Chapitre 3
« Mon esprit scintille sur le tranchant de ma Lame ; même la mort ne saurait le briser sans périr à son tour. »
Lunombre, extrait des « Mémoires Divines »
Île continent de Balfor, 173ème Lune, Dernier Quart, 7ème Cycle
Ce jour-là, Shiven, en prenant sa voix aigrelette, saignait la compassion du cœur des promeneurs au parc de la Rose Tranchée. Ce dernier débordait de cataractes d’orchidées, de tapis de violettes, de coquelicots et de lys, ainsi que de vergers qui survivaient au cœur de cette atmosphère putride. Si la cité avait un poumon, alors il respirait ici, enlacé autour du cœur de Tô. Non loin d’un arbre aux feuilles tombantes, une fontaine crachait son eau trouble. La statue en son centre représentait une simple dent de belle taille, autour de laquelle s’entremêlaient des chaînes argentées.
Shiven aimait cet endroit, qui lui évoquait un paradis perdu au milieu d’un champ de ruines, un espace où le rêve était encore accessible, telle une lumière au sein de la grisaille.
« Quoi qu’on en dise, un monde sans rêve est un monde mort. » songea-t-il en ouvrant un livre sur ses jambes, en tailleur au pied du bassin.
Une pièce d’argent frappa le fond de son écuelle. Alors plongé dans sa lecture, Shiven leva son visage blafard sur deux prunelles sombres au fond desquelles se dessinait tout un autre monde que le sien.
— Bonjour, Shiven. C’est ton nom, non ?
— Oui, et tu es…
— Galabrielle. Tu lis encore ! Tu aimes ça, lire ?
— Oui, beaucoup.
— Tu es un grand rêveur, en fait, comme mon papa.
Motivé par un éclat de joie rare, Shiven déterra une fleur à portée de sa main et la lui offrit délicatement.
— J’ai lu qu’une dame apprécie lorsque quelqu’un lui donne des fleurs. En voilà une.
Galabrielle s’en saisit, l’observa un instant. Ravie, elle la porta jusqu’à ses narines dilatées, puis sourit à nouveau. Ses dents étaient un peu avancées, mais elle était jolie, à l’effigie d’une éclaircie ciselée au milieu d’un front nuageux. Alors, elle se baissa, et l’embrassa sur la joue. L’effleurement de ses lèvres fut si chaleureux et éphémère qu’il parut durer une éternité.
— Merci, Shiven, tu es gentil.
La jeune fille s’éloigna dans le jour d’une démarche gracieuse ; sa main serrée sur la tige fine de la fleur. D’un air perdu, le jeune garçon reporta son attention sur les pages noircies de son livre. Puis, comme aimanté, il contempla à nouveau le dos de la jeune fille gracile qui disparaissait déjà au bout du chemin. Son cœur bondit. Shiven referma son livre, si vide et si froid en comparaison, et s’élança à sa poursuite.
Quelques instants plus tard, son père enténébré, échevelé par une course dantesque lui barra le passage. Ils se heurtèrent ; le garçon se râpa les genoux sur les graviers et termina sa chute douloureuse au milieu des fleurs fragiles. La « Ballade des Amoureux » atterrit sous les vieilles bottes de son père et sur sa couverture, une empreinte boueuse suinta.
Furieux, Arthur attrapa son fils par le bras et le redressa avec brutalité. Shiven reçut alors une gifle, qui lui tordit le cou et lui rejeta la tête en arrière.
— Combien de fois t’ai-je déjà dit de ne pas quitter ton poste ? Et d’où vient ce bouquin ? Comprends-tu que nous n’avons pas de temps à perdre avec des infantilités ? Réfléchis un peu ; qui irait mettre une pièce dans l’écuelle d’un garçon qui possède un livre ?
— Mais papa, je l’ai emprunté à la bibliothèque de l’école ! Je ne l’ai pas acheté. En plus, regarde, il est protégé, et à la fin, on…
— Tais-toi. Ramasse-le et nettoie-le : je ne payerai pas pour quelques feuilles de papier encrées.
— Et puis, tu as tort : une personne a mis une pièce d’argent dans mon écuelle, rétorqua Shiven, les yeux baissés.
