Chapitre 2
« N’écoute jamais trop longtemps les chants de l’océan, Blaise. Ils sont comme des chimères ou des rêves, inconstants, féroces et arides. Ils t’entraîneront à ta perte. »
Le capitaine et Grand Père de Blaise, Morich Sensor
Dorage, 184ème Lune, IX Duo, 3ème Cycle
La voix éprise de l’Océan cajolait les oreilles de Blaise. Il se maintenait debout grâce à sa canne, avec une expression de chien de garde méchant. Les navires débarquaient leurs marchandises dans un vacarme effroyable. Par grappes, les matelots grognons charriaient ensuite les caisses, hélés par leur capitaine, tous vêtus de gris. Pour mieux se fondre au décor, auraient dit certains. Blaise, qui entendait tout depuis son trou de pouilleux, ne cachait pas son mépris. Ces pathétiques bellâtres n’avaient pas la fierté d’un homme des flots. Ils n’avaient aucun répondant face à leur capitaine, aucune passion pour leur travail, ils ressemblaient à de gros rats que l’on aurait bastonnés et chargés de grains. Aucune femme ne les attendait sur les quais, éplorée ou joyeuse ; Blaise le savait : les temps avaient changé. Les bateaux étaient plus sûrs, plus rapides, le monde soudain moins vaste, les voyages moins ardus… Et il n’avait pas besoin de ses yeux pour comprendre qu’une ère nouvelle se profilait à l’horizon.
Le monde avait basculé si vite vers la modernité : moins d’un tiers de siècle lunaire s’était écoulé depuis son enfance. Et cette évolution était due à la découverte des propriétés d’un métal : il pressait la pièce de Scélénium entre ses doigts gourds. Il connaissait sur le bout des ongles toutes ses rainures, ses imperfections et surtout, son énergie. Crépitant et chaleureux, un courant invisible parcourait sa peau. Lorsqu’il avait perdu le sens de la vue, il avait découvert un autre don de perception. Il fit tournoyer la pièce ; elle resta en lévitation au-dessus de sa main. Il libéra l’étrange force qui se réfracta contre les infrastructures métalliques des alentours. Les rebonds de sa canne blanche sur le cuivre créèrent d’autres ondes à travers son espace sensitif. Son imagination lui révéla alors son environnement.
Grâce à cette vision interne, il marchait sans heurter les murs des corridors ou des bâtiments, et dérobait l’argent d’autrui avec une facilité déconcertante. Parfois, il n’était pas totalement maître de son don magnétique ; une marge d’erreur n’était jamais à exclure.
Pour Blaise, l’heure du travail avait sonné. Il glissa la pièce dans sa poche ; il s’en servait comme d’un catalyseur pour son pouvoir. Les passants portaient toujours des objets métalliques sur eux ; ainsi, l’aveugle savait dans quelle direction ils déambulaient. Il se fiait à ses autres sens, olfactifs et d’ouïe, pour deviner leur force, leur âge et leur sexe. Leur image mentale se mouvait autant dans son esprit, que dans la réalité.
D’un geste vif et à l’aide d’un soupçon de cette mystérieuse énergie, les pièces de monnaie se logeaient dans ses paumes. Il lui suffisait de placer ses mains non loin de sa cible. Parfois, ces personnes s’apercevaient du vol et les plus belliqueuses le fracassaient au fond d’une ruelle. Rarement, elles portaient plainte.
Ce jour-là, il n’eut aucun problème. Il repérait facilement les policiers grâce à leurs canons de Scélénium et les évitait avec autant d’aisance qu’il l’eut fait avec des scorpions. Ces armes, de petite taille et cylindriques, crachaient des éclairs paralysants. Lors d’un tir, un trait d’ondes troublait la vision magnétique de Blaise. Les policiers de Dorage étaient connus à cause de leur promptitude d’actions et de réactions, et leur manque de scrupules évidents. L’aveugle avait assisté plus d’une fois à des rixes zélées dans les quartiers misérables de Dorage.
