Chapitre 1
1
« N’entendez-vous pas les carillons du destin ? Leurs terribles chaînes invisibles cliquètent pourtant sous vos pas d’esclaves. »
Evarone Exvel’Dor Le Ier assassin de l’Ancienne Garde
Dorage, 184ème Lune, VIII Duo, 3ème Cycle
Dorage. Aucun autre nom n’aurait convenu à cette cité portuaire au-dessus de laquelle les cicatrices de la foudre épousaient la lisière des nuages. Des centaines d’aiguilles de scélénium formaient un barrage électrique en périphérie des lieux. Elles captaient l’énergie issue des nuages grondants et la diffusaient à travers les infrastructures de la ville haute. Sous la falaise, les plus pauvres recevaient des étincelles de courant. Les hommes ne connaissaient pas l’origine de ces aiguilles d’une couleur jaunâtre : elles étaient déjà présentes lorsque Dorage avait été bâtie sur des ruines antiques.
Les plus grands érudits de Balfor émettaient des hypothèses plus horrifiantes les unes que les autres à leur sujet. Soit, ces épines avaient été construites par une race intelligente, aujourd’hui disparue. Soit, elles avaient appartenu à un animal gigantesque et reptilien ayant vécu des millions d’années plus tôt. Aucune recherche n’avait été autorisée ; des chercheurs mécontents avaient lancé des pétitions et d’autres actions d’envergure. Certains s’étaient chargés de leur imposer un silence définitif par le biais d’intimidations meurtrières. Depuis quelques cycles lunaires, leurs voix s’élevaient à nouveau à travers les universités du pays et leurs doigts se déliaient sur les parchemins, à croire que la source du danger avait été annihilée. Malheureusement, le pays était en ruines suite à une série de mystérieux cataclysmes qui avaient frappé la capitale. Le gouvernement entièrement annihilé, la région avait sombré dans le chaos et été placée sous loi martiale. Seules les régions minières aux alentours de Dorage étaient encore stables du fait de leur puissance économique.
Quand les éclairs se taisaient, le tonnerre de l’eau fracassait les tympans des passants. Le son rebondissait à travers les longues galeries de Dorage où se pressaient des troupeaux d’individus. Les falaises avaient été trouées et métallisées pour régler les problèmes de surpopulation. Une véritable grappe de couloirs et de trous à rats s’entortillait à travers un labyrinthe d’échos moqueurs et sinistres. Les citadins les empruntaient au moyen d’engins à trois roues qui vrombissaient, ou grâce à des rails qui tourbillonnaient dans les profondeurs déchiquetées de la falaise. Les autres les arpentaient à pied, s’orientant grâce aux indications qui clignotaient d’un éclat d’ambre. En contrebas, un port gigantesque en cuivre accueillait des centaines de vaisseaux marchands tous les jours.
Indifférent aux tintamarres et à l’absence de lumière, Blaise Sensor s’équilibrait à travers les passages grâce à sa canne beige. Il la tenait de son grand-père Morich, un homme cassant et brisé, qui avait péri bien des années lunaires plus tôt. La disparition du Baron avait poussé les ambitieux à prendre le pouvoir sur sa flotte. Morich avait cru que ses matelots lui resteraient fidèles. Une meute de chimères aurait davantage obéi à ses ordres.
Contrairement à ce dernier, Blaise avait survécu, quoique l’océan lui eût rongé les prunelles. Depuis, il détectait ses semblables à l’odeur ou au bruit de leurs vestes dans les courants d’air et grâce à d’autres procédés plus surnaturels. Il les maudissait et les méprisait. Ils avaient tous tellement pitié de sa personne, au point d’en être parfois effrayés ou pathétiques, qu’il leur fauchait facilement leur argent.
Sa dernière victime apeurée s’évanouit dans la galerie qui reliait les quais aux trains souterrains de Dorage. Elle s’apercevrait du vol très loin d’ici. La laissant filer, Blaise se dirigea vers le port en humant l’odeur du sel. De longs bateaux effilés s’y pressaient par centaines tous les jours. Là, non loin d’une colonne infâme qui était leur point de rendez-vous, il héla le gamin.