Arthur s’en empara aussitôt et d’un air plutôt suspicieux, mordit dedans.
— Un moment, j’ai cru que c’était une fausse, deux pièces d’argent en si peu de temps, c’est un prodige. Shiven, prends tes affaires, nous rentrons.
Habituellement, ils rapportaient seulement quelques pièces de cuivre à la maison. Par le passé, il en avait été autrement. De ses mains virtuoses, Arthur avait créé de véritables œuvres d’art : des serrures et des clefs uniques, à un moment où les hauts placés de la cité rivalisaient de singularités, tout en protégeant leurs propriétés comme si des voleurs œuvraient à chaque coin de rue, notamment sur le pas de leurs portes.
Après la découverte des propriétés du Scélénium, des systèmes bien plus performants qu’une serrure exclusive, rare et ingénieuse, étaient nés. N’ayant pas eu le temps de s’adapter à ces nouvelles technologies, Arthur avait été oublié par l’ancien milieu mondain qu’il côtoyait, relégué au rang d’ancienne connaissance non fréquentable. Ce changement de milieu avait eu des conséquences sur son humeur et son mental à tel point, qu’il était entré en relation avec les bas fonds de la cité. Au même moment, tout comme une partie non négligeable de la population, sa femme avait été infectée par le mal vert, un jour, où rentrée tard et exténuée, le brouillard sournois l’avait cueilli entre ses doigts malsains.
Lors de l’une de ses pérégrinations furieuses, Arthur avait affronté la brume en lui lançant des pierres depuis les quais. Le Baron avait surgi d’un bâtiment de stockage, où des gardes armés stationnaient jour et nuit, la main sur la garde de leurs lames électriques.
Arthur se souvenait encore des mots froids et durs, qui avaient retenti dans son dos cambré de douleur, de colère et d’impuissance.
— Vous vous battez vraiment à la manière d’un ours enragé. Il existe une solution pour repousser ce nuage mortel, plus efficace que les pierres, les cris et les jérémiades.
— Qui êtes-vous ? avait-il demandé, méfiant et agressif.
— Mon équipage m’appelle le Baron. Vous devriez me rejoindre sur mon navire : le Pavillon des dieux. Nous pourrons discuter affaires, monsieur Exval, car j’ai besoin de vos talents.
Depuis ce jour, Arthur avait tracé des symboles à l’encre blanche à travers toute la ville et assisté à des phénomènes inexplicables. Des murs ondoyants avaient bloqué l’avancée de la brume mortelle. Et sa femme allait mieux de jour en jour, grâce aux traitements que lui fournissaient des connaissances du Baron, un homme plutôt influent.
« Le bien ne serait-il pas pire que le mal ? » songea Arthur, en revoyant lors d’un instant d’horreur, le mendiant s’embraser comme du petit bois sec.
Il resserra ses doigts chauds autour de ceux de son fils, puis accéléra l’allure. Quelqu’un les suivait. Sa place de qualité auprès du Baron ne lui avait pas attiré énormément de sympathie au sein de l’équipage ou des hommes placés sous son contrôle.
Le second, Lonefey, lui vouait à cet égard une haine peu commune. Arthur avait joué la carte de la soumission envers lui, et les autres, préférant les planches puantes du bateau à un affrontement sanglant qui mettrait en danger sa famille. Se plier n’était jamais une erreur, surtout face à des hommes rudes, si aptes aux massacres, qu’ils n’avaient aucun scrupule à effriter quelques os dans le but d’amuser leurs petits camarades de jeu.
Arthur glissa discrètement sa main sous son manteau élimé et la referma sur son long poignard gravé. Celui qui les poursuivait, pouvait aussi bien être un malfrat, qu’un rat tueur ou un simple mendiant tentant sa chance avec un confrère.
Les quartiers louches de Tô étaient de véritables taupinières de maraudeurs déments, de macchabées disséqués et d’individus désespérés. Ces derniers étaient les plus dangereux et les plus nombreux, surtout lorsqu’ils se rassemblaient en bandes. En combattre un, revenait à tous les défier ; il n’était ainsi pas rare d’assister à des duels fatals, à l’abri des témoins et des gardes de la cité.
