant légèrement. Et qui plus est, malgré ta gourmandise légendaire, qui t’a posé bien des problèmes lors de ton adolescence, tu n’a jamais fait la cuisine de ta vie. Tu as peur de replonger ! Ah oui, et j’ai piraté ton profil dans le réseau social Glasslame, où tu t'affiches avec un survêtement du dimanche et un sourire d'incrédule.
— Tes jugements étriqués me laissent de marbre, jeune fille. Tu ne monteras pas dans mon estime avec des insultes, enchaîna Bengi en recouvrant son calme.
— Quoi ? dit-t-elle avec une expression menaçante.
— Je te laisse ma chambre, pour le confort et la cuisine, où tu seras libre d’exercer tes talents culinaires, lança-t-il avec ironie. Le bureau face à elle, tu n’y mettras pas même un doigt de pied ou je te le taillerai à coup de cutter, comme dans FireBeen, un film d’horreur de Nicote Glone. Je dormirai dans ma salle de cinéma ou le salon, si tu préfères. Tu prendras ton bain le soir, je prendrai ma douche le matin. Tu mangeras dans la cuisine, et moi ailleurs.
— Non, mais tu te prends pour qui !
— Ce n’est pas négociable ; je suis le gardien de ces lieux, tu es une invitée. Soit tu adhères à mon offre généreuse, soit tu vas dormir dans le couloir, en sachant que les robots nettoyeurs passent de bonne heure.
— Très bien, concéda-t-elle avec un petit sourire mystérieux, je ne toucherai rien qui t’appartienne, sauf les ustensiles de cuisine et bien sûr, les draps et tout. Je vais dormir dans ton lit, après tout, et je ne voudrai pas que l’on puisse croire que j’y séjourne pour des raisons inavouables. Je trouverai la chambre, inutile de me montrer le chemin, queue de cheval !
Bengi rougit légèrement.
— Il y a deux verrous sur la porte, dont un électronique ; tu n’auras aucun problème avec moi.
— Et pourquoi devrais-je en avoir ? répliqua-t-elle en s’engageant dans le salon. Tu n’es qu’un vieux garçon, après tout ; tu ne saurais même pas par où commencer.
Bengi ignora son dernier commentaire et s’enferma dans la salle de bain. Il avait besoin d’une bonne douche, histoire de se changer les idées et de ne plus voir le visage innocent de cette sorcière qui avait déboulé dans sa vie.
« Oh, le voilà qui boude ! » songea Nélada avec amusement.
Elle avait entendu l'enclenchement du verrou.
* * *
« Même si je tombe, un autre prendra ma place et t’abattra, Seigneur des Démons ! » crie le héros Balfku, en trépassant.
Le générique de fin s’inscrit en lettre de sang sur l’écran.
Bengi essuya ses larmes de joie. Cet avant dernier épisode de la série lui remémorait les journées passées en compagnie de Mel, entre pop corn et spaghettis. Les dernières technologies cinématographiques permettaient de projeter les personnages au milieu de la salle, en sons et lumières. Un tel dispositif valait une petite fortune, et il fallait posséder une immense pièce, des hauts parleurs de belle taille et un voisin compréhensif.
Des épées gigantesques, décorées de runes et d’ailes d’ange, qui s’entrechoquaient furieusement, causaient en effet quelques vacarmes. Voilà la raison pour laquelle le fan de film d’horreur visionnait cette animation et tous ses films à l’ancienne.
Il prit un mouchoir synthétique et recyclable de la firme « Tousse Tout » et se moucha. Il avait attrapé un rhume ; s’étant affaibli drastiquement suite à l’apparition de la Sorcière, trois jours plus tôt. Il la nommait ainsi car elle semblait aspirer ses forces vitales, tout en préparant ses potions dans la cuisine. La jeune femme avait vidé tous les placards, empilé tous les ustensiles sur la table de titane centrale et tout poussé dans un sac, qui gisait dans un coin, à deux ongles de se rompre sous les pointes des couteaux. Elle avait tout remplacé par ses propres objets, dont des petits sacs d’herbes de toutes les couleurs, des espèces de balances en cuivre et d’étranges casseroles noires et bosselées. Elle possédait même un remueur fin et écarlate qui ressemblait à s’y méprendre à une baguette magique.