Sa petite main se glissa dans la sienne qui était aussi rugueuse qu’une vieille branche de Limbes. L’acidité de l’océan n’avait pas pardonné à sa chair, la rendant ignoble. Le clochard aveugle se servait du jeune comme coursier et comme guide, comme il l’eût fait avec un chien. Tout le monde le prenait pour son fils ; en réalité, il n’était qu’un orphelin parmi tant d’autres, à la différence près qu’il s’était entiché de celui-ci. S’il lui rapportait de la nourriture saine, Blaise lui offrait quelques pièces de cuivre. La plupart du temps, le gamin restait silencieux, ce qui ne lui déplaisait guère. Bientôt, ils atteignirent le petit réduit enfoncé dans la falaise qui leur servait de foyer. Blaise s’assit au milieu de ses vieilles couvertures puantes, en s’aidant de sa canne. Il devait ménager les os et les articulations usés de sa carcasse en malnutrition. Des panneaux de bois flottants lui servaient de brise-vent : tout l’intérieur étroit en était tapissé pour maintenir le froid à distance.
— Je veux du poisson aujourd’hui ! ordonna-t-il en lui donnant quelques pièces de faible valeur.
Il n’en confiait jamais davantage au chérubin. Satisfait, il entendit les petits pas qui se précipitaient sur les quais déserts. Par habitude, il secoua sa boucle d’oreille grisâtre d’ancien homme des flots. Ce geste le rassurait sur son intégrité physique et lui remémorait sa véritable identité. Il glissa ses doigts dans ses cheveux blonds et raides, repeignant les restes de sa dignité. Les rares rayons du jour réchauffaient son visage grêlé de crevasses, de cicatrices et de lambeaux de peaux. Alors, l’aveugle se surprit à être d’excellente humeur.
Le jeune garçon courrait. Ses cheveux mi-longs couleur rouille captaient les éclats du matin. Il aimait sentir le vent, le sel et écouter les vagues, quitte à se percher sur une petite dune, plus loin à l’Est. Malgré la noirceur verdâtre de l’océan et son acidité, il ne lui déplaisait pas d’y tremper les jambes à l’occasion de la marée basse. Il piochait souvent dans le sable à la recherche de crabes à six pinces ou d’œufs de tortues de mer. Il adorait ces derniers ; il ne les mangeait pas : il en avait fait son trésor. Leur éclosion était toujours une source de ravissement qu’il partageait volontiers avec Blaise.
Le gentil monsieur aveugle lui offrait des piécettes en échange de son aide dans les tâches quotidiennes. Le gamin les mettait précieusement de côté, en cas de famine. Un jour, quelqu’un dont il ne se souvenait pas lui avait appris qu’en ce monde, ce serait la seule chose qui le sauverait. Arkane connaissait le dédale de Dorage par cœur et ne se perdait jamais, ce qui lui valait la confiance de Blaise.
Enfin, son protecteur ne s’était même pas aperçu qu’elle était une fille, non un garçon. Arkane gloussait souvent le soir, avant de s’endormir tout contre Blaise, à l’idée qu’il n’en sache rien. La jeune fille se dissimulait ainsi des méchants messieurs, qui torturaient des femmes dans des bâtiments clos. Enfin, elles criaient, alors, elle en avait déduit cela ; Arkane craignait la souffrance du haut de ses douze années lunaires.
Elle s’approcha de manière féline et discrète du poissonnier aux cheveux argentés et à la barbiche soyeuse. Ce grand et robuste gaillard se nommait Zendan ; malgré ses airs brutaux, il lui adressait de jolis sourires et gardait toujours en réserve un mot aimable à son attention. C’était d’autant plus gratifiant, qu’il ignorait aussi qu’elle était une fille. Elle se méfiait des beaux parleurs qui l’approchaient avec une expression avenante, dans le quartier Ouest, qu’elle surnommait le quartier des cris. Zendan l’avait mise en garde contre ces hommes sadiques à de nombreuses reprises, tout en la nourrissant de temps à autre. Arkane ne comprenait pas pour quelle raison il était aussi protecteur à son égard, peut-être par compassion. Elle aimait parfois flatter ses cheveux argentés et sa barbiche arrogante. Il lui souriait parfois en retour.
Le marchand ventripotent discutait avec un individu de haute taille, au chapeau d’arlequin. Ce dernier portait des bottes lustrées et un lourd manteau couleur métal. Son œil noir et glacé croisa le sien, d’un vert de jade, un bref instant. Une chaîne terminée par une rose ceignait son cou livide. Arkane sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Il était charmant. Elle fut agréablement surprise et l’observa plus attentivement, de biais, à travers un mince rideau de cheveux. Son visage fin de jeune femme lui remémora un instant sa propre condition. Mais elle ne devinait aucun renflement de poitrine sous son gilet argenté, signe qu’il était bien un homme. Elle ne l’avait encore jamais aperçu dans les environs.