La mort rôdait à chaque carrefour, à chaque emplacement silencieux et vide, entre deux lampadaires, aux pieds de tous les immeubles gris évoquant des sentinelles rongées d’humidité. Les flaques vermeilles des Tours ricochaient à travers ces dédales de cuivre et d’ombres, cinglant les passants d’aveuglements perfides.
Arthur jeta un coup d’œil inquiet à sa montre cassée ; l’idée de s’en séparer lui répugnait : elle avait été forgée par un artisan patient et méticuleux, qui l’avait lissée, imprégnée d’or, d’argent et de scélénium ; ses aiguilles élégantes avaient été fondues avec force et délicatesse.
Ce bijou lui avait rappelé ses propres œuvres. En ce temps-là, il persévérait dans son art et se sentait toujours en position de force face à ses interlocuteurs et à l’existence. Aujourd’hui, il avait l’impression d’être un cafard au sein de la ville où il était né ; impuissant, nuisible et fragile.
— Shiven, je veux que tu partes devant, que tu rentres prendre soin de ta mère.
— Mais papa…
— Dépêche-toi, je vais chercher de quoi manger pour ce soir. Tu auras droit à une pomme, d’ailleurs, ajouta-t-il ce qui éveilla les soupçons de son fils.
Il était intelligent ; il ne bougea pas d’un pouce. Arthur lui caressa la joue avec un air paternel.
— C’est une promesse, alors, vas-y.
Shiven hocha la tête avec un sourire enfantin, quoique hanté par leur existence cruelle. Arthur le contempla, s’apercevant qu’il avait pris quelques centimètres, tandis qu’il s’éloignait à travers un escalier aux angles déchiquetés par le vent, les bottes cloutées et l’usure. Alors, il fit glisser le couteau hors de son fourreau et le dissimula sous son avant-bras, immobile. Les pas s’arrêtèrent derrière lui.
— Si vous vous approchez encore de moi, il y aura du grabuge, qui que vous soyez !
— Je n’en attendais pas moins d’un des chiens du Baron, fit une voix éraillée.
Un clochard se tenait sous le lampadaire, vêtu d’étranges vêtements si sales qu’ils semblaient avoir été trainés à travers les égouts de Tô. Il s’appuyait sur une canne décorée de symboles, et sa démarche chaloupée évoquait celle d’un homme ivre ; tout comme celui qui avait péri quelques jours plus tôt. Il paraissait vieux, voûté par l’âge, et de son visage, Arthur apercevait seulement des rides infâmes et une peau blafarde. Nul œil ne scintillait sous le capuchon entortillé.
— J’ignore de quoi vous parlez, et je ne suis pas un chien, rétorqua Arthur, en se préparant physiquement au combat.
— Lunambre est bien minuscule, comparée à la destinée divine. Que nous nous rencontrions aujourd’hui a été écrit sur le parchemin des dieux. Et nous savons tous les deux pour quelle raison. Le Baron s’apprête à réaliser ses objectifs.
— Les dieux n’existent que dans l’esprit des fous. Et non, je ne saisis pas vos insinuations.
— Oh, vous comprendrez plus tôt que je ne le pense. Inutile de nier votre implication dans le processus de la guerre des dieux et du sacrifice divin. Un conseil, soyez prudent… Cet homme vous trahira : il n’a jamais eu d’autres ambitions que la domination, en plus d’arranger sa propre survie, malgré son imagination plutôt limitée. Dans tous les cas, il n’y aura qu’un seul véritable gagnant, au final, et ce sera moi.
— Mais qui êtes-vous donc ?
— L’ultime survivant, pas celui que vous devez craindre, souffla l’autre en s’éloignant d’un pas si véloce qu’un instant, il devint flou.
* * *
Au sein des tours, tout était droit et carré ; même la hiérarchie parfaitement huilée, sans aucune fantaisie. Rien n’était abandonné au hasard. Chacun possédait sa chaise de haute couture, son grain de bureau, des tâches précises, tout rivalisait de flamboiements ; l’air conditionné fulgurait à travers les couloirs rectilignes. Tout le monde portait la même montre, la même tenue argentée, transportait la même sacoche en cuir blanc, adoptait la même démarche.