Pire que tout, la nuit de son arrivée, elle avait renversé son étagère de Films d’horreur et écrasé l’un d’eux sous ses pieds nus, avant de s’époumoner car elle s’était entaillée le gros orteil. Bengi avait découvert la boite éventrée et le CD brisé en deux, avec une expression épouvantée.
Aujourd’hui, il avait des soupçons. L’avait-elle fait exprès ? Depuis, il la surveillait ; analysant le moindre de ses gestes, de ses paroles et de ses déambulations à travers l’appartement. Il gardait néanmoins ses distances. Elle savait se servir des hachoirs de la cuisine. Elle aiguisait leur lame avec une lenteur évoquant celle du psychopathe FerMan, dans Isotype, un film d’Ash Shoir.
Bengi avait déménagé ses films les plus précieux dans sa salle de cinéma. Il avait remarqué que Nélada ne fermait jamais la porte de sa chambre. Aussi le jeune homme s’enfermait-il tous les soirs et callait-il un pot de fausses fleurs contre, juste au cas où elle aurait lancé l’assaut sur son fief secret.
N’ayant plus accès à sa chambre, il travaillait sur l’ordinateur portable de la grande table ovale du salon. Il était moins performant que l’autre, mais possédait un écran plus large, aux bordures gris argenté.
Le reste du temps, il évitait même cet endroit, ne le traversant que pour rejoindre la salle de bain ou intercepter les robots qui lui remettaient ses repas et les provisions commandées par Nélada. Ils mangeaient tous les deux de leur côté, fort heureusement, ne se croisant que lors de l’arrivée tapageuse de l’Intelligence Artificielles dotée de roues d’aluminium.
Somnolent, Bengi éternua et se réveilla en sursaut. Le téléviseur indiquait qu’il était une heure du matin. Exténué, il avait dû s’assoupir à la fin du générique de sa série fétiche. Il transpirait, il avait chaud et mal de partout comme si on lui avait marché dessus.
Il entendit un bruit ; sursauta. Il ne voyait rien ; la pièce était plongée dans le noir, et aucun interrupteur n’était à portée de doigt. Un crissement retentit, puis plus rien. Bengi, affolé, avait remonté la couverture jusque sous son nez. Divaguait-il à cause de la fièvre ? Rien n’était moins sûr.
Une main douce et fine s’abattit sur son front, et le visage fantomatique de Nélada se pencha sur lui. Tout en hurlant, il roula au bas du canapé, assez violemment pour s’écraser le bras gauche. Il roula sur le dos.
— Comment es-tu rentrée ici ? s’enquerra-t-il en se hissant sur le canapé.
— C’était ouvert.
Sans y avoir été invitée, elle s’assit à ses côtés et plaqua à nouveau le dos de sa main sur son front. Elle était en chemise de nuit et elle avait replié ses longues jambes pour dissimuler sa culotte.
— T’es bouillant de fièvre, dit-elle avec humeur, t’as pris un cachet ?
— Non.
— Je vais aller t’en chercher un.
Elle revint quelques instants plus tard avec un verre d’eau pétillant et le força à boire, en reprenant sa position précédente. Bengi ne protesta pas ; il se sentait trop mal pour ne serait-ce compter jusqu’à seize. Nélada lui enleva sa couverture.
— Ta fièvre ne va jamais baisser si tu te couvres comme ça.
— Mais j’ai froid.
— Normal ; je suppose que c’est à cause de ma présence que t’as attrapé ce virus. J’ai cru comprendre que tu ne sortais pas souvent ; tu ne dois pas être habitué à tout ce qui traîne au dehors, contrairement à moi. C’est plutôt sympa, cette pièce, ajouta-t-elle en détaillant les alentours d’un œil enflammé, je vais venir plus souvent. Je suis désolée d’avoir cassé ce film, la dernière fois. Eh, tu m’écoutes ?