— Alors comme ça, vous revenez du continent de Fâme ! Ce coin est-il toujours aussi instable politiquement ?
— La région connaît encore de nombreux troubles à cause d’Eaux Vives et de ses adeptes déments, mais nous parvenons à juguler leurs exactions, répondit l’autre avec un sourire d’amitié. Les plus inquiétants, ce serait plutôt les groupes occultes, comme l’Arx ou les révolutionnaires de Velcania qui œuvrent à divers échelons de la population. Je suis ici pour affaire. Où vous fournissez-vous en filets, mon brave ?
— Tout dépend du genre de filets dont vous parlez, mon ami, déclara Zendan avec une expression chaleureuse.
Arkane s’impatientait ; elle s’agita d’un pied sur l’autre pour attirer l’attention du poissonnier. Ce dernier l’ignora avec une froideur horripilante.
— Zendan ! gronda-t-elle soudain.
Les lèvres du poissonnier se crispèrent sur un rictus sévère ce qui la fit rougir d’embarras.
— Qui y a-t-il, mon petit ? s’enquit l’inconnu, curieux.
— Ce poisson-là m’intéresse, celui avec les deux nageoires et…
— Il me semble un peu cher pour toi, Arkane, l’interrompit Zendan, pourquoi ne te contenterais-tu pas de cette truite ?
— Je complèterai, annonça l’autre homme avec une expression désarmante.
Arkane en fut tout intimidée ; ses joues devinrent brûlantes.
— Merci, monsieur.
Sa toute petite voix fit rire Zendan et l’inconnu. Enfin, leurs éclats manquaient de gaieté.
— De rien, tu peux m’appeler Egdar, déclara l’homme efféminé en lui adressant un clin d’œil.
Une chaleur soudaine envahit son cœur de jeune fille et un sourire facile lui vint aux lèvres. Une fois son poisson emballé dans de l’écorce de Limbes, elle rejoignit Blaise avec une expression rêveuse.
Lorsqu’ils dinaient, Blaise et Arkane se réfugiaient sur leur plage habituelle, loin du vacarme et des remugles malsains du port. Des galets chauds reposaient sous leurs pieds meurtris par le métal et les intempéries, tout autour d’un feu crachotant. Non loin, l’océan se composait un faciès lisse, calme, tout juste émettait-il des petits clapotements de contentement.
La fumée succulente du poisson grillé flottait jusqu’aux narines de l’aveugle. Une dent bougeait sous sa langue. Encore une de plus qui tomberait bientôt. Son existence se résumait à des chicots qui s’effritaient entre ses lèvres, à de maigres repas pris en cachette et à des vols de citadins naïfs. Son œil blafard et son visage défiguré rendaient tous ses autres rêves de vie sociale hypothétiques. Laid et sans le sou, il ne charmerait jamais de compagne ; plus jeune, sa beauté le distinguait des autres membres de l’équipage de son grand-père. Blaise incarnait alors l’idéal du matelot jeune, musclé et attirant qui captivait l’attention des jeunes filles. Les autres membres burinés par les lames de sel et les vents maritimes jalousaient son charisme : de là était née sa perdition.
Ce jour maudit, le Crépuscule inondait l’océan des Feux Glacés de reflets sanglants. Ce jour-là, le Vérone voguait vers le sud, entraîné par ses massives roues de bois. Dans son sillage, les flots acides brûlaient deux hommes qui se débattaient vainement dans un cordage épais. L’une des dernières visions de Blaise fut celle d’une ombre malveillante qui l’engloutissait peu à peu au milieu des houles déchaînées. Leur tableau hanté s’était fiché sur ses pupilles dilatées. Il avait imploré des ombres de le sauver, des ombres qui le dominaient au-dessus du bastingage, de le secourir.
Et dix années lunaires plus tard, il s’en souvenait encore, de même que de la douleur, qui avait déchiré ses yeux et sa peau. Accroché à des cordes et des chaînes, il n’avait pas pu résister, respirant par intermittence, dégorgeant de l’air et de l’eau. Son calvaire avait duré toute la nuit ; la Lune d’Ambre l’avait arrosé de ses rayons moqueurs et impitoyables à mesure qu’elle grimpait dans les cieux en bousculant les nuages.