Blaise connaissait tous les lieux où officiaient ces représentants de l’ordre et leurs cohortes. À maintes reprises, il avait été enfermé dans des cellules de nains en compagnie de criminels moroses. La prison de Dorage, située dans les profondeurs terrifiantes de la falaise, débordait trop pour qu’ils fassent une place permanente à un clochard aux délits mineurs. Il avait toujours été relâché.
Depuis quelque temps, les résonnances magnétiques lui dévoilaient quelques tâches dans son champ visuel. Ces perturbations agaçantes lui rappelaient les immondices et la poussière qui parsemaient les cales du Vérone. Les matelots étaient impropres à la décontamination, de vrais gorets, qui se grattaient à longueur de nuit, s’insultaient grassement et se curaient les intestins avec du vieil alcool. La tumeur de leur odeur les rendait rustres.
Ce jour là, alors que Blaise remontait l’Avenue principale sous la falaise, une brusque faiblesse le fit tituber au milieu des passants indifférents. Suite à des heurts malencontreux et une sacrée empoignade, il s’échoua contre un pilier cylindrique. Six de ces ignominieuses constructions soutenaient la ville. En plus de garantir la stabilité de Dorage, elles diffusaient de l’énergie à travers toute la cité souterraine via des câbles de Scélénium.
À nouveau, Blaise perçut la fameuse perturbation à portée de main. Il l’effleura avec précaution. La matière âpre s’effrita sous ses doigts sensibles.
« Serait-ce de la rouille ? » songea-t-il, perplexe.
L’aveugle ne décelait aucune trace d’humidité dans le secteur qui puisse expliquait la présence de rouille. Dorage se composait essentiellement de métaux résistants à l’oxydation comme le Palladium ou le cuivre et le fer de météorites. Ce n’était un secret pour personne : la région débordait de matières premières métalliques. Plus au nord, de nombreuses mines fournissaient plusieurs tonnes de cuivre et de fer par an au monde entier, ce qui expliquait la richesse de Balfor. Dorage était un port commercial important. Exclu socialement, Blaise n’avait guère accès à cette luxuriante économie. Il s’éloigna d’une démarche raidie par de longues années de privations, en maudissant ce monde. Sa boucle d’oreille tremblotait à la moindre secousse magnétique, et grâce à elle, il cernait les contours de son corps invisible. Son grand-père la lui avait offerte lors de son arrivée enthousiaste sur le Vérone. Elle était la seule richesse qui le différenciait des citadins et des gens du commun. Il restait encore aujourd’hui, malgré sa condition de rebuts de la société, un homme des flots impétueux.
Parfois, son cœur lui prédisait une fin malheureuse. Parfois, il l’écoutait, devenant plus attentif au monde extérieur. Malheureusement, son univers de pouls, de puanteur et de cachettes inhospitalières s’imposait davantage à lui que ses pâles intuitions pessimistes. Sans aucune autre motivation que sa survie, il reprit ses déambulations sous les voûtes de Dorage.
* * *
Egdar Arveine patientait devant un entrepôt désuet. L’édifice ovale dégageait une odeur pestilentielle, de quoi faire fuir tous les badauds ou les curieux du voisinage. Un long ponton sur sa gauche défiait l’océan agité jusqu’au navire d’Egdar, le Givre.
L’individu corrigea l’inclinaison de son chapeau avec un sourire plus hypocrite que son allure de gentilhomme efféminé. Il patientait là : sa cargaison se faisait désirer, comme le lui indiquait sa montre à gousset. Un crissement retentit ; les battants basculèrent sur des rails rouillés. Trois hommes franchirent les battants de l’entrepôt avec une large caisse qu’ils posèrent lourdement à ses pieds. L’un d’eux s’employa à bourrer sa pipe à l’herbe d’Exal et dégorgea son onctueuse fumée dans la pénombre humide. Zendan Evin, le fameux poissonnier, était en réalité un trafiquant d’arme réputé et connu jusqu’au fin fond du continent de Fam. Son véritable nom était tenu secret ; dans le nord, on le nommait le seigneur de la guerre et on appelait Egdar, le prince des glaces. Tous les deux partageaient cet attrait pour les surnoms originaux et une amitié qui datait d’une ancienne expédition sur l’île du Vent. Lieu, où ils avaient frôlé la mort. Certains événements liaient les hommes plus fermement qu’une corde d’acier trempé.