Bengi ronflait déjà ; sans doute bercée par sa voix ou par le médicament. Nélada n’aurait su le dire, mais elle était certaine que le cachet n’avait pas encore fait effet. Par amusement, elle lui tapota le nez et rejeta sa queue de cheval sur son visage. Ses cheveux vibrèrent lorsqu’il ronfla, et elle rit.
— Ce mec est vraiment un cas ; on dirait un gamin, incapable de se soigner tout seul ou de prendre soin de sa personne. Demain, je préparerai une décoction pour renforcer ses défenses immunitaires, songea-t-elle en gloussant.
* * *
Bengi observait l’étrange liqueur bleue d’un œil suspicieux. La sorcière la lui tenait sous le nez avec une expression amicale ; son joli minois à portée de lèvres. Ils se trouvaient tous les deux dans la salle centrale de l’appartement, à côté de la table ovale.
— J’appelle ceci de l’eau de jouvence ; c’est un mélange actif de vitamines, de calories et de plantes visant à renforcer les défenses immunitaires et à faire tomber la fièvre, expliqua-t-elle en guettant sa réaction, tu deviendras fort grâce à ça. C’est cent pourcent naturel.
— Un truc comme ça n’existe même pas dans les films. En plus c’est bleu, essayes-tu de m’empoisonner ? rétorqua Bengi en reculant.
— Non, mais qu’est-ce qui va pas dans ta tête, Queue de Cheval ? rétorqua-t-elle avec colère.
— J’ai mal dormi ; je ne boirai pas ton produit radioactif. J’utiliserai les cachets à ma disposition, certifiés conformes par les grands laboratoires pharmaceutiques du pays.
— Absorbe ceci, c’est un ordre, Bengi Imelem.
Les yeux de Nélada étincelaient de détermination.
— Arrière !
Il s’empara d’une chaise lorsqu’elle avança. La jeune femme s’arrêta, posa tranquillement son flacon et croisa les bras sur sa poitrine en redressant les épaules, s’exposant avec fierté. La garce était charismatique !
— Je ne veux pas t’empoisonner, c’est pour ton bien ! Tu es malade ; je considère que j’en suis en partie responsable. Je prends à cœur l’envie de te soigner.
— Qui t’as donné l’autorisation d’entrer dans mon salon, cette nuit ? demanda-t-il en la menaçant avec les pieds de la chaise.
— Personne ; c’était ouvert et tu étais bouillant de fièvre.
— Que ce soit bien clair, tu es mon invitée, non mon infirmière ! N’essaye pas de réaliser un travail pour lequel tu n’as aucun diplôme !
— Bengi, je suis botaniste et herboriste. J’en connais bien plus sur les plantes et leurs vertus que toi. Ce qu’il y a dans ce flacon te guérira rapidement. Mais si tu continues à mettre en doute mes capacités, je te forcerai à boire mon Eau de Jouvence.
A son tour, elle se saisit d’une chaise et se mit en position de combat, les genoux légèrement fléchis.
— Voilà de quelle manière, nous allons régler ça. Si tu me bats, je ne t’embêterai plus jamais avec mon eau de jouvence. Mais si je gagne, cela prouvera que tu es faible et que tu en as besoin ; donc tu suivras ce traitement, déclara-t-elle avec un air hautain.
— Je vois. Comme dans Blaster, le troisième fils du père Mathew, qui combat son propre frère pour accéder au rang de psychopathe et le remplacer à la tête de la maisonnée des sadiques. Au final, il gagne en lui tranchant les testicules par derrière avec un couteau de boucher.
— Non, mais t’en as pas marre avec tes références ! s’exclama-t-elle, sur un ton dégoûté.
Bengi était en sueur, et ses jambes flageolaient. Elle était devant la porte de la salle de bain, où l’attendaient ses médicaments. Il n’avait pas le choix. Il tendit son pied gauche en arrière, et se jeta sur Nélada.