Même son affreuse lueur avait peu à peu disparu, si bien qu’à l’aube, tout était devenu noir. Blaise avait eu le temps d’entrevoir l’agonie de son grand-père : il avait hoqueté à la manière d’un poisson rejeté sur la rive et sombré malgré les cordes. Sa haine n’en avait été que plus forte envers cet être impuissant qui l’avait sabordé dans sa déchéance. Les paroles de leur bourreau lui revinrent en mémoire.
« Si tu survis, le jeune, ta vie sera si belle que tu n’en verras plus rien. »
Il se nommait Artoror, un nom de ces chacals qui évoluaient dans les contrées du nord. Ces prédateurs grands et épineux se tapissaient dans la terre, à l’affût de leur proie et leur crachaient des jets corrosifs. Artoror avait agi avec la même patience et une cruauté non animale. Ses ambitions avaient dépassé celles de devenir capitaine de la flotte de Morich. Il avait pillé les îles au sud de Balfor qui servaient de relais marchands au Baron et à ses congénères, profitant de leur disparition. Il avait ainsi évité de payer les taxes aux détroits du feu et s’était ménagé un retour sur investissement énorme en abusant les autochtones qui peuplaient le continent morcelé d’Esteria. Aux dernières nouvelles, Artoror s’était bâti un véritable empire sur l’océan en imposant ses lois et ses bottes aux habitants inférieurs de ces contrées maritimes. Sous son joug, l’esclavage avait connu un renouveau écœurant.
Blaise se souvenait de tout.
Le brasier crépitant chassa l’eau huileuse de son passé. Le gamin s’était pelotonné contre son bras couronné de bleus. Tous les individus ne se laissaient pas détrousser facilement, surtout lorsqu’ils découvraient la disparition soudaine de leur paye du jour. Pourtant, Blaise prenait de sérieuses précautions, de manière à ne pas révéler son pouvoir à la population. Son aspect extérieur était déjà monstrueux, que gagnerait-il à dévoiler son don ?
— Ce sera bientôt cuit, déclara Arkane d’une voix ensommeillée.
— Nous partagerons la nourriture, mon garçon.
— C’est beau ce que tu as dessiné.
Interloqué, Blaise stoppa les mouvements sporadiques de sa canne dans le sable.
— Qu’ai-je dessiné ? s’écria-t-il sur un ton rauque et hanté.
— L’océan et la lune, lors de son Tiers.
— Efface cette horreur !
Le petit l’enjamba. Ses mains délicates frottèrent le sable. D’une poussée amicale, Blaise l’éloigna. En riant, Arkane culbuta aux pieds des vaguelettes qui rafraîchirent ses jambes frêles enveloppées de loques.
Enfin, ils se restaurèrent ; puis la tête du gamin tomba d’épuisement et de satiété sur la cuisse de Blaise. Rassasié, ce dernier délogeait des bouts de chairs coincés entre ses dents avec une arête. Il avait apprécié ce Fen’shunt, un large poisson aux nageoires incurvées et à l’œil jaunâtre. Le petit avait bon goût.
— Dis, Blaise, tu as déjà eu un père ?
L’arête se brisa entre ses doigts sales. Blaise jura.
— Non pas un père, mais un grand-père, un incapable et un imbécile, qui plus est, avec un bandeau noir sur l’œil gauche !
— Tu es méchant ! Le pauvre ! Quelqu’un lui avait arraché un œil ?
— Un capitaine n’avait pas apprécié sa franchise lors d’une négociation. Vois-tu, mon grand père avait une forte poigne et un caractère de chimère. Il détestait les bellâtres et les menteurs.
— C’est quoi, une chimère ?
— Un animal féroce qui peut produire du feu.
— Les chimères font des feux de camp ?
— Non, elles rôtissent leurs proies avant de les dévorer.
Arkane fut choquée.
— Pour en revenir avec mon grand-père, cet infâme capitaine a fait sauter son œil hors de son orbite avec une dague.
— Il était horrible, ce bonhomme !
— Ah, mais en retour, mon grand-père lui a percé l’abdomen…
— Ton histoire n’est vraiment pas logique ! Comment aurait-il pu lui ouvrir le ventre avec un couteau dans l’œil ?
— Mystère. Je n’étais pas sur les lieux du drame.