— Il s’agit d’un prototype, Egdar. Mais je ne t’aurais pas fait venir de si loin, s’il ne fonctionnait pas et si je n’en possédais pas une vingtaine d’autres, déclara Zendan avec une expression conciliatrice. As-tu l’argent ?
Egdar marmonna une imprécation entre ses dents. Les relations amicales et professionnelles ne s’entremêlaient pas dans le secteur de l’armement. Une barrière invisible s’élevait dès lors que le terme d’affaires se glissait dans la conversation. L’humanité ne devrait pas se perdre dès lors qu’on traitait entre êtres humains, même si le mot argent entrait dans la danse.
Egdar aurait préféré une concertation chaleureuse avec Zendan, plutôt qu’un échange sec autour d’un coffre glacial et austère, aussi long qu’un cercueil. En soupirant, il lâcha le sac de pièces argentées sur le sol usé par les intempéries et l’océan. Les marées intenses érodaient même le cuivre de météorite. Tous les cycles, les agents d’entretien le lissaient avec un art né d’une décennie de pratiques. La ville de Dorage luttait contre l’océan des Feux Glacés, plongeant ses jambes raides dans les eaux acides, au milieu des embarcations de fer et de Scélénium qui voguaient sur les mers du globe. Combien de temps résisterait-elle encore face à cet ennemi impitoyable qui était la nature incarnée ? Egdar pensait à quelques décennies, tout au plus. Les édifications humaines se délitaient face aux marteaux du temps.
Une large bande de fumée s’échappa de la bouche de Zendan. Ses deux hommes récupérèrent l’argent, pendant qu’Egdar vérifiait la marchandise. L’objet cylindrique, de belle taille, était aussi long et aussi large qu’un homme. Décoré de signes mystérieux, le canon miroitait sous les lueurs malsaines de la lune d’Ambre, qui parut écarter les nuages, comme pour mieux voir.
— Je l’ai nommé le Tonnerre des Cieux. Cette arme a été bâtie selon le modèle antique que nous avons découvert dans les ruines de l’île du Vent, comme tu le désirais. Les autres seront chargés cette nuit sur ton navire, ajouta Zendan avec un air satisfait.
— En réalité, je ne suis pas seulement venu dans un but mercantile. J’aimerais que tu m’accompagnes à Fâm, en souvenir de notre promesse, déclara Egdar en rabattant le couvercle.
Le bruit du heurt résonna longtemps et sinistrement à travers l’entrepôt. Un instant, le bout de la pipe fuma, dégageant une horrible odeur de poisson pourri. Zendan serra les dents sur l’embout comme s’il désirait le cisailler. Ses hommes s’étaient éloignés entre temps, juste à portée d’oreilles. Il leur ordonna sèchement de poursuivre leurs activités de gros bras. Une fois que les portes de l’entrepôt eurent claqué dans leur dos, Zendan continua leur conversation sans cacher son irritation.
— Je n’aime pas l’idée d’embarquer vers une nation en guerre, même à cause de cette fameuse promesse qui nous lie et qui était sincère. Tu te frottes là à quelque chose de puissant et d’innommable. Regarde ce qui est arrivé au Baron !
Sa voix avait monté d’un cran.
— Le Baron était trop orgueilleux. Il en a payé le prix. Mais peut-être qu’en ayant agi avec des personnes de confiance, il aurait réussi à retourner la situation à l’avantage de l’humanité. C’est la raison pour laquelle je te propose cette alliance, plus nous serons nombreux et influents, plus nous aurons des chances de vaincre ces êtres divins qui nous oppriment, rétorqua Egdar avec humeur.