Leurs armes improvisées se heurtèrent furieusement. Le jeune homme était plus fort et parvint à la bousculer. Nélada tituba en direction de la table, libérant le passage. Le malade se précipita vers la salle de bain, tout en la tenant à distance. Elle le contra, pivota légèrement et lui asséna un coup vicieux dans le ventre. Il chancela jusqu’à ses étagères, puis revint à la charge en poussant un cri de guerre.
— Sorcière ! Attends-toi à recevoir ton juste châtiment ! hurla-t-il, d’une voix de stentor légèrement fiévreuse.
Nélada soutint la charge en reculant légèrement. Les pieds des chaises s’entrechoquèrent, puis un craquement sec retentit. L’un d’eux tomba dans les jambes de Bengi au moment où la jeune femme s’apprêtait à lui fendre le crâne, après l’avoir désarmé. Déséquilibré, il partit en avant. Sa tête s’enfonça dans son ventre moelleux et tous les deux atterrirent sous la table, tandis que la chaise brisée volait dans le ventilateur en marche. Une pluie de copeaux de bois s’abattit alentours, au milieu des crépitements électriques. Le fan de séries bloqua les bras de la jeune femme dans son dos et la plaqua contre les carreaux immaculés.
— Voilà, j’ai gagné !
— Même pas en rêve, Queue de Cheval !
Il reçut un coup de talon à l’arrière du crâne. Bengi lâcha prise et s’éloigna. Nélada le suivit et tous les deux percutèrent de plein fouet la porte de la cuisine. Ils se contorsionnèrent pour échapper l’un à l’autre, sans succès et finirent de nouveau à terre.
Tous les deux écarlates dans un face à face presque langoureux, ils s’observèrent un instant, reprenant leur souffle. De là où il était, Bengi voyait les narines de Nélada se dilater, et sa bouche esquisser un demi sourire intimidant.
— Je crois qu’on est prisonnier l’un de l’autre, assura-t-elle avec amusement.
— Ne compte pas sur moi pour dégager le passage, rétorqua Bengi en haletant, en tout cas, c’est un match nul !
— Ne décide pas tout seul ! lança-t-elle en pouffant.
Sadiquement, elle s’agrippa à sa queue de cheval et tira, lui tordant la tête. La joue de Bengi heurta le carrelage. D’une main, tâtonnant, il attrapa ce qu’il jugea être le nez de Nélada et le tordit. Elle poussa un cri perçant, puis le gifla ; Bengi bloqua sa deuxième main de justesse et reprit une position plus confortable.
— C’est bon, t’as gagné, déclara-t-il finalement, saisi de frissons.
Il ferma les yeux, exténué.
— Je n’en peux plus…
— Toi, tu m’as tordu les seins, espèce de sale petit vicieux !
— Hein ? Ce n’était pas voulu !
Il mobilisa ses dernières forces pour bloquer les coups de Nélada.
— Alors, j’ai gagné. Vas-tu boire mon eau de jouvence ? demanda-t-elle finalement, avec douceur.
— Oui, Nélada. Ne t'inquiète pas pour le reste, les robots ménagers feront le ménage…
Le soir même de leur lutte bon enfant, Bengi rêvait à sa guérison prochaine, étendu dans son canapé. L’Eau de Jouvence de Nélada, malgré son goût infect avait accompli un miracle. Il n’était pas en forme comme à son habitude, mais une certaine chaleur irradiait dans tout son être, ce qui causait une somnolence bienheureuse des plus singulières. C’était son premier moment de détente depuis l’apparition de la Sorcière, enfin de l’herboriste, et il comptait bien en profiter…
— Cet écran est gigantesque, mais je n’en attendais pas moins de la salle d’un fanatique de films d’horreur ! s’exclama Nélada, assise en tailleur à l’autre bout du canapé.
Agacé, Bengi ouvrit un œil rougeâtre. Il ne l’avait même pas entendue !
— Tu n’as rien à faire ici, retourne dans ton terrier.