— C’est vraiment une histoire, alors, marmonna Arkane, déçue.
Blaise n’essaya pas de détromper le gamin. Parfois, la crédulité enfantine réchauffait son cœur tourmenté. Parfois, seulement : à ses yeux, cet enfant n’était qu’un chiot découvert dans un recoin de ruelle. Il ne devait pas s’attacher à lui.
« Trop tard. » furent les mots que lui imposèrent ses pensées.
* * *
Dorage était aussi connue pour sa prison de haute sécurité. Au sommet de la falaise, au bout d’un couloir distordu, se terraient ses gardiens en gabardine blanche, une main posée sur leurs matraques électriques. Figés dans une posture de combat, ils bloquaient le passage d’une immense porte bardée d’acier noir. De l’autre côté, les cris de désespoirs et de rage des prisonniers résonnaient de jour comme de nuit. De temps à autre, la nourriture était distribuée à travers des trappes qui s’ouvraient et claquaient tout le long de la structure cylindrique.
À l’intérieur, un immense escalier tournoyait vers un point rouge et brûlant. Ses marches se fendillaient à cause de la chaleur autour de l’immense pilier jaunâtre qui soutenait une partie de la cité, et perçait la coupole du plafond. Au-delà, elle devenait l’une des aiguilles que tout le monde connaissait, sans savoir qu’elles n’aspiraient pas seulement l’énergie des cieux, mais aussi celle d’une source de lave en fusion.
Contrairement aux autres planètes vivantes de la galaxie, la lave était très rare sur le monde de Lunambre et souvent le résultat du heurt d’un corps céleste avec la planète. Des millénaires plus tôt, un gigantesque astéroïde au cœur de feu avait transpercé le monde. Encore aujourd’hui, sa partie Est brûlait sous les terres humides de l’île continent de Balfor ; l’autre s’étant éteinte plus rapidement. Cet antre avait reçu bien d’autres noms dans les légendes des dieux obscurs ; le plus célèbre d’entre tous étant la gueule d’Astarès.
Les chuchotements regorgeaient de tension entre les criminels. Ils s’entassaient dans la chaleur de l’escalier et inexorablement, se bousculaient, chacun prenant la place de l’autre durant la ronde d’une vie. Les plus chanceux et les plus forts vivaient sur le premier palier. Les autres étaient impitoyablement pressés vers l’œil rougeâtre du lac de lave. L’escalier s’achevait sous la forme d’un promontoire juste au-dessus de la surface vermeille.
Un homme aux vêtements roussis s’approcha du bord d’une démarche d’automate. Son regard de poisson mort se posa sur la gueule mortelle en contrebas. Ce serait si simple de se noyer dans le feu. Un soupçon de volonté le réveilla ; il recula sur un geignement de désespoir. Des craquements sourds résonnaient dans l’escalier. Une bousculade violente avait lieu quelques paliers plus hauts ; deux individus se martelaient de coups de poing et se fracassaient les côtes avec leurs genoux. Ils titubaient. L’un des deux glissa ; un cri d’horreur s’échappa de ses lèvres craquelées. Son adversaire le poussa avec un rictus bestial. Sa chute fut longue et cruelle ; il disparut dans la lave qui se souleva à peine sur son plongeon. Un instant, ses chaussures trouées émergèrent à sa surface, avant d’être consumées dans les profondeurs de la gueule d’Astarès.
Le gouvernement de Balfor sacrifiait la lie de son pays aux dieux. La voracité légendaire d’Astarès ne se contentait guère de si peu, même s’il avait maintes fois apprécié cette offrande. En vérité, il gagnait davantage en puissance grâce aux actes de guerre.
Vêtu de la même gabardine que les geôliers, le Messager des dieux admirait les sauts sans retour des plus désespérés. Il connaissait le seul tunnel qui menait sous le cylindre où la puanteur de la crasse et de la peur se mêlaient à la chaleur avide du brasier. Aujourd’hui était un bon jour : dix s’étaient immolés. Quoique cet acte ait de moins en moins d’importance, il en comprenait le principe : étancher la soif d’âmes d’un dieu à petite dose et se débarrasser de la gangrène humaine de la nation. L’ancien gouvernement de Balfor avait eu là une brillante idée. Une idée qui s’achèverait bientôt. La gloutonnerie d’Astarès était sans limites, de même que sa rancune. L’homme pensif quitta lentement les lieux, presque à regret, lui qui avait soif de justice.