— Et combien serons-nous à périr lors de cette guerre invisible et inutile ? Nous n’avons pas les moyens de lutter à armes égales contre ces fameux dieux ! Ils se cureraient les dents avec nos canons.
Les deux hommes quittèrent l’entrepôt et s’ébranlèrent en direction du bateau d’un pas furieux. La marche apaisait les tensions.
— La vérité que nous avons découverte sur l’île du Vent, suite à notre expédition, nous a permis d’évoluer et de mettre en place des mesures contre les massacres divins. Devons-nous vraiment garder ces informations pour nous ? Sans réagir ? demanda Egdar, persuasif.
— Je préfère vivre encore quelque temps, dans la joie et l’ivresse, riche, plutôt que de risquer mon existence lors d’un conflit perdu d’avance. Cette technologie doit nous permettre de survivre, rien de plus, rien de moins. Parfois, j’aimerais oublier ce que nous avons découvert sur ce bout de cailloux, justement. Nos vies auraient été différentes et je n’aurais pas eu à affronter cette époque insensée, déclara Zendan sur un ton hanté.
Ils atteignirent le bout du ponton. Le Givre oscillait sur l’eau noire ; long et fin, constellé de gouttes scintillantes. Deux grandes roues immobiles s’enfonçaient dans l’océan de chaque côté du pont duquel jaillissait un large mât. Les voiles de Scélénium, très fines, étaient enroulées sur elles-mêmes. Déployées, elles fournissaient de l’énergie au bâtiment métallique qui naviguait au milieu des tempêtes comme des accalmies grâce à un ingénieux système de turbines et d’hélices.
— Je me sens lâche, avoua Egdar, lâche de ne pas avoir agi plus tôt et coordonné une action d’envergure, même avec le Baron.
— Tu aurais échoué, Egdar. Regarde ne serait-ce qu’Artoror, il a poignardé dans le dos le vieux Morich, dés qu’il l’a pu. Tous, nous étions bien trop égocentriques et orgueilleux : nos erreurs de jeunesse nous ont obligés à vivre dans l’anonymat. À l’un il manquait un œil, à l’autre, une béquille. Certains avaient autant de cervelles que des crapauds machiavéliques. Nous surveillons tous le dos des uns et des autres ! Tu ne serais pas parvenu à gérer une équipe pareille sans y laisser ton échine !
Un instant, leurs rires sonnèrent avec froideur dans l’air humide. Egdar ne goûta pas longtemps à la plaisanterie.
— J’ai déjà rassemblé une autre équipe de personnes puissantes, influentes et fidèles. Alors, je ne te le proposerai pas une nouvelle fois. Si tu veux m’accompagner, mon vieil ami, je t’accueillerai sur le Givre, d’ici deux jours. Après, je serais parti et il sera trop tard. Réfléchis bien à ma proposition.
Egdar monta à bord du Givre sans un adieu, sous l’œil sagace de Zendan qui resta silencieux. Quelques secondes plus tard, ce dernier s’évanouit sur les quais. La vie était faite de rencontres et de séparations ; ils le savaient tous les deux. Il était inutile d’en dire davantage ou de remettre sur le tapis leur amitié. Elle appartenait au passé. La Lune d’Ambre se dissimula à nouveau dans les ténèbres.
* * *
Dans le tumulte, aucun signe prémonitoire n’avertit Dorage. Les flots se déchiraient toujours contre la falaise au grès des marées, de la nature et de la Lune d’Ambre. Le disque orange séparé en deux parties dévorait le ciel noir. Blaise et Arkane dormaient l’un à côté de l’autre, pâles carcasses gelées au fond de leur petit renfoncement putride. La cacophonie de l’océan résonnait à travers le port violenté. Et ce ne furent pas les frémissements de l’air ou de légers changements de rythme dans l’océan qui réveillèrent l’aveugle, mais son corps maladif.