— Ne recommence pas avec tes âneries, Queue de Cheval. J’ai dit que je reviendrai ici, et me revoilà. Je veux voir un film avec toi. On pourrait manger ensemble aussi, j’ai préparé une soupe de légumes.
— Je n’ai pas faim.
— Menteur ; rappelle toi, j’ai épluché ton profil sur Glasslame. Je sais tout de toi, même la manière dont tu te cures le nez lorsque tu as bien dormi. La bouffe fait parti de ton univers. Même malade, tu dévorerais une soupe de légumes. Tu adores ça. Alors ?
Elle le détailla d’un regard pénétrant.
— J’ai déjà mangé quatre hamburgers, marmonna Bengi en se détournant.
— Riches en légumes et en oignons, pauvres en matière grasse, dit-elle comme si elle récitait une leçon, et tu n’en as avalés que quatre ? Impossible !
— Et demi, en fait. Quatre et demi.
— Je m’en doutais ; j’ai déjà rangé la soupe, tu la goûteras demain ; tu verras, elle est exquise, préparée selon tes goûts.
— Herboriste, infirmière et cuisinière… Ce sera quoi ensuite, masseuse ? Ventriloque ? Aventurière ? s’enquit Bengi, sarcastique.
— Ecrivaine, en vérité ; je dirai même plus, poète. J’écris des chansons ; je ne suis pas très connue, mais je touche un max, grâce à ma sœur, qui elle, les chante. Tu veux en savoir plus ?
— Non.
— Bien, va te gratter. Bon, tu mets ton film ; je sais que tu en as préparé un. Tu caresses amoureusement ta télécommande depuis tout à l’heure. J’ai bien compris que c’était toute ta vie, ajouta-t-elle, cinglante.
— Si tu le pense, c’est ton problème ! Ce soir, je regarde La Chuchoteuse, un film paranormal, de Sarah Macloudo ; une histoire de possession, d’extraterrestres terrifiants et de boyaux. Je te souhaite un bon visionnage ! s’exclama Bengi avec sadisme. Le sang coule pas mal, d’après ce que j’ai pu voir de la bande annonce.
Il claqua des doigts, la lumière s’éteignit et le grand écran s’alluma sur une musique ténébreuse, évoquant le silence, la mort et la folie. Quelques minutes plus tard, la jeune femme se couvrait les oreilles et les yeux, horrifiée, tandis que Bengi, les yeux exorbités, admirait l’esthétisme de la scène de décapitation d’une victime, qui avait lieu après toute une série de chuchotements suraiguës.
* * *
Bengi contemplait sa colocataire avec étonnement. Nélada, livide, était assise au bout de la table, les bras croisés, avec une expression et une coiffure évoquant celle d’une morte flottant entre deux eaux. Y serait-il allé trop fort ? La Chuchoteuse était pourtant un film banal dans sa catégorie, malgré son esthétisme très réussie, notamment lors des scènes de décapitations ou d’éviscérations.
Elle leva le nez de ses mains à son approche ; dans ses yeux couvait un feu infernal. Bengi, qui s’approchait d’elle pour s’excuser, se ravisa en changeant brusquement de direction. Il évita de peu la collision avec la table et continua de glisser sur ses chaussons jusqu’à la porte de la salle de bain. Il sentit son regard brûlant embraser sa nuque lorsqu’il s’empara de la poignée glaciale. Cela ressemblait à l’aura meurtrière d’un démon s’apprêtant à déchirer les chairs de sa victime hurlant d’épouvante.
— Nélada, aurais-tu mal dormi ? s’enquit-il avec courage.
— Oh, parce que mon bien être t’intéresse, maintenant, Bengi, lança-t-elle avec froideur.
— Le film t’a terrifiée, et tu as mal dormi. J’en suis navré, mais ne me reproche pas ce fait ; tu as agi en connaissance de cause.
— Je ne te fais aucun reproche, Bengi.
Le jeune homme entendit une série de grincements désagréables. Elle l’avait appelé deux fois par son prénom en moins d’une minute, c’était mauvais signe.