L’aiguille tournoyait à la même vitesse, tout était calibré à la seconde près, les visites, les rendez-vous, les échanges, les administrations, les lettres.
Ici siégeait aussi une partie du gouvernement de l’île de Balfor, de grands hommes qui vivaient hauts dans leur propre estime, une élite remarquable qui s’accrochait à des lambeaux d’orgueil, comme loin en contrebas, des hommes et des femmes, grattaient le sol à la recherche de pommes véreuses et de croûtons de pain.
À son sommet, dans une pièce pure, un rectangle de perfection, un homme élégant patientait entre ses coussins, le front haut, la mine impeccable, la peau lisse, glabre, vierge du moindre embryon de poil. Ses gants blancs caressaient les accoudoirs d’un large fauteuil, situé de l’autre côté de son bureau mordoré.
En retrait, un homme gigantesque se tenait sur le qui-vive, droit, fort. Un simple mouchoir couleur safran pendait d’une de ses poches.
— Nous avons reçu des ordres de la Branche des dieux. La purge doit débuter : trop de parasites en ville véhiculent des maladies et des infections, souffla la voix du maître des lieux. Certains servent quelque temps, puis meurent, et les plus évolués, ceux qui savent s’élever ou se soumettre, survivent. Après tout, la plupart ne sont que des moutons sur deux pattes d’une débilité profonde. Ils ne représenteront pas une grande perte pour l’humanité et se rendront d’ailleurs plus utiles lors du sacrifice divin, qu’en restant vivant. Le mensonge, la bêtise et l’illusion triompheront, comme d’habitude. Activez les sceaux dans le secteur trois de Tô, désactivez-les dans le secteur quatre.
— Vos ordres sont en cours d’exécution, Véritis, élu des cieux et des hommes, déclara Lonefey avec un mince rictus.
— Les Gardes de la ville lanceront bientôt l’offensive sur la place de la Guerre Bleue, au cœur de mon nouvel empire, souffla Véritis, les parasites seront pris en tenaille, entre la flamme Rouge d’Astarès et la Verte d’Efirath. Alors, qui sortira vainqueur, sinon moi ?
Des fentes d’un vert profond se reflétèrent dans la vitre miroitante. Les dieux dévoraient des âmes toutes les trois années lunaires environ, lorsque la Lune baignait Tô et ses environs de son infâme lumière. La Branche des dieux n’était née que pour rassasier leur monstrueux appétit.
Les dieux n’intervenaient jamais directement : Efirath levait sa brume empoisonnée, cueillant des âmes, et Astarès se nourrissait grâce aux guerres, en aiguisant les envies meurtrières des hommes, s’aidant de sa lumière rouge et diabolique. Les esprits faibles et esseulés mourraient toujours les premiers. À la fin du sacrifice divin, ils choisissaient des élus parmi la population et les forçaient à s’affronter lors d’un ultime duel, qui décidait du vainqueur.
Un sourire satisfait retroussait les lèvres de Véritis. Cette année, il n’y aurait qu’un seul gagnant, qui dominerait ensuite l’île de Balfor, grâce aux pouvoirs des deux dieux. Et ce serait lui qui accéderait au trône, élu des dieux et des hommes.
« Mon but n’a jamais été que de vous battre à votre propre jeu, vous, les dieux, et un jour de vous renverser, pour prendre votre place. Je souhaite que ma fille vive dans un monde où vous ne serez plus que des pantins entre mes doigts. » songea-t-il, en plaquant ses deux gants immaculés contre son cœur.
* * *
La mer se creusait de ridules dans l’air verdâtre. Celui-ci stagnait et remuait à la manière d’un remugle malsain et vivant au-dessus des vagues noirâtres. Les bras d’Efirath s’engouffrèrent au sein des ruelles tordues aux lampadaires clignotants. Ils s’arrêtèrent devant les sceaux tracés qui émettaient une lueur sanguine, puis patientèrent, sous les chatoiements corrompus de la Lune d’Ambre.