Tout d’abord, il se sentit mal, nauséeux. Le repas de la veille lui avait siphonné les entrailles. Il quitta la mince tiédeur de son cocon, rampa et vomit à l’extérieur tripes et boyaux. Des années de privation lui avaient imposé une santé de chiot famélique. Debout, il s’aperçut du tangage. Un instant, il crut même être de retour sur le pont du Vérone. Impossible ; cette période faste de son existence avait péri avec sa vision, avec son grand-père. Que ce soit dû à la houle ou à son pauvre corps, les quais tressautaient sous ses talons. N’y tenant plus, il chercha à tâtons sa canne blanche et s’appuya dessus. Rien n’évolua ; des frémissements secouaient encore les quais.
— Blaise, j’ai peur, Blaise, souffla Arkane, à moitié endormie.
— Ne t’inquiète pas, je suis là. Je veille.
— Vraiment ? Mais tu ne vois rien !
— Rendors-toi.
L’ancien matelot se déplaça avec précaution, comme pour faire un barrage de son corps à la petite boule de chaleur qui se pelotonnait entre ses couvertures rêches. Cela lui remémora le jour de leur rencontre.
La mer rejetait des embruns dérisoires sur le rivage. Blaise trempait ses jambes pleines de crevasses douloureuses dans l’écume. L’acidité nettoyait ses blessures. Elle ne devenait dangereuse qu’à trop forte dose, et à force, la peau des marins s’endurcissait sous ses assauts.
En tendant l’oreille, il percevait les battements d’ailes des chimères goélands. Ces créatures couronnées d’une légère crête de feu se tenaient généralement à distance des humains. En ce monde, quelques animaux nommés Chimères s’embrasaient selon qu’ils se sentent menacés ou en position de domination. La nature avait découvert ce moyen fantastique pour équilibrer la balance, entre la proie et le chasseur. Les hommes n’avaient pas fait exception à la règle, même si leur adaptation avait été plus longue que les autres espèces du monde de Lunambre. Selon les légendes, l’humanité n’était pas née sur cette terre. Ils seraient venus du néant, de l’espace et d’un lieu désormais hors d’atteinte, comme un paradis perdu. Des séries de sornettes nées dans l’esprit d’un fou qui cherchait une raison à son existence.
Pensif, Blaise perçut les pas légers, sans même y faire attention. Il se maintenait sur sa canne lisse et blanche, avec l’air de contempler ce qu’il ne pouvait voir ; l’étoile qui se levait. Une petite main secoua sa vieille manche crevée.
— Monsieur, j’ai faim.
La petite voix l’ennuyait, il aurait bien voulu la faire taire, mais elle s’accentuait, comme un défi. Blaise ne pouvait rester insensible à ces geignements suraigus.
— D’où sors-tu, toi ? maugréa-t-il en essayant de dégager sa manche.
Le gamin tenait bon ; malgré son corps malingre, il possédait une force peu commune. Ils tournoyèrent sur la plage, deux silhouettes accrochées l’une à l’autre et qui se débattaient avec des gestes de vieux ivrognes. Les garçons des rues l’étonnaient toujours autant, malgré les années.
Blaise s’y était intéressé, comme il l’aurait fait pour des animaux exotiques. Il avait aussi songé aux profits qu’il pouvait tirer de leurs services, en veillant à ne pas s’attacher sentimentalement à eux : ils dépérissaient facilement. Cette fois-ci, en s’échouant dans le sable tiède avec ce gamin, son rire résonna doucement, grave et profond. Son étrangeté accrut encore son hilarité, si bien que ce furent de véritables éclats qui roulèrent au-dessus des grondements des vagues. Seul l’essoufflement qui vint le fit taire. Le jeune garçon gloussait contre son flanc.
— Comment t’appelles-tu, mon garçon ? Et pourquoi t’acharnes-tu contre un aveugle ?
Il y eut un silence gêné et léger comme la brise.
— Je m’appelle Arkane. Je suis seul. Pourrais-tu t’occuper de moi ?