— J’ai pourtant l’impression du contraire…
Les bruits agaçants s’arrêtèrent.
— Et bien, ce n’est qu’une impression. Va te laver, ensuite, tu goûteras à ma soupe.
— Généralement, on mange la soupe de légume le soir, pas au petit…
Les crissements reprirent aussitôt. Qu’est-ce qu’elle préparait ? Bengi n’osait pas se retourner ; sa transpiration coulait le long de son dos et détrempait son pyjama à rayures.
— Oh, mais j’en prendrai volontiers une petite portion.
Les sons sinistres cessèrent aussitôt.
— Vraiment ?
— Oui ; ça semble te faire plaisir…
Le comptable entra dans la salle de bain et verrouilla la porte, tout en reprenant son souffle. Cette atmosphère pesante l’effrayait indubitablement ; il priait pour qu’elle n’ait pas mis un laxatif dans la soupe.
On s’entendait pourtant bien hier, songea Bengi en rougissant.
Il se souvenait encore de son corps chaud plaquer contre le sien, de ses narines frémissantes, de sa bouche suave…
« J’ai besoin d’une douche, pas chaude, mais froide ! » songea-t-il.
Le gourmet reconnaissait volontiers que la soupe de sa colocataire était très bonne, un mélange d’épices, de légumes et de senteurs habilement assortis. Au bout de sa troisième assiette, il commençait à voir vert, son estomac plein menaçant de dégorger, ce qui était plutôt désagréable.
— J’en ai eu assez, avoua-t-il soudain.
Nélada avait posé son menton au creux de ses mains, ses cheveux cascadant le long de son bras, les joues rouges. A première vue, ses terreurs nocturnes s’étaient dissipées.
— Avec le petit déjeuner, on en est à quatre assiettes. Même si c’est succulent, mon estomac a une contenance bien défini, et là, il ne peut plus rien absorber, dit-il avec doigté.
— A cause de ton maudit film, j’ai mal dormi. C’est ta punition, rétorqua-t-elle en bâillant.
— Tu n’en as pris qu’une portion. Reprends-en, ordonna Benji en la menaçant de sa cuillère.
— Pas question. J’ai plus faim.
— Moi non plus, je ne finirai pas. J’ai prévu des pizzas ce soir. Or il ne reste qu’un fond dans cette cocotte minute énorme. Mange.
Il indiqua de sa cuillère le plat rond et métallique au milieu de la table, comme si ça avait été l’ignoble docteur Skein et son acolyte Virmal sur le point de le déchiqueter. Ce film de Nicote Glone, était l’un de ses premiers visionnages, son plus terrifiant et le moins bon de tous au niveau esthétique. Mais il donnait encore des sueurs froides à Bengi qui l’avait vu à un âge trop tendre.
— Non, répéta-t-elle une main posée sur son ventre.
Elle se leva.
— Tu es malade ?
— Non.
— Alors, pourquoi tu te tiens le ventre ?
Les yeux de Nélada se réduisirent à deux fentes, et une moue agacée tordit ses lèvres.
— Tu m’énerves, occupe-toi de tes affaires. Et ne fais pas semblant de t’inquiéter pour moi.
— Je ne fais pas semblant, répliqua Bengi, soudain irrité.
— Cela concerne la gente féminine uniquement, lança-t-elle en atteignant la porte de la cuisine.
— Ah.
La jeune femme lui jeta un coup d’œil acariâtre par-dessus son épaule.
— C’est quoi, ce ah ?
— Bah, juste un ah de compréhension. Enfin, je crois.
Elle poussa un soupir mauvais et quitta la pièce d’une démarche royale qui remplit Bengi de perplexité. En fin de compte, cette saute d’humeur soudaine n’était peut-être pas totalement le fruit de son film d’horreur. Il se sentait tout à coup grugé, contrarié et rempli à raz bord. De mauvaise humeur, il s’enferma dans son salon reconverti en salle de cinéma. De toute manière, son oncle viendrait bientôt la récupérer.
Et ce fut à ce moment précis que sa petite vie paisible devint un enfer.