— Et comment le ferais-je ? Je ne te vois même pas ! Et ne vois-tu pas comme je suis laid ?
— Tout ce que tu dis est vrai, mais tu aimes l’océan, comme moi. Et puis, tu as de plus longs bras, tu pourras attraper les poissons, les crabes, les moules et même les écrevisses dans les bas fonds ! s’exclama Arkane sur un ton persuasif. Bien sûr, il faudra que je te guide, mais tu y parviendras et nous mangerons alors à notre faim.
— On pourrait aussi aller acheter du poisson en ville, qu’en penses-tu, Arkane ? Ce serait moins dangereux.
— Vraiment ?
— Oui, souffla-t-il sur un ton chaleureux.
Il se leva grâce à sa canne. Les pieds du gamin émettaient un bruit doux en s’enfonçant dans le sable. Il perçut aussi les battements d’ailes d’un goéland qui partait chasser en haute mer et ressentit un frisson de bien-être. Le premier depuis de longues années glaciales et difficiles, durant lesquelles il avait sombré dans les abysses du désespoir. Survivre…
Survivre. Pendant des années, cela avait été son seul but. Blaise maintenait son équilibre grâce à son don magnétique. Sa pièce de scélénium resta un moment en suspension, avant de retomber dans le creux de sa main moite.
— J’ai besoin de chaleur, marmonna-t-il, avec détermination.
Il accrut la portée de son don. Une carte du métal se déploya dans son esprit. Au début, il ne remarqua rien d’anormal, puis aperçut un point en plein ciel. Une déflagration secoua Dorage. Une alarme retentit dans la métropole. Le port était attaqué ; une flotte gigantesque couvrait l’horizon. D’autres points dans son champ de vision frappèrent les navires amarrés. Des grésillements jaillirent de la mer en furie suite au passage de ces projectiles sous l’eau. Des débris s’élevèrent dans l’aube par centaines non loin des bateaux qui coulaient.
Blaise essuya la bave qui suintait sur son menton immonde. Sa nervosité lui faisait perdre le contrôle de sa bouche. Des centaines d’impacts ébranlaient les falaises, pulvérisaient les balcons accrochés ici et là. Leur maigre abri les protégeait de manière dérisoire des débris. Blaise maintint la jeune fille au fond de leur trou. Le grondement du projectile se rapprochait de sa position. Bientôt, il se révéla être rond, sphérique et plein d’aspérités. Un instant, il fut fasciné. Arkane franchit le barrage de ses bras. Le boulet disparut de sa vision magnétique. Une pluie de fragments rebondit contre la pierre et dans ses jambes, alors qu’il s’efforçait de faire rentrer Arkane.
— C’est dangereux ! C’était plein de feux et de métal, dit-elle en pleurant.
Arkane tremblait contre sa jambe. Ce gamin aurait-il fait cela ? Il l’entoura d’un geste protecteur. Il ignorait ce qui venait de se passer, mais d’autres boulets traçaient des traînées dans son champ de vision magnétique. L’aveugle calcula leurs trajectoires et dévia légèrement les plus dangereux. Ils percutèrent les quais loin sur sa droite, ce qui les mit hors de danger.
— Comment l’as-tu détourné, Blaise ? demanda Arkane, d’une voie aigrelette et terrifiée.
— Qui te dit que je suis responsable de cela ? rétorqua-t-il plus sèchement qu’il l’aurait voulu.
— Eh bien, répondit Arkane sur un ton boudeur et moins effrayée, tu as agité la main vers la droite, et le boulet est parti par là.
L’aveugle veillerait à minimiser sa gestuelle à l’avenir. Ce gamin était trop intelligent pour son propre bien. Blaise frissonna ; utiliser son pouvoir l’éreintait davantage qu’il l’aurait escompté : son corps malade ne facilitait pas sa tâche. Il poussa le petit dans leur cachette et boucha l’entrée. Un petit déjeuner ne l’aurait pas révulsé malgré ses troubles stomatiques.
Durant la demi-heure qui suivit, il poussa tous les projectiles hors de la trajectoire de leur nid, au lieu de les rejeter loin d’eux. Il y avait des dommages collatéraux, s’il en croyait les hurlements et autres fracassements qui résonnaient à travers le port, mais son instinct dominait sa moralité. Il survivrait à cette tempête artificielle avec Arkane.
Les forces de l’Ordre déferlaient sur les quais où s’accumulaient des morceaux de ferraille et de falaise. En rangs groupés, les hommes en gabardine formaient un mur infranchissable d’armures corporelles et de canons de petit calibre. Un navire immense s’était amarré aux pilotis, de biais, au milieu des débris des autres vaisseaux. Sanguinaires, des matelots armés de fers et d’acier paradaient de sa proue, à sa poupe. Des engins de morts, d’immenses canons noirs décorés de runes étaient pointés sur les policiers de Dorage.
Un homme s’éleva de sa gangue de métal flottante grâce à une trappe dissimulée sous son pont. Il portait un lourd manteau de cuir rouge, des bottes argentées ; une barbe noire mangeait ses joues halées. Ses cheveux gris argenté retombaient en queue de cheval dans son dos immense. Deux pistolets ceignaient sa taille rebondie, retenus par sa ceinture de cuir usée. Un sourire carnassier retroussait ses lèvres pleines de poils. Le typhon de la malignité tourbillonnait dans ses prunelles évoquant d’obscures profondeurs. Sa voix portait loin.
— Peuple de Dorage, je ne suis pas venu ici en ennemi ! Je suis venu vous sauver de ceux qui vous oppriment depuis des générations ! Ce sont ces hommes, ces ordonnés du déshonneur, qui sur les quais, se préparent à l’assaut. Ce sont ceux qui vous dominent, vos dirigeants, qui sans âme, vous manipulent pour servir leurs intérêts, non les vôtres. En ce moment, ces lâches indignes se préparent à vous sacrifier à une cause qu’ils jugent juste. Dans ma mansuétude, je suis venu vous libérer de vos chaînes et de votre servilité !
Des badauds choqués s’étaient rassemblés, femmes, hommes, enfants, derrière le front de sécurité des policiers. Ils étaient silencieux ; quoique nerveux. Des crevasses saignaient la falaise, de longues failles lacéraient la roche. Parfois, les restes d’un boulet percutaient la terre dans un bruit de ferraille. À cette occasion, les individus sursautaient dans un bel ensemble. De-ci de-là, des enfants sanglotaient contre les jambes de leurs parents. Aucun espoir ne perçait derrière leurs prunelles, seulement la peur. La peur de la mort, ou celle de la vie. Puis soudain, tous l’entendirent, l’affreux gémissement du métal qui se fendait sous la poigne d’un géant. Des crissements stridents retentirent à travers toute la cité souterraine.
— N’entendez-vous pas ! La Mort vient ! s’écria le capitaine des assiégeants. Vous serez en sécurité sur nos vaisseaux ! Pas ici ! Venez !
Un craquement sinistre éclata à travers la ville. L’onde de choc disloqua une partie des soubassements du port. La faille trancha les quais en deux, engloutissant une centaine de personnes, policiers et civils confondus. L’océan déchaîné s’engouffra dans la blessure et emporta les corps. La foule terrorisée se rua en avant d’un même élan. Les policiers survivants firent face à la fois aux pirates qui tiraient et aux habitants de Dorage, qui les déséquilibraient dans leur panique. Le chaos prenait possession des esprits. Non loin de là, Blaise percevait tout ce tumulte apocalyptique, mais il se concentrait encore sur la voix du capitaine, une voix qu’il avait appris à haïr depuis son enfance.
— Artoror, souffla-t-il avec fureur.
« L’ultime voie du destin, Blaise, n’est jamais droite : elle forme une boucle. » Tels furent les mots de son grand père, un jour où après une tempête, le Vérone était réapparu à son point de départ : Dorage ; la ville où ce chacal l’avait abandonné.